L'INQUIÉTANT ÉTRANGER

Stéphane Douailler, coordonnateur du réseau Philosophie et Droit (AUF)

Pour penser ou dire l'étranger, peut-être peut-on choisir d'abord de le saisir par quelques mots, arrangés - pour qu'on en tente l'expérimentation - dans quelque formule. Il y aurait par exemple celle-ci : Me serait étranger ce ou celui à l'engendrement duquel je n'aurais pas assisté. Ainsi entendu, en un sens qui semble bien nous être un sens familier, l'étranger serait ce ou celui que je n'aurais pas vu arriver dans sa famille, grandir dans sa cité, se former dans les aléas de son existence. Et ainsi compris, l'étranger paraît alors en premier lieu s'offrir comme celui qui est au loin. Qui naît et qui vit au-delà de mon regard. Dont la naissance et la vie commencent là même où mon regard s'arrête. Par exemple juste derrière cette montagne dont la masse rocheuse se dresse devant moi. Et pour cette raison il semble en même temps, non pas en lui-même mais en tant que cet étranger, être celui que je constitue comme tel depuis mon regard et dans les limites de ce regard. Il est celui dont j'imagine la naissance et la vie hors de la portée de mon regard, et qu'alors je vais, éventuellement, aller voir, en modifiant les données de mon champ de vision, tout en continuant à le viser dans la modalité subsistante de celui à l'engendrement duquel je n'aurais pas assisté.

Il y a, pour nos sociétés, pour le monde que nous avons édifié du côté qui est le nôtre de la montagne, plusieurs manières d'aller voir l'étranger. Nous pouvons y aller avec une curiosité pour ce que nous n'avons pas vu, et, pour autant qu'au bénéfice de cette curiosité nous maintenons l'étranger dans sa différence exotique, nous constituons indéfiniment sous son nom une réserve de spectacles curieux. Nous pouvons y aller encore pour accroître le contrôle sur ce qui nous entoure, pour réduire la part d'imprévisibilité liée à ce dont nous n'avons qu'une vision partielle, pour ajuster à notre ordre propre l'ordre de ce qui s'engendre en dehors de nous. Nous pouvons enfin, ou également, comme font les ethnologues, aller observer et étudier l'étranger. Cette dernière démarche ne présente pas immédiatement un sens clair ni clairement différencié des deux premières. Comme cherche à le transmettre un livre comme Tristes tropiques de Claude Levi-Strauss, elle infinitise plutôt les deux démarches de la curiosité et du contrôle. D'un côté, en effet, elle vise le monde étranger comme une source originaire, et, malgré les menaces qui pèsent sur cette origine, comme une source encore et en dépit de tout illimitée de spectacles surprenants. D'un autre côté, elle met tout son soin à se rendre intelligible la vie des autres au-delà même des motivations économiques, religieuses et guerrières qui en soutiennent et en limitent les premières élucidations. Cette double infinitisation du spectacle donné et de la compréhension acquise du monde des autres n'efface pas davantage, chez l'ethnologue, le statut spécifique et subsistant du monde visé comme monde étranger. Levi-Strauss décrit cette étrangéité subsistante par exemple en ces termes : " l'enquêteur, qui a abandonné son milieu, ses amis, ses habitudes, qui a dépensé des sommes et des efforts considérables, qui a compromis sa santé, (parvient à) ce résultat : faire pardonner sa présence à quelques douzaines de malheureux condamnés à une extension prochaine, principalement occupés à s'épouiller et à dormir " (Tristes tropiques, Presses Pocket , Paris, 1984, p.450). Même entendu en dehors de sa tonalité explicitement mélancolique, accueilli dans ce que cette troisième manière d'aller voir l'étranger a certainement de supérieur aux deux premières, admis dans l'ouverture qu'il délivre au sein de l'ouvrage pour une méditation sur la recherche de soi qui se tiendrait au fondement du voyage chez les autres, ce bilan concernant les expéditions chez les étrangers réalisées dans la première moitié du vingtième siècle ne laisse pas de donner à constater ce qui semble le différencier, à première vue, de notre présent le plus brûlant.

Car, pour nous, la question la plus tendue au sujet de l'étranger se joue peut-être moins entre une subjectivité obscurément déprise de sa société, et " quelques douzaines de malheureux " au loin. Ceux que nous visons comme étrangers sont à la fois plus nombreux, et là. Ils s'offrent dans notre ordinaire comme une certaine foule au milieu de nous constituée comme étrangère devant notre regard même. Et alors l'engendrement auquel nous n'assistons pas concernant cette foule, l'engendrement soustrait à notre visibilité par lequel nous la constituons néanmoins comme foule étrangère, paraît, en ce qui la et en ce qui nous concerne, être double. D'un côté nous ignorons, nous affectons d'ignorer, nous détournons notre attention de ce qui nous ferait effectivement savoir de quels lieux, pour quelle raisons, au titre de quels crimes passés ou présents, au motif de quelles nécessités ou quels espoirs, ils traversent la montagne pour être là. Ici, nous nous efforçons en réalité d'ignorer, et nous réussissons généralement assez bien à ignorer, l'engendrement premier de leur venue. Mais nous détournons aussi bien notre attention, d'un autre côté, de cette venue chez nous elle-même et des formes d'existence qu'elle invente au milieu de nous. Nous laissons se soustraire à nos interrogations et à notre souci l'engendrement de leur vie parmi nous, et nous laissons persister, de ce fait, leur qualité d'étranger sous notre regard par une véritable exception à l'exercice normal et ordinaire de notre faculté de voir.

Cette inattention s'inscrit dans une inattention probablement plus générale. Nous en sommes en effet venus à ne plus bien savoir comment nombre de gens à côté de nous engendrent leurs vies, à le savoir semble-t-il beaucoup moins qu'il y a quelques années, nonobstant les progrès tant vantés des sciences humaines et sociales qui accumulent sur le sujet enquêtes et connaissances. Il est entre autres tout à fait significatif que, pour de nombreuses occurrences de notre présent, l'existence ouvrière, figure d'un engendrement de soi et d'une histoire que nos savoirs savaient styliser dans un passé récent jusqu'à lui donner une épure presque classique, ait perdu de sa valeur explicative pour le monde dans lequel nous vivons, et que l'espace de la production se soit corrélativement transformé en celui où se tiennent massivement ceux que notre inattention installe dans la condition d'étrangers pour notre regard. Placer entre autres l'étranger, celui à l'engendrement duquel je n'assiste pas, à la place occupée il y a peu par la classe ouvrière en tant que classe à travers laquelle la société savait se connaître elle-même et se saisir dans ses puissances d'engendrement ou de ré-engendrement, fait aussi bien connaître quelque chose de notre société, des zones de déficit d'expérience qu'elle admet, produit, et peut-être, dans le moment présent, amplifie.

En réalité, si l'étranger n'est autre que celui que mon regard vise comme tel depuis une ignorance que j'ai de son engendrement, il n'y a en soi, et il ne devrait y avoir en soi, aucun étranger. Et le fait que le plus immédiat retour réflexif au sujet de ce que nos regards sont capables de voir montre que ceux que nos regards visent aujourd'hui comme des étrangers sont ceux-là mêmes qui nous rendaient pleinement visible il y a quelques années le monde s'engendrant, le monde " tonnant en son cratère ", semble prononcer en faveur d'une réalité à certains égards ultime d'une telle proposition. Qu'il n'y ait en réalité aucun étranger, cette proposition s'indique, semble-t-il, comme devant donc être ultimement vraie, à condition bien entendu que nous sachions l'entendre comme faisant système avec cette autre qu'une réflexion tout aussi immédiate fait surgir, et qui énoncerait que si ne pas être étranger devait signifier provenir d'un engendrement pleinement élucidable, alors nous sommes évidemment, d'une évidence à la fois obscure pour chacun et pleinement partageable avec tous, tous étrangers. Et c'est, en ce sens, à la condition de tenir ce double bord, et non pas seulement l'un d'entre eux, qu'on peut alors en dépit de tout chercher à approfondir la figure de l'étranger.

Il y aurait peut-être, à cet effet, à se mettre en quête d'une logique. Faisons l'hypothèse que quelques relations s'en laisseraient extraire d'une conférence que l'on doit à l'auteur latin Apuleius, dit Apulée, sous le titre de De deo Socratis. Pascal Quignard, qui préface d'un " petit traité sur les anges " une traduction en français de ce texte (Rivages Poche, Payot, Paris 1993), rapporte le déclenchement de la matrice logique propre à Apulée en ces termes : " En 156, sous l'empereur Titus Antoninus, l'année où les Sien-Pei attaquèrent la Chine, comme Apuleius se rendait à Alexandrie, à l'instant où il arrivait dans le faubourg d'Oea, il tomba de sa mule. Il se blessa à la cheville. Deux pêcheurs le transportèrent chez une veuve. Elle badigeonna le coude du pied du philosophe platonicien à l'aide d'un baume et le banda. Elle le logea dans une magnifique chambre qui possédait une terrasse qui donnait sur la mer. Elle l'épousa. " L'histoire d'Apulée est celle d'une chute de mule qui engendre une autre vie. Elle est, simultanément, la conversion d'un regard tourné vers Alexandrie la savante et qui se trouve installé, suite à un accident, face à la mer. Elle est l'aventure d'un changement accidentellement survenu, et - tout l'indique - ultérieurement conservé, dans les modalités de donation du visible.

La visibilité, et les regards qu'elle autorise, dominent une grande part de la réflexion proposée par le De deo Socratis. Le premier point qu'il établit est que l'ensemble des hommes se tient et reçoit le monde sous une même lumière, ou plus exactement sous deux sources lumineuses. D'un côté, les hommes se tiennent semblablement sous la lumière du soleil, de la lune et de quelques astres réguliers qui font apparaître le monde visible. D'un autre côté, ils bénéficient identiquement de la lumière de l'intelligence qui fait connaître les forces qui dirigent activement l'ordre des choses et qui donne la compréhension du monde intelligible. Par l'effet de ces deux lumières, il semble que les hommes devraient vivre dans un unique monde. Au fond, qu'ils soient Grecs ou Barbares, ils perçoivent les mêmes choses. Et les différences qui pourraient malgré tout s'introduire entre eux sur le plan de leur connaissance de ces choses, sur celui de leurs différents avancements dans les sciences qu'ils forment au sujet de ces choses, ne sont tout bien considéré, ainsi que le rappelle Apulée, que des différences entre amis du savoir et foule ignorante, et donc des différences qui peuvent se surmonter tout à fait simplement par l'éducation. Ainsi le monde s'éclaire-t-il semblablement pour tous, et il n'est pas d' étranger à ces lumières. Il demeure, pour Apulée, que ces lumières unificatrices, qui diffusent effectivement ou potentiellement aux hommes l'ordre proprement divin du monde, ne suffisent pas à produire l'unification réelle des hommes. Tous voient et comprennent potentiellement le monde de la même manière, mais cet éclairage identique est, du fait même de son identité, un éclairage impersonnel. Un éclairage qu'Apulée dit encore, dans sa nature tant sensible qu'intelligible, inhumain. Et il est tout à fait significatif, pour la logique que la réflexion d'Apulée va mettre en place, que celle là assigne au domaine d'un éclairage encore inhumain du monde, d'une unité du monde non unificatrice des hommes dans le monde, non seulement le savoir intelligent, mais encore la perception sensible. Des époques plus proches de la nôtre, on le sait, ont fréquemment tenté d'humaniser notre réception des choses et de lui donner par exemple les traits d'une réception commune en privilégiant la lumière sensible plutôt que l'intelligible, ou en inscrivant dans le sensible des écarts calculés, symboliques, propédeutiques, de l'intelligible. En amont de ces tentatives, la thèse d'Apulée formule que la lumière sensible est tout aussi impersonnelle, tout aussi inhumaine, et que l'humanisation du monde a une autre source.

Le monde humain, de son côté, pour autant que néanmoins il est, que nous l'expérimentons, est un monde dans lequel les hommes réussissent à forger des liens d'une autre sorte : à calmer au milieu d'eux les plus excités, à guérir les malades, à assister les miséreux, à faire des prières, à dédier des sacrifices, à prendre à témoin, à engager la véracité d'une parole. C'est un monde dans lequel les humains nouent les relations que les travaux de Laurence Cornu, comme on sait, prennent généralement pour objets d'études. Dans quelle lumière les humains effectuent-ils, peuvent-ils effectuer, tous ces actes ? Si les prières, les promesses, la responsabilité, paraissent capables de soutenir une action au sein de l'humanité telle qu'organiquement et primitivement elle se rassemble en ses troupeaux, qu'est-ce qui peut soutenir cette action si l'impersonnalité des lumières sensibles et intelligibles rend celles là indifférentes aux nœuds personnels dans lesquels s'humanise le monde ? Et si cette question n'est pas l'affaire du seul berger du troupeau, si je dois " jurer sur ma tête ", comment ne me trouverai-je pas entraîné dans des conflits sanguinaires et épuisants avec ceux pour lesquels je suis un étranger ? comment instituerai-je le lien de confiance si l'éclairage sous lequel je partage le monde avec les autres est aussi impersonnel que celui qui me transmet l'image sensible et intelligible d'une pierre ? Entre le monde des lumières inhumaines et celui des communautés où vivent les humains il faut concevoir les réalisations d'un travail, peut-être d'un office, et, partant, celles d'une troisième lumière. Préciser ce point est l'autre grande contribution du De deo socratis d'Apulée.

La vie des hommes, y expose-t-il, requiert en fait l'activité d'une fonction qu'on peut appeler démonique en en empruntant l'appellation aux Grecs et en particulier à Platon chez qui les démons tiennent le milieu entre les hommes et les dieux. À cette place médiane, la fonction démonique exerce une double action. D'un côté, elle se fait l'interprète et le messager auprès du monde, ordonné par les lumières impersonnelles, de nos prières, promesses, responsabilités, qui sont constitutives de notre existence en tant qu'existence humaine, et auxquelles le monde comme tel est tout à fait indifférent. D'un autre côté la fonction démonique entraîne le monde naturel de la sensation et de la science dans l'aventure salvatrice de répondre à nos détresses, demandes et engagements que nous prenons en tant qu'hommes. La fonction démonique réussit à faire faire aux lumières impersonnelles, dans lesquelles nous recevons la réalité naturelle, ce qu'elles ne font pas, et - si l'on s'exprime de façon animiste - ce qu'elles ne veulent pas faire : éclairer le monde d'une lumière humaine. La fonction démonique entraîne les lumières impersonnelles dans une double aventure humaine, entendre les demandes des hommes, répondre à leurs appels.

Comment la fonction démonique opère-t-elle cette métamorphose magique du monde impersonnel ? Se tournant d'abord vers la façon dont le monde peut paraître répondre à l'existence humaine, Apulée montre que ce dernier réussit à le faire pour autant que certains sujets, ceux qui exercent la fonction démonique, inscrivent dans le spectacle en soi indifférent du monde impersonnel des signes qui sont capables de parler aux hommes et de faire écho à leurs demandes. Cette inscription de signes humainement déchiffrables dans la texture impersonnelle du réel est un travail et un métier. Elle est l'affaire d'une cohorte d'esprits animés agissant dans les mondes intermédiaires où se modèlent nos rêves, se fissurent les viscères des animaux offerts en sacrifice, se disposent selon certaines orientations le vol des oiseaux ou le cours des nuages, pour que tous ces signes nous parlent. Et, si nous nous avisons que nous croyons à l'existence des démons d'une manière peut-être différente de celle d'Apulée, nous pouvons bien entendu reconnaître nombre de ceux qui, deux mille après, continuent de projeter à l'usage des hommes des paysages signifiants sur la nature impersonnelle des choses, et parmi eux ceux qui chaque soir accomplissent par exemple ce même travail d'inscrire certains signes dans des fragments de matière du monde afin que le lendemain matin les enfants des hommes les déchiffrent dans des exercices scolaires et apprennent le monde ordonné par les savoirs sensible et intelligible comme s'il pouvait répondre à leurs désirs, intérêts et engagements dans le monde.

Ce monde ainsi rendu signifiant, rempli de signes de toutes sortes, réserve inépuisable de réponses à nos questions et aux questions dans lesquelles nous nouons nos existences à celles des autres, ce monde métamorphosé en monde humain, dépend en même temps d'une autre action. Il requiert préalablement d'avoir été transformé en un monde qui nous aurait aussi bien entendus. Le monde impersonnel se métamorphose en monde répondant aux hommes et répondant des hommes auprès d'autres hommes pour autant que les hommes trouvent originairement en lui un destinataire de leur propre parole. Pour autant que les hommes puissent croire à une écoute par le monde de leurs demandes, prières, aspirations secrètes, désirs passionnés, volontés éclatantes. Faire croire à cette écoute est pour Apulée l'autre office des démons et des esprits intermédiaires. Ceux là nous feraient accroire cette écoute en inscrivant alors en réalité sur eux-mêmes, dans leur office de messager et d'interprète, les passions et les émotions que nous souhaitons prêter au monde impersonnel pour qu'il entre en dialogue avec nous. Ils le font en se faisant les vecteurs subjectifs d'une animation animiste du monde. En prêtant leur chair pétrie et pétrissable d'émotions à la constitution d'un double psychique et humanisé de la réalité impersonnelle et inhumaine. En dressant à même leurs corps, leurs voix, leur présence flottante, l'écran émotionnel sur lequel les hommes et les enfants des hommes voient le réel se présenter dans la clairière de la communauté et sous les traits du partenaire.

Ainsi, soignant sa cheville souffrante sur une terrasse étrangère face à la mer, Apulée déchiffrait-il, dans la mobilité indifférente des vagues et dans les spectacles qu'elle renvoie des états du ciel, le paradigme d'une surface d'inscription de rêveries signifiantes et passionnées, à la condition de laquelle seulement, en réalité, le monde s'offre comme un monde d'humains, d'humains semblables à nous ou étrangers. Et cette surface d'inscription fait alors pour lui l'objet d'une décision. Il conviendrait de l'accueillir par un acte de croyance entier et unilatéral. Les jeux de lumière que les cultures inventent et différencient jusqu'au raffinement sur son écran devraient être accueillies d'un bloc, et également. Alors même que les créations humaines et humanisantes sont variables et déterminées par des conditions locales, que les Egyptiens imaginent que les dieux et le réel qu'ils figurent apprécient les lamentations bruyantes quand les Grecs pensent qu'ils préfèrent les danses et que les Barbares soutiennent qu'ils aiment plutôt le vacarme des cymbales, tambours et flûtes, alors même que la variété des productions culturelles paraît indiquer que le réel n'est pas lui-même animé de cette vie mais que chacun à sa façon projette sa vie sur lui, Apulée - aussi radical que Bartolomé de Las Casas dont Hélène Védrine a rappelé que son action eut pour fondement d'admettre sans discrimination toute religion - déclare qu'il faut croire sans réserve à tout, prêter foi à tous les cultes, à tous les discours, à toutes les croyances locales et étrangères.

Croire à toutes les constructions symboliques contient effectivement la matrice logique que la question de l'étranger paraissait tout à l'heure appeler. Car à celui qui choisit de prêter foi à tout, rien ne peut demeurer étranger. Pour lui, en effet, il n'y a ultimement aucun étranger. En même temps, chaque acte qui le conduit vers ce site ultime, en tant qu'il opère à chaque fois l'accueil d'une croyance nouvelle nouvellement rencontrée, le déplace, le cultive de toutes les croyances, et le rend à raison même de cette culture plus étranger à lui-même et aux autres. En l'univers des croyances, prêter foi à tout installe simultanément dans la multiplicité bariolée et diviseuse des croyances et dans une visée ultime par laquelle toutes se tendraient vers le roc unitaire d'une vérité. Et si l'éclairage humain du monde requiert à la fois des particularisations fabuleuses du réel dans lesquelles se surmonte son essentielle indifférence, et une réalité de toute fable garantissant unitairement qu'en ses fictions c'est le monde même qui est engagé, alors c'est l'étranger, c'est l'union dans la figure de l'étranger de cette diversité et de cette unité, qui humanise le monde. S'éclaire comme humain le monde dans lequel il y a des étrangers. Il s'éclaire comme tel à la lumière de leur étrangeté (étrangèreté) corrélée à ce savoir qui m'assure que leur étrangeté (étrangèreté) ne saurait en dernier ressort me demeurer étrangère.

Cette animation du réel par l'étranger est, on le sait, le thème de l'enquête que Freud consacre en 1919 à l'Unheimlich rendu dans la traduction française de Marie Bonaparte et de Mme E. Marty, après bien des hésitations, par le terme d'inquiétante étrangeté. Et que cet étranger ne me soit au bout du compte nullement étranger est bien en effet un des résultats de sa recherche que Freud met en avant, celui qu'il place en quelque sorte en exergue de son texte au titre notamment de l'enquête linguistique qui à la fois clôt son enquête et commence son article. Reprenant in extenso la notice du dictionnaire allemand Sanders, laquelle se révèle placer l'étrangèreté contenue dans le mot unheimlich sous la dépendance d'une ambivalence plus fondamentale du terme heimlich qui unifie les significations d'étrangeté (d'étrangèreté) et d'intimité, il y prélève et souligne en particulier trois occurrences, selon l'écrivain particulièrement féroce dans la critique sociale qu'était Gutzkow, selon le philosophe Schelling, selon les frères Grimm. Autant que les thèmes retenus par cette sélection (l'inhumaine indifférence de la nature sous la familière apparence d'une famille, le secret comme fondement des choses, la relation entre le secret et le regard étranger), c'est aussi la réunion du roman (Gutzkow), de la philosophie (Schelling) et du conte (les frères Grimm) qui doit peut-être retenir l'attention. Une fois posée l'équivalence - dans du moins une pluralité de leurs manifestations - de l'étranger et de l'intime, un des efforts de Freud en ce texte semble être en effet de situer les uns par rapport aux autres les pouvoirs d'animation (d'humanisation) du réel propres aux représentations infantiles, à la connaissance instruite et à la fiction littéraire. L'enquête s'oriente progressivement vers la tâche de préciser en chacun de ces trois cas et comparativement aux autres le jeu mobilisé avec l'étranger, la figure de conscience édifiée, le monde humain institué.

Et il est alors peut-être tout à fait remarquable d'observer que la conférence d'Apulée opère finalement un mouvement de pensée assez semblable. La contribution en dernier ressort la plus originale de cette conférence, telle que la relève le " petit traité sur les anges " de Pascal Quignard, est de proposer la traduction latine de genius pour rendre le terme grec de daimon. Les démons, mes démons, sont certes depuis les Grecs mon âme même, comprise dans la diversité de ce qui anime pour moi un monde. Ils sont la puissance de signification qui ne cesse de m'entendre et de me répondre sous les figures variées de l'âme solidaire de mon corps, de l'âme destinée à me survivre, de l'âme a-temporelle temporellement affectée à chaque vivant. Ils sont ce constant, évident et douteux partenaire avec lequel je dialogue et jette sur le réel le voile d'un paysage humain. Et ils ne peuvent aussi bien être ce partenaire qu'autant qu'ils demeurent distincts de moi dans toutes les figures des peuplements susceptibles d'habiter l'espace qui commence à la frontière de mon corps et s'étend jusqu'aux territoires infinis de l'univers créé. C'est en ce point qu'Apulée, ou la lecture qu'en propose Pascal Quignard, placent la force de la traduction de daimon par genius. Genius (génie) - au sens où toute chose en tant qu'elle participe de l'animation à mon intention d'un monde aurait, comme le pose Apulée, un certain génie - ne convient pas seulement pour nommer les dispositions flottantes dans lesquelles des fragments en soi indifférents du réel me deviennent signifiants, mais encore pour en énoncer la source. Le genius me délivre l'Être comme engendré. Il me rend visible ce qui est comme ayant été engendré et jeté par cet engendrement dans les liens de la vie. En même temps il me dérobe la visibilité de ce monde lié au point de son engendrement, à la mesure de l'impossibilité d'assister à son (notre) engendrement, par où la vie propre du monde me parvient toujours par l'autre, par l'étranger, et ne se configure que dans le dialogue incessant que j'ai avec eux à son sujet. Aussi est-ce logiquement, semble-t-il, qu'Apulée conclut sa communication sur le dieu de Socrate par l'évocation équilibrée de deux modes d'appréhension du réel, celui de la sagesse en tant qu'elle cumule les savoirs progressivement constitués au sujet du réel indifférent éclairé par les lumières sensibles et intelligibles, celui de la divination démonique en tant qu'elle s'inquiète du sens qui emporte le monde dans l'histoire ouverte par son être engendré et dans la dépendance où celui-là me jette à l'égard des autres. " Ne voit-on pas assez distinctement chez Homère, écrit Apulée, comme dans un miroir géant, la manière dont se répartissent ces deux rôles : d'un côté, celui de la divination, de l'autre, celui de la sagesse ? " (De deo Socratis, 17).

Chez Homère, sans doute. La chose est moins claire peut-être pour Apulée, même s'il lui est facile de saisir précisément dans les anecdotes sur le démon de Socrate cet autre-que-la-sagesse qui lui venait par le canal de voix et de visions étrangères. Ayant évoqué trois modalités sous lesquelles se donne l'étrangeté (l'étrangèreté) de cet autre-que-la-sagesse : l'ignorance au sujet de sa provenance, le fond de doute sur lequel il apparaît, sa similitude avec une science surhumaine, Apulée se lance pour finir dans un éloge convenu de la sagesse, de la profondeur philosophique et de la vertu de Socrate données à tous en exemple. Quel exemple y saisir ? Quelle leçon tirer finalement du De deo Socratis ? Quelle étrangeté (quelle étrangèreté) se maintient, et comment, dans l'image offerte en modèle de la sagesse socratique ? La question ne requiert peut-être pas une résolution. Elle semble en effet assez clairement tranchée d'avance. En donnant Socrate pour modèle, c'est bien une sagesse intimement liée à une voix étrangère qu'Apulée offre en exemple. La question introduit plus probablement une autre question. Laquelle ? On peut, pour l'apercevoir, penser à un écho lointain qu'à cette interrogation semble offrir la lecture que Jacques Derrida a proposée des Essais hérétiques sur la philosophie de l'histoire de Jan Patocka dans Donner la mort (Galilée, Paris, 1999), en venant, par cette lecture, reprendre la sagesse philosophique aux bords de ce qui l'aurait originairement mais incomplètement séparée des savoirs démoniques. La question, là non plus, n'est en effet pas de savoir s'il y a ou non de l'étrangeté (de l'étrangèreté) au fondement des savoirs et des sagesses. La question, là aussi, semble tranchée. Elle demeurerait en réalité de préciser, ainsi que faisait Freud depuis le motif de l'inquiétante étrangeté, dans quels équilibres les registres différents des vieilles légendes, de la philosophie, de la littérature, ou d'autres, opèrent les partages entre l'intime et l'étranger, et, au sein de chacun de ces partages, l'ouverture humaine des mondes qu'ils recèlent. Qu'édifient, depuis l'étranger, les vieilles croyances, la littérature, la philosophie ? et comment répondent-elles, chacune pour leur part, de leurs édifications ?