EFFETS STRUCTURANTS DE LA FIGURE DE LA MONDIALISATION AU SEIN DE LA LANGUE POLITIQUE INTERNATIONALE

Ricardo Penafiel

Les rapports de force entre les acteurs de la scène internationale ont subi de manière indéniable des changements colossaux au cours des vingt dernières années. L'exclusivité étatique de la scène internationale est de plus en plus remise en question, au même titre que le principe de souveraineté ou d'intégrité territoriale. En même temps, et de manière corollaire, de nouveaux acteurs (privés) prennent les places vides laissées par les États et influent sur la reproduction de systèmes nationaux et internationaux.

Que ce soit pour dénoncer cet état de fait comme pour proclamer sa fatalité ou pour en célébrer son avènement, on semble s'entendre sur le terme de “mondialisation”. L'usage commun du terme par les États, les institutions internationales, les investisseurs privés, les médias, les académiciens, les ONG's, les mouvements d'opposition à la “mondialisation”, etc. tend à produire un effet de réalité. La mondialisation prend vie, se présente comme une objectivité indéniable dont l'évidence est confirmée par l'usage généralisé du terme.

Cette valeur de réalité que prend un terme dont le signifié est loin d'être fixe lui donne une place centrale dans les stratégies de légitimation des décisions politiques. Que ce soit pour justifier les politiques monétaires, commerciales, fiscales, budgétaires, sociales ou de défense, la “mondialisation” apparaît comme une contrainte à laquelle on ne peut que s'adapter. Cette figure légitimante qui prend en charge la responsabilité des décisions politiques est alors représentée comme un phénomène technologique, culturel et sociologique mais d'abord et avant tout économique. L'usage de la figure légitimante de la mondialisation par les gouvernements et autres acteurs politiques naturalise l'“autonomie” du marché (1).

Cette autonomisation n'a pourtant pu advenir qu'en fonction de décisions politiques précises. La justification de décisions politiques par la mondialisation est ainsi une métonymie dans laquelle la cause (décisions politiques) tient lieu d'effet (de la mondialisation) permettant ainsi de pousser plus loin le processus. Pourtant, un État qui ne se plierait pas aux contraintes dudit marché se verrait effectivement pénalisé. Il y a bien une contrainte mais, provient-elle vraiment du marché?1

D'un autre côté les mouvements d'opposition à la mondialisation, loin de naturaliser le marché, “politisent” le phénomène. Cette critique, toutefois, s'attaque en priorité aux rencontres emblématiques et pointe du doigt quelques institutions internationales, quelques puissances, et quelques centres privés de pouvoir global, acceptant par là plusieurs éléments justificatifs de la version opposée, c'est-à-dire la faiblesse des États et la toute puissance du marché et des institutions internationales. Il existe ainsi une concordance entre ces deux formes de scène de représentation des forces (2).

L'acceptation des règles relatives à ce qu'on appelle la mondialisation peut difficilement être expliquée par la simple contrainte. La reproduction d'une vision particulière de la réalité par les médias, les académiciens, les militaires, les ONGs, les partis politiques, les mouvements sociaux, etc. nous pousse à établir que nous sommes devant un phénomène idéologique transnational qui tient lieu de vérité pour la plupart des énoncés voulant statuer sur le politique l'économique ou le social. Nous chercherons à montrer que les changements que l'on attribue à la mondialisation sont des effets de récit d'une version narrative hégémonique qui prend la forme d'une langue politique internationale dans la mesure ou elle préfigure les positions énonciatives qui seront considérées légitimes au sein des scènes politiques nationales et internationale, en les renvoyant à un référent international plutôt que national ou populaire. Nous ne chercherons, cependant, pas à statuer sur la substantialité de la mondialisation. Que le phénomène possède une existence ontologique ou non n'enlève rien aux effets de sens que sa figure discursive peut engendrer.

Il s'agira alors d'identifier la valeur et la fonction que prends la figure de la mondialisation au sein de la version narrative hégémonique que nous retrouvons avec très peu de variations dans les déclarations officielles et les politiques de tout ordre des gouvernements (surtout latino-américains), de même que des institutions internationales et des acteurs privés. Ne pouvant aborder ici le fonctionnement de la figure de la mondialisation dans d'autres versions narratives contribuant au surgissement d'une langue politique particulière, nous prendrons l'exemple extrême des discours anti-mondialisation pour montrer comment, même cette opposition contribue à l'élaboration d'une scène politique internationale. Mais avant tout, il convient de définir les concepts qui serviront à notre démonstration.

Langue politique internationale

Nous parlons de langue dans le sens saussurien du terme, c'est-à-dire en tant que système de sens auto-référentiel qui fixe les relations de différence entre ses éléments (3). Cette langue est politique dans la mesure où elle représente le monde à travers le prisme particulier des forces et établit la scène de représentation semi-figurative (4) au sein de laquelle ces forces vont interagir. Cette scène est semi figurative dans la mesure où elle ne figure pas une réalité qui lui serait externe mais qu'elle se figure elle-même en s'énonçant. La valeur d'un État par rapport à un autre (ou bien en relation à une institution ou à une réalité abstraite comme la figure du marché) est donnée par la langue politique internationale qui synthétise et préside à l'énonciation (5) de l'ensemble des interventions (déclarations, législations, accords, actions militaires, etc.) s'inscrivant au sein de la scène internationale. La langue politique internationale institue ainsi, en les nommant, les forces légitimes de la scène politique de même que les règles de leur cohabitation (6). Ce faisant, elle exclut aussi d'autres forces, qui deviennent alors des “non-forces”, des entités privées de l'usage de la parole légitime, de l'existence sémiotique et concrète sur la scène politique.

La langue politique internationale possède ainsi un aspect performatif ou matériel dont il ne faut pas sous estimer la puissance (7). La scène internationale n'est pas une réalité qui ait toujours existé ou qui soit intrinsèque à la cohabitation entre nations. Au contraire, cette scène semble avoir contraint la plupart des peuples à adopter la forme d'État-nation dans le but d'y être reconnu et de pouvoir y participer au même titre que d'autres États dits nationaux. Ce sont moins les nations qui par leurs relations créent la scène internationale que cette scène qui, en ne reconnaissant pratiquement que la forme de l'État-nation comme protagoniste légitime, pousse à l'homogénéisation des formes d'organisation politique. Le caractère inter-national de cette langue ne lui vient donc pas tant du fait de constituer la syntaxe et le vocabulaire à travers lequel les États échangent entre eux que du fait de représenter le monde à travers le prisme particulier des États-nation. Il existe en effet des langues transnationales qui ne sont ni politiques ni inter-nationales, comme c'est le cas par exemple de diverses religions, idéologies, mouvements culturels, etc.

Que cette langue soit constitutive de la scène internationale ne doit pas nous conduire à rejeter la puissance ou la violence comme élément explicatif et tout aussi constitutif des relations internationales. Seulement, la puissance militaire ne possède pas un sens en soi (8) et bien que la raison soit commune à l'ensemble de l'humanité, celle-ci ne peut être réduite à une certaine rationalité économiciste évaluant les coûts et les bénéfices en fonction de critères particuliers tenus pour universels. Par ailleurs, l'ensemble des rapports de force ne peut pas et n'est pas joué constamment sur le plan militaire. La Pax Britanica, Americana ou “Mercantilica”, requière pour se perpétrer d'une certaine légitimité, d'un certain niveau d'acceptabilité qui, lui, repose sur une mise en récit des rapports normaux, nécessaires ou souhaitables entre différentes entités de la scène internationale. Pour être efficace, cette représentation des forces, des temps, des espaces, des causes et des processus, de la scène internationale ne peut rester la version d'une entité particulière ; elle doit être reprise par l'ensemble des membres de la communauté internationale. Cette acceptation n'est cependant pas un fait mécanique ni même nécessaire. Plusieurs autres versions narratives donnant sens à la scène internationale peuvent être en circulation simultanément. Dans cette circulation, il s'établit tout de même une certaine communication sur la base de thèmes, de nomenclatures, de figures discursives, de chronologies et de topographies partagées. Cet ensemble aux contours abstraits et changeants mais suffisamment stable pour pouvoir être identifié, est la langue politique internationale, cause et résultat de la scène internationale concrète.

Paradoxalement, des discours (versions narratives) qui s'inscrivent au cœur de la langue politique internationale ont mis en circulation depuis quelques décennies une version narrative particulière représentant la scène politique internationale en lui retirant la plupart des caractéristiques qui faisaient d'elle une scène politique et inter-nationale. L'espace semi-figuratif de la scène internationale est alors représenté, moins comme un lieu de confrontation de forces (par définition souveraines), que comme une communauté d'individus régis par les mêmes lois abstraites, naturelles et impartiales, d'un marché mythique dont la caractéristique essentielle consiste à optimiser les ressources. L'État-nation reste encore, au niveau formel, l'unité de base de la scène internationale, mais il se trouve mis en scène comme étant soumis à la souveraineté supérieure du marché qui traverse les frontières et régit l'ensemble, non plus des États, mais des individus. Cette version narrative, qui reprend une grande partie des présupposés néoclassiques tout en les articulant à une série de situations politiques et sociales concrètes, est énoncée à partir d'institutions extrêmement puissantes (Banque Mondiale, FMI, USAID, OCDE, Pentagone, etc.) et tend à devenir hégémonique à mesure que l'ensemble des États se plient, plus ou moins volontairement, aux contraintes énonciatives que cette version implique.

Il y a bien sûr des mécanismes de coercition directe, comme le principe de conditionnalité accompagnant le crédit multilatéral et bilatéral, qui permettent l'internalisation par la communauté internationale de la contrainte énonciative relative à cette nouvelle version narrative. Mais cette imposition n'aurait pas l'efficacité dont elle fait montre si elle ne présentait pas ces impositions comme des ajustements “nécessaires” face aux déséquilibres structurels, à la pauvreté, à la mondialisation, à l'inefficacité inhérente aux bureaucraties centralisées, à la corruption, aux faiblesses institutionnelles, aux pressions clientélistes, etc. Au delà des puissances et des bailleurs de fonds qui ont mis en circulation cette version narrative, une série d'autres institutions internationales, d'ONG's internationalisés (9), d'églises et de regroupements de charité, de partis politiques, de gouvernements, etc. reprennent les paramètres de base de cette version narrative, sans y être directement contraints, lui donnant à chaque fois un statut de vérité, élevant cette version narrative au statut de langue politique internationale.

La figure de la mondialisation au sein de la version narrative hégémonique

La figure de la mondialisation, nous l'avons dit en introduction, joue un rôle légitimant dans la version narrative hégémonique de la langue politique internationale, prenant en charge les décisions des acteurs politiques. La figure de la mondialisation sert de contexte contraignant pour l'ensemble des forces de la scène politique. Phénomène abstrait (neutre), naturel et inéluctable, mais également “multifacettique” et somme toutes positif, la mondialisation “oblige”; c'est elle qui contraint les acteurs à prendre certaines décisions, à s'adapter à l'incontournable. Que ce soit à un niveau culturel, à travers l'universalisation des normes, ou bien à un niveau économique, à travers la standardisation des réseaux de production, de distribution et de consommation, ou encore à un niveau politique à travers l'amenuisement des frontières et l'obsolescence de l'État, de même qu'à travers le développement de centres de pouvoir global et multilatéraux, ou alors à un niveau social à travers la diffusion planétaire de certaines habitudes et coutumes quotidiennes, la mondialisation s'impose comme un présupposé ou une prémisse inquestionnable, à partir de laquelle il n'y a qu'à tirer les conséquences.

Malgré son caractère multifacettique, la mondialisation fonctionne au sein d'une scénographie mercantile, marquant son fonctionnement d'un profond et inextricable économiscisme. Fonctionnant dans une métaphysique du marché, dans laquelle tout ce qui existe n'existe qu'en fonction d'un marché mythique, ontologiquement bon, qui par définition ne peut engendrer d'autre effets que l'optimisation les ressources, la mondialisation est porteuse de la promesse d'une croissance optimale. Le mouvement de l'histoire semble correspondre à celui de la raison et du bien, dans une trame évolutionniste redevable au “développementalisme” qui l'engendre. Les contraintes de la mondialisation, malgré quelques efforts d'adaptation inévitables, sont pour le mieux. Les ajustements des différentes sphères sociales, politiques et économiques à l'évidence de la réalité, sont d'autant plus justifiées qu'elles sont souhaitables, et non pas uniquement inévitables.

Le rôle central que joue la figure de la mondialisation dans le fonctionnement de la nouvelle langue politique internationale provient justement de cette capacité à agglutiner la diversité autour d'une seule logique. L'État, les Forces armées, la société civile, les droits humains, la démocratie, les droits sociaux-économiques, les marchés locaux, bref, tout processus social et politique peut être ramené à la figure de la mondialisation, permettant à chaque fois l'introduction de critères marchands à des réalités qui leur sont pourtant parfaitement étrangères.

Abordons un à un les éléments qui se trouvent resignifiés en entrant dans cette scénographie marchande que d'aucuns appellerons mondialisation. Le premier élément qu'il convient de mentionner est la langue politique internationale comme tel. Selon la perspective épistémologique adoptée ici, la langue politique internationale crée une scène internationale en nommant ses forces légitimes de même que les rapports de normalité qui les unissent. La version narrative hégémonique introduit des éléments antithétiques dans cette langue, dans la mesure où elle tend à nier, d'une part, son caractère politique en définissant moins les États comme souverains (forces) que comme des sujets d'un seul marché et, d'autre part, son caractère inter-national dans la mesure où l'État-nation est de moins en moins l'acteur privilégié et l'unité de sens fondamentale de la scène de représentation des forces.

Ce premier commentaire nous permet de situer au passage la distinction entre LPI et droit international. Bien qu'il existe une relation intime entre ces deux niveaux, le droit est explicitement et volontairement codifié et hiérarchisé, tandis que les rapports déontiques ou de normalité qui s'établissent au niveau de la langue politique sont susceptibles de réinterprétassions constantes. Au plan juridique, ce sont encore les États qui restent les seuls sujets de droit. Et pourtant, au niveau de l'interprétation de ce droit, de nouveaux acteurs apparaissent, sans que la loi change nécessairement. Ce qui n'empêche pas par ailleurs que le code juridique puisse changer éventuellement. Le chapitre 11 de l'ALENA est un exemple de ce type de changement, mais il ne s'applique qu'à trois États, alors qu'au niveau de la LPI, le secteur privé est incorporé comme acteur légitime, tout comme les autochtones et certaines ONGs, avec, bien entendu, des degrés différent de capacité d'action.

La figure de la mondialisation joue un rôle essentiel dans la légitimation de la transition antithétique de la LPI. Elle présente l'adaptation des États à des exigences externes, en provenance d'acteurs institutionnels parfaitement identifiables comme une contrainte neutre, affectant tous les États de la même manière. Une fois internalisé, ce discours permet aux acteurs qui l'utilisent de tirer des avantages au sein de la scène qu'il crée et reproduit. Utilisant les termes et exécutant les actions qui seront reconnues par les co-énonciateurs visés, un acteur donné de la scène internationale accèdera à un statut qui peut se traduire par davantage d'investissements privés, par une plus grande place au sein de forums internationaux, ou par un quelconque autre effet plus spécifique lié à une situation particulière. Au niveau de la reproduction des paramètres de la version narrative hégémonique et de la fétichisation de la figure de la mondialisation, l'usage de ces règles énonciatives par un nombre de plus en plus grand d'acteurs politiques, donne une valeur de réalité à ces phénomènes.

L'ensemble des gouvernements latino-américains ont opté pour des stratégies d'insertion intensive dans la scène internationale. Il est pratiquement impossible de trouver un État qui n'applique pas des programmes de lutte contre la pauvreté, qui ne développe pas des accords de libre échange régionaux contribuant à l'avènement d'un accord hémisphérique, qui ne participe pas aux Mesures de confiance mutuelle et de sécurité, à la Commission de sécurité hémisphérique de l'OEA ou au mécanisme de dialogue entre les Ministres de la défense, ou qui ne souscrive pas aux clauses démocratiques ou de respect des droits humains dans les accords internationaux. Bien sûr il y a toujours eu des initiatives hémisphérique de “coopération” militaire, des projets de libre échange, des Alliances pour le progrès, et des déclarations d'intention en faveur de la démocratie. Leur existence n'étonne pas plus que leur non-application annoncée. Pourtant, le projet de zone de libre-échange des Amériques est en passe de devenir une réalité, la coopération militaire n'a jamais été appuyée par des manœuvres conjointes aussi systématiques, et les démocraties formelles (régimes électoraux) perdurent tant bien que mal sur tout le continent, appliquant au pied de la lettre les techniques d'éradication de la pauvreté tenant lieu de politique sociale; seul la question des droits humains semble n'être que pure rhétorique dans un nombre significatifs de pays. C'est donc peut-être l'application concrète de ces intentions qui marque la période actuelle. Application qui —loin de représenter un avancement pour les principes démocratiques sociaux et humanistes mis de l'avant— est rendue possible par la resignification de ces principes à travers la scénographie mercantile légitimée en grande partie par la figure de la mondialisation.

La lutte contre la pauvreté permet de remplacer les droits socio-économiques issus de la période d'après guerre, par une aide ciblée sur les “besoins précis des plus pauvres”. La réduction de la responsabilité de l'État à certains “besoins précis” (et réduits) d'une infime minorité de sa population est ainsi présentée comme une œuvre morale et contraignante qui incombe à l'humanité de laquelle personne ne peut se dérober. Nous ne pouvons démontrer l'ensemble des mécanismes et des effets relatifs au dispositif de lutte contre la pauvreté. Soulignons seulement que le rôle de l'État est défini, dans une scénographie mercantile comme celui d'un fournisseur de services, au même titre que d'autres, dont la tâche particulière est formellement restreinte aux sphères qui ne peuvent être couvertes par le marché. L'État doit ainsi éliminer les distorsions et prélèvements hostiles à la main d'œuvre, c'est-à-dire déréglementer et se retirer. Les pauvres, définis en termes microéconomiques comme des individus qui manquent d'actifs et de ressources, deviennent une ressource humaine que l'État doit maintenir dans un niveau minimum de santé et d'éducation pour qu'ils puissent être utilisés par le marché. Devenant une figure de la scénographie mercantile, les intérêts des pauvres sont les mêmes que ceux des investisseurs, c'est à dire la “prévention des distorsions et prélèvements hostiles à la main d'œuvre”.

Le consensus autour de la lutte contre la pauvreté implique ainsi un foudroyant recul dans l'acceptabilité de principes sociaux et signifie des pertes directes pour la majorité de la population du globe. Pertes en ce qui a trait aux couvertures de santé, de sécurité sociale, aux conditions de travail, à l'accessibilité des services publics, à la capacité d'élaboration de plans de développement, aux subventions de la consommation et de la production, etc. C'est ainsi toute la notion de développement qui se retrouve détournée de son sens initial pour ne pouvoir signifier que l'augmentation des investissements privés, apportant avec eux des rapports sociaux particuliers.

C'est ainsi également que les conditions dans lesquelles se déroule l'action civique et politique se voit altérée. L'État s'étant volontairement départi de sa capacité de médiation dans les conflits entre privés n'est plus en mesure d'incorporer les demandes provenant des acteurs sociaux ou même de prévoir cette demande pour prévenir son surgissement “sauvage” ou inattendu, le degré de violence des rapports sociaux s'en trouve décuplé. À ce niveau intervient une série de règles énonciatives liées à ce que la vulgate désigne par le terme de technocratie. Largement connoté, ce terme peut néanmoins faire l'objet d'un traitement conceptuel rigoureux. En effet, la technocratie, ou la gnoséocratie, se fonde sur la prétention à un savoir infaillible à partir duquel le débat public et les positions divergentes deviennent superflues. Pour rendre effectif ce savoir-pouvoir, la version hégémonique s'inscrit dans un registre énonciatif pédagogico-doctrinal. Le caractère pédagogique provient du fait d'énoncer à partir d'une position d'autorité, en effaçant la distance entre les mots et les choses, en masquant les polémiques et les positions divergentes, tel un maître qui transmet un savoir à un élève sans nécessairement le démontrer. Le caractère doctrinal vient du manque de distance critique vis-à-vis des présupposés néoclassiques qui se présentent alors comme la nature des choses. Sachant ainsi quelles sont les seules manières d'éradiquer la pauvreté, d'engendrer et de reproduire un État de droit et une démocratie stable, d'atteindre le développement durable et la paix entre les nations, toute résistance aux projets de réforme tombe nécessairement dans la l'inacceptable, dans l'inaudible et le répréhensible.

La notion d'État de droit, telle qu'elle s'est développée dans les années d'après guerre, se voit réduite à la reproduction stable des institutions, au détriment des aspirations démocratiques qui ont alimenté les vastes mouvements civiques d'opposition aux régimes dictatoriaux ainsi que diverses expressions populaires hétéroclites ignorées tant par la science politique que par les gouvernements et les partis d'opposition. Dans ce contexte, les droits humains sont dépouillés de tout contenu social, dissociés de l'obligation de juger les crimes commis par les régimes dictatoriaux ou d'assurer un environnement sécuritaire aux victimes de la violence civile ou paramilitaire. Au contraire, le pardon, sans jugement ni condamnation, est présenté comme une condition à la réussite de la transition.

Même le rôle légitimant des forces armées se trouve resignifié. La sauvegarde de la souveraineté et de l'intégrité territoriale de la nation se trouve remplacée par le maintien d'un environnement stable et prévisible pour les investisseurs. Le maintien du contrôle étasunien sur les différents corps armés du continent dans un contexte d'après Guerre froide, se voit légitimé par une prétendue diffusion de la menace et une plus grande capacité de coopération entre voisins devenus des partenaires commerciaux du fait de la mondialisation. Ces menaces diffuses sont identifiées depuis une décennie en Amérique latine aux narcotrafiquants et aux terroristes. Les lois anti-terroristes (engendrées par les régimes dictatoriaux dans le cadre de la lutte contre insurrectionnelle définie par la doctrine de sécurité nationale dans laquelle l'ennemi interne remplace la menace externe) se poursuivent et même se renforcent (dans le cas du Pérou par exemple) avec la normalisation des États d'exception et la limitation des garanties constitutionnelles que cela comporte. Les mécanismes que nous voyons se déployer à une échelle planétaire et de manière accélérée n'ont pas été inventés au lendemain du 11 septembre. Leur acceptabilité s'en est simplement trouvée augmentée.

L'opposition à la mondialisation au sein de la langue politique internationale

Ce survol du sens que prennent différents thèmes constitutifs de la langue politique internationale dans la version narrative hégémonique sous l'effet de la figure de la mondialisation doit encore être mis en relation avec d'autres versions narratives incorporant la figure de la mondialisation de manière à percevoir l'effet structurant que cette figure et ce discours hégémonique peuvent avoir sur un champ discursif plus large. Nous n'aborderons pas la reproduction des règles énonciatives par les analystes du social, les ONGs, les organisations de charité, ou les acteurs politiques. Il convient tout simplement de mentionner que la reproduction de certaines règle n'implique pas un accord sur les effets attribuables à cette version narrative, mais simplement une convergence des termes qui contribue à l'apparition d'une scène politique dont les enjeux, les acteurs, le temps les espaces et les capacités d'intervention se trouvent préfigurés dans cette version.

Nous prendrons l'exemple d'un des mouvements anti-mondialisation à partir de l'analyse des interventions se déroulant autour du Sommet de Québec. Il est important de distinguer dès l'abord entre l'opposition “réformiste” représentée par le Sommet des peuples et l'opposition “radicale” formée par une nébuleuse d'organisation “contre-culturelles”. Nous n'aborderons ici que l'opposition réformiste. Des critiques semblables auraient tout de même pu être adressées à l'opposition radicale. Nous ne l'aborderons pas simplement par manque de temps et du fait d'une trop grande hétérogénéité de positions pour pouvoir en rendre compte sans amalgamer des phénomènes divergents.

Pour éviter tout malentendu, précisons également que le mouvement des Contre Sommets affiche un rejet absolue pour la pensée néolibérale que l'on retrouve en implicite dans l'effet d'évidence de la position énonciative pédagogico-doctrinale. Ce que nous voulons mettre en relief est le caractère structurant de la langue politique internationale sur la constitution des scènes politiques concrètes, malgré les intentions contradictoires des acteurs qui s'inscrivent en son sein. Il ne s'agit donc nullement d'affirmer que le Sommet des peuples encourage le projet de réformes de l'État. Au contraire, son opposition est franche et résolue. Cependant, l'arène que ce mouvement se donne, en tant que mouvement, et les moyens d'action qu'il déploie dans cette arène, lui sont fournis par le découpage des forces que nous trouvons dans la version narrative hégémonique de la LPI. En effet, malgré la puissance indéniable des institutions internationales et des États, face aux populations civiles, la scène politique n'a d'emblée aucune raison de se constituer autour de ces forces. L'institutionnel n'est pas le politique, au contraire. Le politique peut-être défini comme le lieu de confrontation de forces par définition souveraines et donc difficilement institutionnalisables. Cette souveraineté s'exprime par la capacité de trancher des situations exceptionnelles, et même, ou surtout, de créer des situations exceptionnelles. Les institutions, au contraire, ont tendance à combattre l'exceptionnel, elles se situent davantage au niveau du social que du politique, bien que dans leur tendance à reproduire le statu quo, il se déploie une force politique négative.

La scène politique internationale s'est jadis structurée autour de dieu, de la métaphysique, ou de l'économie politique, suivant les époques. La naissance des scènes politiques nationales, avec le surgissement de l'acteur “peuple”, “citoyen” ou “prolétariat”, a justement déplacé le lieu du politique. Des rapports entre puissances souveraines ayant pacifié leur intérieur, le politique s'est structuré autour de nouveaux enjeux concernant le rapport entre l'État et ses citoyens ou bien entre le capital et le travail. Sans une force souveraine interne, le politique aurait continué à se développer autour des rapports de force entre seigneurs, rois, ou empires. Le surgissement des mouvements pacifistes, féministes, écologistes, étudiants et contre-culturels ont permis une redéfinition de la scène politique dans des termes nouveaux, avec la faiblesse, cependant, de ne pas avoir pu suturer la scène, laissant à l'État la capacité de créer et d'être l'unité politique nationale. Le mouvement anti-mondialisation présente cette faiblesse, doublée du fait qu'en se représentant la scène de confrontation des forces, il incorporer de nouveaux paliers de souveraineté qui lui échappent d'autant plus qu'ils se situent à un niveau transnational sur lequel il n'a que peu d'emprise.

En exigeant la “remise de la dette pour les pays les plus pauvres”, par exemple, ce mouvement est obligé de reconnaître la nécessité de la Banque mondiale, du BID et du FMI, puis qu'ils sont les seuls à pouvoir exécuter cette exigence. N'ayant pas la capacité de contraindre ces institutions à agir selon les critères mis de l'avant par les membres du mouvement, ils laissent à la version narrative hégémonique le soin d'interpréter le sens des exigences. Plus encore, en incorporant le critère paupériste au sein de la revendication, on accepte également le déplacement de la langue politique du citoyens vers les pauvres. Lorsque des remises de dette ont été réalisées pour les “pays les plus pauvres”, cette remise était conditionnelle à leur engagement résolu dans la lutte contre la pauvreté c'est-à-dire à une application permanente et extensive des programmes d'ajustement structurels.

Les rédacteurs des déclarations officielles du Sommet des Peuples veulent être reconnus comme des “interlocuteurs valables dans le dialogue sur la mondialisation”. Ce faisant, ils acceptent l'ensemble des points abordés dans les Sommets des Amériques, jusqu'à l'idée d'une zone de libre échange. L'objectif est évidemment de subvertir cet agenda pour y incorporer des dimentions sociales et humanistes, sans toutefois disposer d'un rapport de forces suffisant comme pour contraindre les institutions impliquées dans leur programme à incorporer effectivement ces dimensions. Ils adoptent alors la position énonciative du Prince ou de l'Empreur, rendant ainsi nécessaire son existence.

Les groupes populaires ou syndicaux participant au Contre Sommet ont bien sûr un travail local qui s'articule autour d'objectifs qui ne leur sont pas fournis nécessairement ni par l'État ni par la langue politique internationalisée. C'est justement ce détournement des actions locales vers une scène internationale que nous voulons mettre en relief. Les points de divergence n'ont pas manqué de surgir au cours du Sommet des peuples, notamment autour de la stratégie des “clauses sociales” à insérer dans les accords, mis de l'avant par les syndicats nord-américains et le rejet pur et simple de la ZLEA mis de l'avant par les groupes populaires. Ce dernier point l'a emporté au niveau de la déclaration, ce qui n'a pas empêché les syndicats de réclamer, quelques heures après la clôture du Sommet des peuples, l'incorporation de clauses sociales dans la ZLEA afin de répondre au vaste mouvement d'opposition qui s'était manifesté au cours des journées entourant le Sommet. Le résultat de ce processus n'est donc pas donné d'avance.

Le concept de langue politique internationale vise justement à identifier des enjeux qui se jouent quotidiennement, à chaque fois qu'un groupe social ou politique opte pour telle ou telle stratégie, cherchant à tirer le meilleur parti des occasions ou conjonctures. La langue politique étant un résultat, en même temps qu'une contrainte, l'opposition au déploiement de nouvelles règles régissant les rapports entre l'État et sa population de même qu'entre États, doit prêter une attention toute particulière à ce type d'effets qui semblent confirmer l'institutionnalisation d'un certain ordre plutôt que l'avènement d'une alternative permettant des rapports entre les peuples par-delà les États et le capital.

 

NOTES

(1) Les supposées “lois du marché” sont une autre métonymie, puisque le marché ne peut exister en dehors du cadre légal que lui fournissent les États.

(2) Corten 1996.

(3) “la langue est un système qui ne connaît que son ordre propre”, Ferdinant de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1982, p.43. La métaphore classique du jeu d'échec permet de comprendre le caractère auto-référentiel de la langue. Le cavalier, pour prendre un exemple, n'a de sens qu'au sein de l'échiquier, en relation aux autres pièces et en fonction des règles qui les unissent. Seul, il n'est qu'une figure de bois ou d'ivoire figurant un cheval. Si l'on augmente le nombre de pièces ou de cases, le jeu d'échec change de nature. La langue politique, selon cette métaphore est l'ensemble de règles qui établissent les relations normales entre les pièces de l'échiquier international. Si l'on constate des changements dans le nombre de pièces ou dans le nombre de cases, la valeur du cavalier “État”, ou du fou “capital privé” ou du pion “ONG”, s'en trouve altérée.

(4) André Corten, “Discurso e representacão do politico”, in Freda Indursky (org.) O múltiplo território do análise do discurso, Porto Alegre, 1998 (texte de travail), 22 p.

(5) Établit les actions (physiques ou de parole) prescrites comme les proscrites, détermine qui et dans quel contexte peut ou ne peut pas les exécuter, et règle les effets que ces actions auront sur ses destinataires, s'ils sont membres de la même communauté épistèmique que le destinateur.

(6) Il est important de distinguer entre langue politique et droit international. Le droit est d'avantage un code qu'une langue dans la mesure où la polysémie est volontairement et explicitement réduit. Une langue, au contraire, est un processus en tension dans lequel les sujets parlants ont une plus grande latéralité pour questionner et chercher à instituer un nouveau sens aux termes utilisés. Ces altérations souvent imperceptibles du sens peuvent s'accumuler suivant une cohérence particulière jusqu'au point de rendre acceptable ce qui était jadis formellement interdit. La consécration de ces changements est sans doute le moment où ils s'érigent en loi, où ils changent de nature pour devenir non plus des éléments de la langue politique mais plutôt du droit national ou international. Il existe ainsi des liens étroits entre la langue politique internationale et le droit, mais il s'agit de deux phénomènes fonctionnant à des niveaux différents.

(7) En effet, sans une représentation normative des acteurs, de leurs statuts, de l'espace, du temps, etc. aucune communication ne serait possible, aucun accord, aucune diplomatie, aucune politique. Nous savons par ailleurs que le langage n'est pas un outil pour traduire en mots ou en signes des choses qui existeraient indépendamment dans le monde des objets, mais que le langage préfigure le monde, l'organise de manière cohérente, conforme au logos. La langue politique n'est en rien différente des autres langues (manifestations concrètes de la fonction du langage). De la même manière qu'en français, un arbre (qui existe indépendamment du fait qu'il soit nommé) peut être représenté comme chêne, comme ombre, comme bois, comme feuillage, comme partie d'une forêt, ou simplement comme catégorie abstraite “arbre”, altérant à chaque fois notre rapport au même objet ; de la même manière, donc, pour la langue politique internationale, les personnes physiques ou les organisations quelconques ont beau exister de manière autonome, elles ne deviennent des acteurs de la scène internationale qu'au moment où elles seront nommés comme tel au sein de la langue en question.

(8) Elle requière une quelconque sémiotisation pour pouvoir se déployer et permettre à son détenteur d'agir efficacement. Pour qu'un arsenal ou produise des effets politiques particulier, il ne suffi pas de détenir cette force de frappe, encore faut-il qu'elle ait un sens pour les autres entités sur lesquelles on veut agir, de manière à retirer les bénéfices de cette puissance sans avoir besoin de s'en servir. Ces rapports de subordination ne s'établissent pas sur un champ de bataille ni même dans des tractations diplomatiques mais à travers l'ensemble des interventions des forces dites internationales qui acceptent un certain état des faits comme normal, souhaitable ou inéluctable et agissent en conséquense.

(9) C'est-à-dire des ONG's dont le financement et en grande partie la finalité et donnée par les agences d'aide internationale. Ces ONG's tiennent lieu de société civile dans la représentation actuelle de la scène internationale et acquièrent ainsi un statut de locuteur privilégié, tant au niveau national qu'international.