NÉOLIBÉRALISME ET POUVOIR D'ACTION

Philippe Langlois

Merci aux trois pannelistes.

J'aime bien me faire présenter comme faisant partie du "volet jeunesse" de la Chaire parce que du coup, toutes les attentes descendent d'un cran, ce qui m'assure que si mon commentaire n'est pas plus pertinent que ça, au moins vous aurez trouvé ça "cute" qu'un bachelier vienne prendre la parole à cette chaire. Mais je vais essayer, pour être plus que juste "cute", de soulever quelques aspects du rapport entre économie néolibérale et justice sociale qui peuvent alimenter la discussion qui va suivre en ouvrant une nouvelle dimension complémentaire à celles déjà ouvertes par Messieurs Nadeau, Leuprecht et Vernes.

Une des façons philosophiques de poser le rapport entre économie néolibérale et justice sociale est en s'interrogeant sur les nouvelles conditions que pose le néolibéralisme au vivre humain, à l'expérience humaine de la vie. On peut pour cela s'interroger sur le deuxième terme du rapport, celui de "justice sociale". Qu'entend-on par cette notion?

Il semble qu'elle signifie davantage que simplement la satisfaction des besoins les plus fondamentaux de tous. Toute la tradition de la philosophie politique moderne, libérale comme républicaine et communautarienne mais aussi marxiste et même libertarienne met un accent particulier sur la nécessité, pour qu'un ordre politique soit légitime, que celui-ci soit fondé sur l'accord des citoyens qui y vivent. Le fondement de cette idée a été thématisée tout au long de la modernité autours de la notion d'autonomie du sujet qui, quoique vivement ébranlée aujourd'hui par les critiques de certains penseurs comme Nietszche, Heidegger, Foucault et Derrida n'en demeure pas moins le meilleur horizon pratique dont nous disposions pour penser le politique, l'éthique et le droit. Paradoxalement peut-être, il s'agit pour la théorie politique moderne d'orienter l'idéal du vivre-ensemble vers l'instauration d'un ordre collectif qui permette le mieux possible l'auto-législation du sujet humain par lui-même. Il n'y a pas de démocratie sans citoyenneté, et l'obéissance aux lois n'est exigible que dans la mesure où les citoyens ont les moyens de la modifier. La notion de justice sociale implique donc une dimension de participation à l'ordre établi : non pas seulement d'une participation de principe mais bien d'un pouvoir effectif sur le domaine du vivre-ensemble, donc sur la totalité du complexe économique, politique, culturel, institutionnel dans lequel se développe une communauté humaine et, devrions-nous dire aujourd'hui, dans lequel inter-agissent l'ensemble des terriens qui habitent une planète commune.

À mon sens, une des questions cruciales qui se posent aujourd'hui concerne la nouvelle situation de l'agir dans le contexte d'un monde planétarisé, et les nouvelles conditions, amenées par la montée du néolibéralisme, au sein desquelles doit composer le pouvoir d'action des humains, c'est-à-dire le pouvoir de chacun de donner à son environnement-monde les déterminations qu'il souhaite voir en lui.

Dans cette optique, au moins deux branches de questions se posent. La première branche pose une question radicale, celle de la possibilité d'atteindre une fin visée par une action. Nous savons que la vision mécaniste de l'histoire a été battue en brèche au cours du XXè siècle, et que l'impossibilité de planifier l'histoire ainsi que le danger que représente une telle tentative ont été mises à jour par toute la critique de l'idée de progrès et par la caractéristique essentielle qui est ressortie de l'analyse du totalitarisme, à savoir la présence d'un agenda historique rigide. Il faut aujourd'hui, pour comprendre nos possibilités d'agir sur le système dans lequel on vit, avoir toujours la conscience de l'incertitude du résultat de notre action, puisqu'elle échappe à notre intention initiale dès qu'elle entre dans le jeu des actions/rétro-actions de l'environnement dans lequel elle est "projetée". À ce titre, le caractère incontrôlé et excessivement rapide des changements planétaires actuels (économiques, environnementaux, technologiques et scientifiques) pose l'urgence d'une compréhension globale des phénomènes qui nous permette de nous responsabiliser, chacun d'entre nous, vis-à-vis ce système. En ce sens, une des questions importantes qui se posent aujourd'hui est la suivante: Comment concevoir ce que Edgar Morin appelle une "écologie de l'action" qui tienne compte du caractère impossible, et de toutes façons non souhaitable de la planification de l'histoire mais qui pourtant nous offre les meilleures chances de concrétiser nos désirs sur le monde dans une stratégie viable, où l'amélioration effective de notre environnement-monde est envisageable, même si improbable? Penser une telle écologie de l'action semble être une condition actuelle au renouvellement de la citoyenneté participative et à l'enrichissement de ce que nous appelons la justice sociale.

La deuxième branche de questions que posent les bouleversements actuels et particulièrement l'émergence du modèle néolibéral de l'économie concerne non plus la possibilité d'envisager une finalité au pouvoir d'action de chacun, mais bien la possibilité même d'un pouvoir d'action. Quels débouchés s'offrent à l'autonomie du sujet aujourd'hui, même comprise en son sens le plus faible qu'est la possibilité pour une personne d'avoir une représentation globale des phénomènes, de pouvoir s'y positionner et de pouvoir essayer, à partir de sa compréhension critique de son environnement-monde, d'influencer le cours de l'histoire, d'agir avec un objectif qui dépasse ses intérêts particuliers? Le néolibéralisme favorise-t-il le désir, pour un individu, d'agir selon des intérêts qui dépassent ses intérêts particuliers, favorise-t-il une telle chose que la solidarité? La question est légitime car elle se pose dans le contexte d'une réduction générale de l'autonomie du sujet, en premier lieu de son autonomie économique, qui est, qu'on le veuille ou non, une condition nécessaire à toute activité ultérieure, et bien sûr à une action qui dépasse les intérêts individuels.

Nous connaissons les chiffres: ils nous frappent chaque année avec plus de violence que l'année précédente. Le cinquième des êtres humains les plus riches possédait, en 1995, 84,7% de l'ensemble des richesses des êtres humains alors que le cinquième le plus pauvre en possédait 1,4%. Cet écart s'est probablement accentué depuis. L'automne dernier, un rapport révélait que 20% des enfants au Canada vivaient dans un état de pauvreté, et que ce problème s'étai accentué de façon importante depuis quelques années. L'accroissement des inégalités de revenu s'accompagne d'une baisse générale de l'accès au savoir: non seulement à l'éducation supérieure ici (parce qu'ailleurs c'est à une baisse de l'accessibilité à l'éducation primaire), mais aussi à une éducation assez riche pour permette à chacun d'acquérir les outils intellectuels nécessaires pour qu'une personne puisse positionner son pouvoir d'action de façon éclairée dans l'ensemble du système qui est le sien. La sur-spécialisation des domaines du savoir et notre impuissance à les agencer dans une compréhension globale de notre environnement-monde n'est-elle pas à ce titre inquiétante pour l'autonomie du sujet, horizon-phare de la justice sociale?

À ces phénomènes s'ajoute une relation au travail nouvelle qui prend forme sur des paramètres d'efficacité, de flexibilité et de concurrence, d'où une réduction substantielle des temps libres pour les uns, et une exclusion hors de la sphère socio-économique pour les autres. De telles conditions peuvent-elles favoriser le développement d'un désir individuel à investir son pouvoir d'action dans l'environnement planétaire commun?

Nous pouvons souligner, enfin, un dernier point qui fait partie des nouvelles conditions posées par le néolibéralisme au pouvoir d'action. Il s'agit de la concentration en de mêmes mains de tous les leviers décuplateur du pouvoir d'action, ce que nous pourrions appeler les médiums forts de matérialisation de l'action: ce sont les médias, la politique, les finances, l'investissement productif et l'armement.

Devant ce gigantesque complexe de plus en plus en plus oligopole, y a-t-il de nouvelles avenues pour l'action, y a-t-il de nouveaux débouchés pour l'auto-législation du sujet par lui-même? Ou bien en sommes nous réduits au fait qu'accepter l'émergence du néolibéralisme tel qu'il se pratique à l'heure actuelle signifie accepter qu'écrire l'histoire soit un hobby aristocratique? L'égalité des chances prônée par le libéralisme inclut-elle l'égalité des chances de participer à l'orientation que prend l'histoire, aux nouvelles déterminations qu'acquiert la société?

Or, au moins deux nouvelles formes de concrétisation du pouvoir d'action se développent depuis quelques années.

La première est celle de la consommation "active". Il s'agit pour une personne d'utiliser son pouvoir de consommateur pour modifier les habitudes de production de biens et de service qu'il ou elle juge indésirable. Les uns choisissent, par exemple, d'acheter du café équitable pour améliorer la rémunération des paysans producteurs, les autres achètent des produits biologiques pour favoriser la conservation des sols. Parmi cette stratégie d'action on retrouve aussi les mouvements de boycotts de certaines industries, et tout le mouvement du végétarianisme, lorsqu'il se justifie par l'argument de l'utilisation plus productive des sols. Cependant, cette forme de matérialisation du pouvoir d'action suppose une prise de conscience individuelle de la complexité du système économique et des défis environnementaux et sociaux qu'il pose, ce qui nous ramène au problème de l'accès à une telle compréhension globale et à l'urgence du développement d'une écologie de l'action.

La deuxième forme nouvelle d'action qui apparaît, celle-ci plus controversée, est celle de la désobéissance civile, dont les manifestations ont été particulièrement nombreuses et spectaculaires au Québec depuis quelques années. Il faut comprendre la désobéissance civile comme une tentative de s'accaparer un des médiums forts de matérialisation de l'action, celui des médias. Les actions de désobéissance civile sont faites par des individus qui prennent une responsabilité immense (une responsabilité qui peut mener jusqu'à la prison), qui est la responsabilité d'atteindre les autres humains et de les enjoindre à utiliser leur pouvoir d'action. En ce sens, on peut compter au nombre de cette stratégie d'action le soulèvement armé (et sa visibilité médiatique) des Zapatistes en 1994 tout comme, plus récemment, l'action du député blocquiste qui a fait le geste symbolique de sortir sa chaise de député du parlement d'Ottawa. La désobéissance civile est à mon sens un acte essentiellement démocratique, une des formes d'actions les plus responsables que peut prendre un être humain vis-à-vis son environnement-monde, puisqu'il porte le sens d'une dé-solidarisation vis-à-vis une situation présente dans l'optique d'une re-solidarisation autours d'un projet jugé meilleur. La désobéissance civile comme pouvoir d'action ne se voit donc pas comme une fin en soi, mais seulement comme un moyen par lequel un individu ou une association de personnes solidaires tente de rééquilibrer les voix dans l'orientation historique de leur environnement-monde.

Ces nouvelles avenues que prend le pouvoir de chacun de donner à son environnement-monde les déterminations qu'il souhaite voir en lui s'ébauchent aujourd'hui, et il sera intéressant de suivre leur développement de près; mais elles supposent un mouvement de responsabilisation de l'individu dans chacun de ses actes, ce qui suppose par ailleurs une compréhension globale de la complexité du système dans lequel vivent les humains et l'identification d'une sorte de noeud gordien où, dans tout ce complexe, l'action d'un individu est susceptible d'apporter du changement. Dans ce contexte, la question que je me pose est la suivante: les nouvelles conditons posées par l'émergence du néolibéralisme favorise-t-elles le développement de cet aspect de la justice sociale?