L'UNIVERSEL FAIT-IL DES VICTIMES ? Paule-Monique Vernes Il ny a quun univers, lensemble des événements caractérisés par des conditions despace-temps conçus comme solidaires mais il y a une pluralité de mondes finis. Dans cette pluralité, je ne connais quun monde : cette terre sur laquelle on naît et que lon quitte un jour, qui est le séjour du genre humain. LUniversel est devenu par synecdoque (où lon prend la partie pour le tout et inversement) le planétaire ou lHumanité tout entière. Est universel du point de vue qui nous occupe ce qui sapplique et convient à tous les hommes. Remarquons tout de suite quen ce sens luniversel est hyperbolique : parler par exemple de consentement universel cest exagérer lexpression pour produire une forte impression. Bien sûr le fait que chaque individu soit singulier, quil nexiste pas 2 individus pareils sur la surface du globe nempêche pas lespèce humaine dêtre une unité génétique précise. Mais si le génotype est le répertoire idéal des potentialités relatives à lhomme et le phénotype, expression variable et idiosyncrasique de ces potentialités chez les individus, les phénotypes, on les voit, le problème est que le génotype est une réalité purement logique. Il en va de même du langage : la théorie syntaxique de Chomsky suppose lexistence idéale dune grammaire universelle sous-jacente aux différentes langues et aux divers états de la société (compétence idéale ou innée mais on ne connaît que des compétences particulières qui règlent lusage effectif (performance) de la langue dans les sociétés concrètes. Le locuteur idéal pris comme sujet universel nexiste pas, pas plus que nexiste le groupe universel. Si lon voulait trouver un invariant universel des groupes, ce serait luniversalité formelle dune relation par opposition. Les groupes pensent " nous " et " non-nous ", " nous et eux ", dedans et dehors du groupe. La notion de luniversalité du genre humain se présente sous trois formes : Elle est dabord un concept : lunité interne dune diversité. Idée purement collective qui ne renvoie à aucune union objective réelle des individus et des groupes : ce concept est le support dune universalité abstraite. Une idée normative, une postulation : le genre humain est un fait qui devient une valeur et lappel au genre humain permet de juger des conduites de fait et impose lidée de crimes contre lhumanité. Lidée normative se double dun sentiment, par nature infra-rationnel : la compassion universelle correspondant au principe évangélique et coranique qui inspire les organisations humanitaires : celui qui sauve une vie cest comme sil sauvait lhumanité tout entière. Jajouterai : chaque fois que vous mettez un tueur hors détat de nuire, vous sauvez des vies. Mon propos est de montrer quil suffit de postuler la réalisation dun universel pour en faire un problème et pour quil fasse des victimes sous deux formes qui sentrecroisent :
Je ne rappellerai que très rapidement les déboires des philosophies de lhistoire (car à ne pas les rappeler on risque de faire comme sils nexistaient pas). Les philosophies de lhistoire, même celle de Marx, sont toutes spéculatives : lhistoire dite universelle devient la synthèse en acte où se réduisent lentement les diversités naturelles, claniques ou nationales vers lunité finale de lhomme Lunité de lessence humaine se fait à travers le temps, la raison séveille peu à peu dans lhistoire : la rationalisation du cours des choses mène du système du troupeau au système mondial, du déterminisme à lautonomie, de lanarchie à lintérieur de la production sociale à lorganisation économique dun marché parfait aboutissant à loptimum dès quil occupe un domaine. Le mouvement pour lui assigner une origine (qui pourrait être reculée) vient des Lumières : lidée dHumanité, le rationalisme des Lumières , celui de linternationalisme socialiste, celui du cosmopolitisme libéral, lont prolongée, exaltée, fait travailler et produire une chaîne de concepts au bout de laquelle furent promis à chacun liberté, égalité, bien-être. Le mouvement sest doublé dun pacifisme humaniste. Proudhon et Comte voyaient la guerre entre nations condamnée par lévolution industrielle. La spécificité de Marx dans ce concert fut dajouter une médiation capitale (mais une médiation de plus quand même) : la violence. Labolition des classes se fera dans la violence, ultime violence qui détruira les antagonismes nationaux particuliers. Lélan donné aux forces productives humaines, techniques ou scientifiques, devait mener à linterdépendance universelle des nations. Somme toute la Révolution prolétarienne devait achever ce que les chemins de fer et les unions douanières avaient commencé. À lunification économique devait répondre lunification sociale dune Humanité civilisée. Chaque internationale ouvrière a récité un couplet révolutionnaire (unificateur), rationaliste (unitaire), moraliste (universaliste) mais en réalité lhistoire sest faite sur une autre scène, celle de la généralité nationale, celle des nations pour leur survie. En 1848 les prolétaires nont pas de patrie, en 1928, lUnion soviétique est la patrie des prolétaires du monde entier, et en 1980 les prolétaires ont autant de patries que de nationalités (chacun la sienne). Est-il indécent de rappeler les millions de victimes de luniversel en voie de réalisation ? Il est remarquable que depuis un demi-siècle ce nest pas le mouvement révolutionnaire socialiste qui a dirigé lémancipation mondiale, cest linverse. Le nationalisme a servi de conducteur au socialisme, en particulier dans les anciens pays colonisés. Je nai pris ici le marxisme comme emblématique des philosophies de lhistoire, au sens large, que parce quil a reçu une réalisation historique mais mon analyse vaut pour lhumanitarisme en général et le cosmopolitisme libéral. Les universalismes sont des expressions de lintellectualisme dans lunivers de laction, lexpression des avant-gardes, à la pointe du vouloir rationnel, oublieux que lefficacité collective passe par laffectivité, la passion et quelle nest pas séparable dune légende collective, dun territoire de référence. Lhistoire aux yeux des avant-gardes ne sest pas déroulée comme il le fallait parce que le monde réel nest pas humaniste, si être humaniste cest faire passer les intérêts de lhumanité avant ceux de son pays. La pratique prend la théorie à revers et les énergies de groupes secouent et désespèrent les discours rationnels qui se veulent dialectiques mais oublient lun des termes de la contradiction. Il ne faut pas sétonner alors quils boitent. Le modèle thèse/ antithèse/synthèse nest pas applicable à la spirale historique. Selon le modèle dialectique, après le moment local archaïque (particulier) viendrait la négation particulière de lÉtat national (général) puis la négation de la négation : le mondial moderne. Mais comme on voit bien les failles de cette dialectique on imagine un autre type de synthèse, par exemple le modèle social japonais où le culte des ancêtres tempèrerait la robotisation des tâches !. Lhistoire réelle ne marche pas à luniversel, elle semble oublier un des termes, et, ce faisant, elle titube derechef. Ce que met en lumière lintervention de lOtan en Yougoslavie. On saccorde pour dire que la frappe aérienne est insuffisante, et même catastrophique, pour arrêter lépuration ethnique opérée par Milosevic et quelle la plutôt renforcée. Elle était dailleurs en route depuis des années bien avant les pourparlers de Rambouillet et, pendant toute la négociation, le projet de Belgrade de vider le pays en brûlant les villages et en laissant mourir le cheptel, comme au Moyen-Âge, sest concrétisé. On saccorde pour dire quune solution militaire, celle qui serait la moins meurtrière pour les civils (mais y a-t-il encore des civils dans les guerres contemporaines ?) exige une intervention massive des troupes au sol. Or, dune part, il nest pas possible aujourdhui de mener une opération militaire durable sans le soutien des opinions publiques, et si celles-ci sont révulsées par les massacres des Kosovars et expriment leur compassion par des dons humanitaires, elles sont cependant réticentes à voir leurs pays engagés si la vie de leurs soldats doit être massivement en danger (protection particulariste). Dautre part, lemploi massif de la force ne se conçoit que pour protéger la sécurité directe du pays concerné, le Kosovo (particulier), tant est évidente la violence qui lui est faite. Il sagit dun problème régional qui sélargit à une région plus vaste dans la mesure où il va de la sécurité de lEurope. Une nation toute entière ne risquera quà contre cur la vie de milliers de soldats pour promouvoir des valeurs universelles. Dans un monde idéal, les nations démocratiques se lanceraient sans hésiter, et avec toute la force nécessaire, pour faire respecter partout dans le monde les valeurs dont elles se réclament, y compris entre autres pour les Kurdes. Dans ce monde idéal, Slobodan Milosevic devrait être depuis longtemps traîné devant les tribunaux internationaux, jugé et très probablement condamné. On pouvait parfaitement, en dépit de limmunité diplomatique, larrêter à Rambouillet. Dans ce monde idéal, puisque Milosevic refuse lindépendance du Kosovo, nous devrions reconnaître cette indépendance. Le problème cest que nous ne vivons pas dans un monde idéal et quil faut faire face à des réalités moins glorieuses ; promettre lindépendance aux Kosovars revient à les pousser au suicide puisque nous navons pas, jusquà maintenant, la volonté de leur donner les moyens de la garantir : nous sommes au rouet. Lattitude moraliste universaliste consiste à mettre sur le papier des solutions qui ne conduisent quà laggravation de la situation. Les diplomates, dans cette affaire, comme bien souvent ont été munichois. On a traité Milosevic avec la plus grande urbanité qui a suscité lironie de tous les Balkans tant elle paraissait la preuve de lincompréhension de son irrédentisme. Comme si lon pouvait négocier, lui tenir un discours rationnel et faire appel aux droits de lhomme. Quand main dans la main avec le pasteur il a libéré 3 soldats américains, cest tout juste si on ne lui a pas tressé des couronnes de mansuétude. Cest tout de suite, et même avant-hier, quil fallait secourir le Kosovo car chaque Kosovar est là, dans son identité culturelle et politique, infra-nationale, à la fois singulier et valant comme tout un chacun. Et il est absurde de considérer que la coalition la plus forte du monde nest pas capable de refouler hors dune province où 90% de la population accueilleraient son action comme une libération, de refouler donc des troupes de paramilitaires et de policiers surtout entraînés à massacrer des civils. Le pacifisme style " Peace now " qui anime certaines sensibilités pour des raisons mal fondées, nimposera quune purification ethnique accélérée et se fera complice dun crime contre lhumanité. À la constatation que luniversel nest pas pour ici et maintenant répond son échéance différée, son accomplissement asymptotique ; ils ne sont pas sans rapport avec la dimension transcendante, la sublimation qui fut celle du christianisme par opposition aux sectes millénaristes voulant laccomplissement tout de suite, ici-bas. Penser quil y a une essence totale de lhomme par-delà son existence divisée, ce nest pas sopposer à la triste réalité actuelle de la division mais faire système avec elle. La perspective pour lindividu singulier de retrouver plus tard sa valeur totale, bercer lhomme du fantasme de son autonomie future, cest une représentation religieuse où luniversel devient une fin ; ce quil nest pas du tout dans lexigence radicale qui présume au lieu de renvoyer à une universalité finale que lhomme est tout entier déjà là, à chaque moment social historique, dans son existence symbolique. À reprendre lactualité de la guerre contre Milosevic, on dabord pensé à linterposition humanitaire qui a laissé massacrer les musulmans sous les yeux des Casques bleus terrifiés par les troupes du général Mladic, sous prétexte de ne pas ajouter la guerre à la guerre. Se pose alors la question : quest-ce quun Casque bleu ? Cest un porteur de luniversel qui sexpose à se faire tuer sans tirer, léquivalent onusien de Mère Térésa mais il nest pas sûr quil soit aussi actif quelle. Le Casque bleu est une victime potentielle de luniversel. De cette expérience, on peut tirer les conclusions suivantes. 1° Seul le singulier, quil tente de sauver autrui ou quon tente de le sauver, est porteur de luniversel. Pour dire comme Hegel, si le droit positif est rationnel, cest quil exprime une norme non-empiriste : universelle. " Il appartient à la culture, à la pensée comme conscience de lindividu dans la forme de luniversel, que je sois conçu comme une personne universelle, terme sous lequel tous sont compris comme identique. Lhomme est homme parce quil est homme, non parce quil est juif, catholique, protestant, allemand ou italien " (Principes de la philosophie du droit, § 209). 2° Hors de cet universel singulier, luniversel vient de quelque part. Chaque mondialisation a eu un centre et une périphérie, chaque mouvement duniversalisation sest fait au profit dune classe, dune religion, dun pays : les commerçants génois ou hollandais en leur siècle dor, les souverains pontifes à leur apogée, la Bureaucratie dirigeante soviétique, etc. Les mondialisations étaient toutes colonisatrices, légitimées peu ou prou par un universel quil fut économique, spirituel ou politique. La mondialisation contemporaine semble échapper à ce schéma classique : elle se présente comme neutre, venant de nulle part. Elle nagirait que pour la prospérité des individus quelle soumet à ses lois (selon le refrain libéral bien connu). Il est facile, en effet, doublier son origine dans lanonymat des profits via les marchés financiers. Léconomie comme toute instance qui sautonomise se constitue en stratégie idéologique. Elle se donne comme une sphère de rationalité sociale et devient le lieu dun mythe universaliste et égalitariste : chacun est abstraitement égal devant la raison objective de la production. 3° Toujours le mouvement du singulier et de luniversel se redouble de celui du particulier (solidarité de groupes restreints) et du général (généralité pratique de lÉtat et de la nation). Ces deux mouvements se recoupent sans cesse. Ils partagent la même utopie commune qui est celle de luniversel concret, cest-à-dire dune place pour lhomme total appropriée à soi et à toutes ses appartenances, or cette place est impossible dans le réel, et cest une étrange idée que de penser quil y a un au-delà de lhomme. Lhistoire est double : histoire du progrès technique et scientifique qui chemine vers la mondialisation, histoire politique qui est celle des particularités tenant à linstinct de groupe lequel a précédé lindividu qui sen extrait a posteriori. La générosité rationnelle, universaliste et progressiste, simagine que lindividu est tenu par le petit groupe (le clan) lequel est soutenu par le grand (lÉtat) lequel serait tenu par lHumanité. En réalité cette générosité universaliste lit à lenvers, car le genre humain passe après lAmérique ou lEurope, qui passent après la patrie, qui passent après la famille. En cas de crise cest lappartenance la plus ancienne qui prime et remonte à la surface. En 1914 les prolétaires européens nont pas fait la grève générale et lunion sacrée en dépit de lappel des avant-gardes : on a assassiné Jean Jaurès. Il importe de ne pas se laisser piéger par aucune de ces deux histoires. Dun côté, par celle du progrès. Ayant connue adolescente les horreurs de la 2e guerre mondiale, je me sentirais impardonnable après les catastrophes du siècle où je suis née de me laisser piéger par lespèce dutopie qui nous laisse croire que la techno-science et léconomie mondiale apporteront enfin le bonheur à une humanité plus haute. Ma génération ne peut pas laisser passer cela et trop de " collaborateurs " nous font le coup du progrès salvateur et de lémancipation radicale. Dun autre côté je connais trop les dangers des appartenances uniques qui sont meurtrières, de lexplosion communautaire, de la balkanisation des États, pour ne pas opter pour des collectifs abstraits comme lÉtat de droit en face et sunissant à dautres États de droit, coupés des anciens rapports de tutelle et des appartenances communautaires archaïques. Je conclurai en rappelant ce que nous savons tous pour avoir lu le Gorgias de Platon : que le choix de la rationalité est libre et que lon peut choisir la violence symbolique ou réelle ; et que si lon objecte à celui qui vise la domination que ses choix ne sont pas humains et ne peuvent suniversaliser, il répondra que le débat ne se pose pas en ces termes (ce que fait Milosevic). Cela signifie que le choix entre la violence et le discours rationnel est antérieur à sa mise en forme dans le discours. Luniversel est une valeur mais si elle en reste à elle-même elle ne fait quentériner ce à quoi elle soppose. La nécessité pratique de mettre entre parenthèses le principe universel est inscrite dans la nature même du principe. On ne peut évidemment dépasser cette contradiction qui est celle de la logique de laction morale et de laction politique quen développant son corollaire historique et empirique : lexpérience ne laisse apercevoir que le particulier et le général qui prennent le masque de luniversel. Il faut mettre luniversel, qui est inconditionné, sous condition de réalisation en le gardant comme un conditionné. Mais cet exercice nest possible quà un sujet singulier. Si lon mobjecte que cest là trahir luniversel et la moralité en voulant les respecter, il nest que trop facile de montrer quaucune action politique qui se déroule toujours dans le particulier et le général na fait mieux et quen respectant totalement lexigence morale et luniversel, on risque dy renoncer dans les faits. Lirénisme universaliste a sans doute fait plus de victimes que son meilleur complice le bellicisme particulier. 5 mai 1999
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