LE JEU DU JUSTE Paule-Monique Vernes Je mets cette intervention sur Le jeu du juste sous le signe de l'aphorisme 23 d'Héraclite que Bollack traduit : «ils n'auraient pas lié le nom de justice, si ces chose là n'étaient pas» . Héraclite distingue le singulier abstrait, la justice et son nom, qui comme discours est séparé de la chose qu'il désigne ; le pluriel concret «les choses»désigne les faits interchangeables, le juste et l'injuste dans leurs nécessaires rapports, la même chose peut être dite juste ou injuste sans que les hommes puissent trouver un critère sûr et universel. L'idée de critére vient en effet du discours de vérité, elle suppose un référent, elle n'appartient pas au discours de la justice Privée de déterminations concrètes l'idée de justice est une forme vide car son contenu reste lié à l'opposition primitive. On peut aussi rappeler l'aphorisme 80 : «Si nécessité il y a, c'est la guerre qui est chose commune et la justice qui est discorde, les choses sont selon la discorde et la nécessité.» Si la justice est un nom , elle s'énonce en référence à une justice formelle, inénonÁable dans son contenu parce qu'elle est résorption de tout contenu singulier, de toute différence parce qu'elle serait l'effacement ultime de toute injustice. Ce n'est en effet pas la justice qui fait question première mais l'injustice qui est comme le péché originel des sociétés. Celle-ci ne relève pas d'un simple constat empirique mais elle est sentie comme inadmissible dans un affect, une émotion, quelque chose comme la pitié chez Rousseau, rameau de l'amour de soi et conÁue dans l'horizon de sa suppression, c'est pourquoi en se rapportant à son achèvement impossible, à l'absence de son terme, l'injustice se monnaye à l'infini. Des hommes indifférents au bien-être ou totalement altruistes, dans un monde o_ chacun pourrait jouir de tout ce qu'il désire sans frustration ni envie ou encore des individus placés dans une situation de rareté, purement égoïstes et satisfaisant leur intérêt par la violence, ces hommes là n'auraient pas l'idée de justice et d'injustice. La justice, nous dit Hume (Enquête sur les principes de la morale, section III, 1re partie), n'est utile que là où un groupe limité d'individus que la relative rareté de leurs ressources place dans une situation coopérative mais qui sont désireux d'augmenter pacifiquement la part qu'ils peuvent retirer de cette coopération. Je n'entreprendrai pas d'explorer les multiples théories de la justice sociale ou politique dans la mesure où la justice ne comporte pas de définition qui ne soit controversée. j'explorerai simplement le jeu du juste à partir de la position du terme dans le discours sous trois formes :
I - Toute l'argumentation de Pascal, dans son agaÁante lucidité, s'ordonne autour de l'opposition de l'imagination et de l'essence ;»Rien n'est si fautif que les lois qui redressent les fautes ; qui leur obéit parce qu'elles sont justes, obéit à la justice qu'il imagine et non point à l'essence de la loi. (Pensées, éd Brunschwicg, ß 294) Dans l'économie réelle du monde, on a mis ensemble la justice et la force et la force dit que c'est elle qui est juste. Je ne m'engagerai pas dans le jeu de la force et du droit mais je veux faire ressortir l'ironie pascalienne face aux théories sur l'essence de la justice : Première hypothèse : l'essence de la justice réside dans les lois naturelles universellement connues, à cette opinion classique des StoÔciens, à cette exigence d'universalité et de constance Pascal oppose la réalité des variations et des différences. Dans le monde, il n'y a que des différences ; différences de lieux, vous êtes nés de ce côté de la montagne, il demeure au-delà de l'eau, trois degrés d'élévation du pôle etc. ; différences de temps, être a»né, c'est une différence mais si je suis a»né et né de l'autre côté des Pyrénées, c'est une différence de différence et ceci à l'infini, ce qui signifie qu'il n'y a pas de référent dernier, il y a différence par rapport à rien. La deuxième hypothèse : la justice est l'autorité du Législateur (Machiavel aussi bien que Hobbes) et la troisième : la justice est la commodité du souverain (Thrasymaque dans la République de Platon) sont détruites puisque l'essence est à chaque fois renvoyée à un singulier. La quatrième hypothèse, celle qui renvoie à la coutume présente, appara»t comme la plus s°re. La coutume, faite de différences agglutinées, stabilisées, pure facticité fait toute l'équité pour la seule raison qu'elle est reÁue. On assiste à un double anéantissement du point de vue de l'essence : objectivement la coutume n'est que du caprice érigé en habitude, subjectivement elle est reÁue comme révélation indiscutable, elle est sans principe fondateur, sa réception est un néant de principe dont la découverte anéantit la coutume. La source «mystique» de son autorité est qu'elle demeure sans raison. Toute justice repose pour Pascal sur la mise en évidence d'un inconditionné (ce qui conditionne tout, étant lui-même sans condition) qui est l'imagination à laquelle il est impossible d'échapper dans l'ordre de la connaissance naturelle. Aussi est-il impertinent de poser la question ontologique : qu'est-ce que l'imagination ? puisqu'elle est l'absence d'essence , de constance. Est-il plus pertinent de poser la question topique : o_ agit-elle, quel est son lieu ? Cette question à son tour s'évanouit car dans une topique l'être vient s'ancrer quelque part, comme signifiant or l'imagination agit partout, elle est cause errante, itinérante, pérégrinante, sans foi ni loi. Reste à comprendre comment elle agit car elle n'est pas l'image, le simulacre prenant la place du réel, elle n'est pas mimétique ; elle agit comme force de substitution, de divertissement qui régit toutes les relations humaines, la place est à qui l'occupe. Elle agit en créant des signes et en donnant des prix ; o_ je crois parler , c'est le bruit de la machine. Le discours non médié par la foi ne fait que distribuer des signes qui suppléent à la justice absente, nous ne pouvons que balbutier dans les figures que Pascal nomme» la misère «. Il en résulte que sur le plan social, l'imagination dispense la réputation, le respect et la vénération aux personnes, aux oeuvres, aux biens, elle fait passer les grandeurs d'établissement pour des grandeurs naturelles.(Discours sur la condition des grands). C'est laisser entendre que l'homme est un halluciné, qu'il vit dans une pseudo logique dans un quasi monde lié par la cohérence du fantasme. Le monde o_ l'essence de la loi serait découverte, o_ tout serait selon le vrai et le juste n'existe pas. La vie mondaine s'est insérée dans une couche intermédiaire, une deuxième nature qui n'est que la répétition d'une première habitude . Cette tendance à la répétition, c'est l'amplification irréversible de la chute, la redite de la misère et de l'abandon qui nous mène pour Pascal toujours plus loin de Dieu. De ce jeu imaginaire du juste, on peut tirer 4 conclusions pascaliennes :
C'est la pluralité des formes du juste qui est mise ici en avant, l'enfermement dans les stratégies de l'imagination met toutes les positions erronées sur le même plan ; Le jeu du juste est un jeu dialectique qui ne s'arrête jamais mais qui est immobile. La dialectique pascalienne est structurelle, synchronique, c'est le perpétuel renversement du pour et du contre qui signe l'absence d'avenir, de progrès et le manque de créativité historique des collectivités. Il ne s'agit pas ici de positivisme juridique car les positivistes sont gens optimistes persuad,s que leur droit positif fait une justice ; Pascal est sceptique et relativiste. II - Cette créativité est-elle mieux respectée dans le jeu mimétique du juste où il s'agit d'inscrire une essence dans le réel ? Ce que l'on appelle d'ordinaire la justice répond à la position du terme dans un discours que je nomme descriptif ou théorique, discours tenu par quelqu'un persuadé qu'il énonce l'être vrai de la justice. On a ici un type de discours qui domine la pratique sociale et se la subordonne et dont la philosophie de Platon donne le modèle mais aussi discours propre aux théoriciens, aux philosophes, aux politiques au sens noble présumé du terme, qui affirment une essence de la justice : la distribution sociale , égalitaire ou inégalitaire, sera juste si elle est conforme au discours qui dénote la distribution juste. Je laisse de côté le contenu de la justice pour considérer la position du terme qui va dire en quoi consiste ce contenu. Cette position implique la représentation de la chose comme absente, qui ne sera correctement effectuée dans la société que si elle est d'abord correctement décrite en pensée. Platon pense que si l'on a une vue juste et vraie de l'être, on peut la réinscrire dans l'organisation sociale avec, certes, des intermédiaires (l'me, l'éducation) mais le modèle reste la distribution de l'être que répète la société, distribution des capacités, des responsabilités, des valeurs et des biens, à partir d'un unique principe : chacun est par nature approprié à une seule fonction. Ce type de discours est commun à toute une tradition politique (qui inclut Marx) et signifie que la théorie a un rôle indispensable, elle sert à conduire une analyse correcte qui peut aller loin, porter par exemple sur la distribution des biens qui s'appelle le capitalisme, faire l'objet d'un ensemble de livres qu'on appelle Le Capital, énorme discours théorique destiné à fonder la légitimité de la distribution communiste des biens. Bien sûr personne n'a pensé que la théorie était suffisante à faire régner la justice, car alors il n'y aurait plus besoin de faire de la politique, mais la théorie est nécessaire. Il faut reconnaître que le dispositif est tout-à-fait paradoxal ; d'une part une théorie qui cherche à définir plus ou moins scientifiquement ce qui manque à la société pour être juste, d'autre part, branchées sur cette théorie, des prescriptions, des dispositions à prendre dans la réalité pour qu'elle soit conforme à la représentation théorique : une constitution, un ensemble de lois ou des dispositions que Marx croit trouver, par exemple, dans la Commune de Paris mais qui n'ont de sens que parce qu'elles vérifient la description impliquée dans l'analyse théorique du Capital. Dans cette perspective la prescription ne devient obligatoire que si celui qui la reÁoit est capable de se mettre à la place du théoricien de refaire le discours théorique qui légitime l'ordre donné. S'il n'en est pas capable, il ne sera pas obligé mais contraint. Dés lors se pose la question de la coïncidence du théorique et du prescriptif que Platon résout par la mimésis, par l'imitation de l'essence de la justice. S'il y a une imitation ignare et rusée, celle du sophiste, du poète et de l'orateur public, il y a une imitation savante, celle du philosophe qui vise la forme pure de la justice et de la vertu tout entière. La contradiction vient de ce que tous les hommes ne sont pas voués à la connaissance, leur nature ne l'admettant pas. ¿ eux convient le mythe, le divin mensonge que seul l'imitateur savant peut produire, seule la vérité peut mentir car elle connaît l'efficacité et la nécessité du mensonge là où elle ne peut pénétrer elle-même. Seul un mythe (les 3 races) peut entra»ner l'adhésion de la société à ces institutions théoriquement définies. Cependant un mensonge reste un mensonge et son caractère divin n'y change rien, l'affaire est simple : la justice théorique ne peut s'installer dans la réalité qu'au prix d'une injustice fondamentale. Le jeu du juste dans la mimésis ne peut se jouer jusqu'au bout parce qu'on ne peut dériver le juste à partir du vrai, du discours du spécialiste , philosophe ou savant. La confusion du descriptif et du prescriptif a toujours autorisé le privilège inouï que se sont accordé en matière de politique et de justice les conseillers des princes, les intellectuels organiques des partis, les experts de toute sorte, comme si une bonne description d'un problème pouvait produire des prescriptions justes. Le droit lui-même ne prescrit pas, il ne dit pas : tu dois, il dit une règle et lui soumet un cas. III - La question du juste ne peut se résoudre en termes de modèle en dépit du fait que la tentation du modèle soit toujours présente, elle ne peut se poser qu'à partir de l'injustice vécue. Certes les théoriciens de la justice partent d'une découverte de l'injustice et proclament l'urgence d'une politique de la justice mais ils font abstraction de cette expérience dans la construction de la théorie ainsi Rawls s'appuie sur» un voile d'ignorance» et Habermas sur «la situation idéale de parole». Le sens de la justice ne cesse d'être présupposé et opère comme condition trancendantale de tout le développement procédural. La dérivation du politique à partir du théorique n'a même plus l'air d'être vraie pour la société moderne. Une autre réponse à la question de la justice est possible et elle existait déjà à l'époque de Platon sous la forme de la démocratie : sera juste l'ensemble des prescriptions produites par l'ensemble du corps social auquel ces prescriptions s'appliquent. La communauté des citoyens (démos) proclame qu'elle est absolument souveraine (autonomos, régie par ses propres lois), qu'elle possède sa juridiction indépendante (autodikos), qu'elle se gouverne elle-même (autotélès). Ce n'est pas ici le lieu de développer les catégories propres à la démocratie athénienne, on peut les résumer par l'autonomie : autonome, celui qui dit le juste est lui-même pris dans la même sphère de langage que ceux qui reÁoivent la prescription, qui sont eux-mêmes autonomes. Tout l'appareil énorme de la pensée politique qui croit justifier ce qu'elle décrète pour que la société soit juste et que la distribution soit bien faite est en réalité futile dans la mesure o_ une prescription ne peut trouver sa justification dans un énoncé théorique. On sort de la problématique du modèle pour passer à une problématique o_ la grande affaire est celle du sujet qui est à la fois destinateur et destinataire de la prescription. Dans la pensée politique moderne c'est Rousseau qui énonce le premier le règle de l'autonomie : «L'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est liberté»; Kant dans La critique de la raison pratique ne fera que développer cette proposition. L'autonomie domine la problématique moderne de la justice : on dit qu'est juste un énoncé tel qu'il puisse être proféré par toutes les volontés qui en le prononÁant n'aliènent pas leur liberté. On est l'auteur de la loi devant laquelle on s'incline et la justice ne pourra exister qu'autant que les sujets libres se seront mis d'accord sur les lois. Le contrat social sépare le juste et le bon en substituant la procédure d'une délibération préalable à tout engagement concernant le bien commun. 3 conséquences découlent du jeu prescriptif du juste dans l'autonomie :
Dans le coup par coup, on ne peut se passer d'une finalité ; pour Kant, l'Idée qui sert de régulateur à la décision de justice, c'est dans la morale la totalité des êtres raisonnables et dans la politique l'unité de l'humanité d'un point de vue cosmopolitique, ou encore l'humanité pacifiée. On peut reprocher à l'Idée kantienne son caractère d'horizon, d'asymptote sans qu'on puisse jamais dire nous : nous y voilà.! Comme si la justice était une étoile polaire qui guide notre navigation mais dont il n'est pas question, par principe, de s'approcher. La justice peut se réaliser effectivement dans l'histoire et elle l'a été. Il y a une différence radicale entre le citoyen athénien et le sujet du roi de Perse. Dire que la justice ne peut pas se réaliser intégralement, c'est ne pas comprendre comment la question se pose et rester prisonnier de l'ontologie. S'il n'y a jamais eu de vérité intégrale, cela ne veut pas dire qu'il n'y a jamais eu de vérité effective ni que cela abolit la distinction du vrai et du faux. Est-ce que l'imperfection de la démocratie occidentale abolit la différence effective d'un citoyen canadien, anglais, franÁais ou américain et la situation d'un allemand sous le nazisme, d'un russe sous le totalitarisme communiste ou d'un malheureux habitant de la Sierra-Léone ? Si la justice intégrale (celle des utopies qui, pour peu qu'elles se réalisent, se renverseraient en pur délires d'ordre) est irréalisable cela ne signifie pas qu'une certaine forme de justice le soit parce que la justice n'est pas ailleurs, extérieure à l'histoire. L'exigence de justice comme celle de la vérité sont notre création Si la justice ne pouvait être l'objet d'un investissement, elle n'aurait pas survécu dans l'histoire et il faudrait admettre que la protestation contre l'injustice est un travail vain qui sauve peut-être l'me de ceux qui s'en chargent mais non l'existence de ceux qui en sont les victimes. Ma conclusion sera double, elle concerne la globalisation et le terrorisme : 1 / Dans le champ clos de la démocratie sociale telle qu'elle s'est construite au XXe siècle, où les individus autonomes n'ont paradoxalement jamais fait la loi, la misère et l'injustice ne pouvaient subsister qu'à la condition que la majorité et ses représentants le veuillent bien, sinon il ne tenait qu'à la loi de taxer, de redistribuer comme il convenait au bien commun. Certes l'État-Providence a connu des succès non négligeables en ce qui concerne l'égalité liée à la prospérité ; ils ont été produits par l'ajustement du capital aux conditions sociales que les forces populaires et démocratiques imposaient, le compromis capital/travail a créÈ un rapport de forces beaucoup plus favorable aux défavorisés qu'il ne le fut jamais auparavant. Cependant la main invisible et l'harmonie spontanée des intérêts n'y étaient pas pour grand chose. Tout autre est la situation aujourd'hui. Au début du XXI_ siècle le fondement du néolibéralisme qui se réduit à l'affirmation que les individus libres et égaux par nature occupent d'emblée une position équivalente appara»t relever de l'illusion. Toutes les formes de sociétés libérales sont dissociées de leur projet de justice parce qu'elles réduisent la demande humaine aux paramètres du développement et de la consommation. Elles ne peuvent plus avoir de politique démocratique à l'égard du reste du monde. Les politiques de conditionnalité dont les fondements officiels sont les droits de l'homme sont en réalité des stratégies du marché qui a besoin d'un certain type de régime o_ la pauvreté serait organisée. La richesse une fois établie perdure, afin que d'autres soient tentés de devenir riches à leur tour, elle s'accommode fort bien d'être détenue par ceux qui la méritent le moins. Cependant, projetées hors d'elles-mêmes par la mondialisation, nos sociétés sont sommées de retrouver au niveau mondial les valeurs de base de l'État de droit conquises dans l'espace des nations et d'inventer une démocratie mondiale o_ les pays les plus forts fassent place aux plus faibles. Il reste au moins cela, une croyance en la justice, en la garantie pour chacun, quelques soient ses opinions ou la couleur de sa peau, de certains droits élémentaires qui n'ont pas fini d'exploser en cha»ne, jusqu'à l'inquiétante course aux procès ridicules au nom de droits loufoques. 2 / Reste que dans une situation pragmatique d'obligation o_ l'on n'a pas de règles pour se conduire (qu'il s'agisse de l'État ou de l'individu), o_ l'on ne sait pas ce qui est réellement juste, on ne peut que s'aventurer à faire une hypothèse, à imaginer les effets de l'action et considérer que ce qui est injuste, ce n'est pas le contraire du juste mais ce qui interdit que la question du juste et de l'injuste reste posée, c'est l'impossibilité de continuer à jouer le jeu du juste et de l'injuste. Soit une bataille à deux, celui qui est face à moi pense que ce que je fais et pense et injuste, moi je pense que ce qu'il fait et pense est injuste ; sa liberté reste entière et la mienne aussi. On a affaire à deux systèmes de prescriptions qui empiètent l'une sur l'autre et qui sont incompatibles, c'est le jeu de la guerre (je ne dis pas que je suis pour !). Vainqueur ou vaincu, on peut continuer à jouer et négocier, trouver un compromis politique. Le terrorisme et la prise d'otages sont des violences d'une autre sorte (à condition de préciser que depuis 1914 toute guerre moderne est terroriste (La guerre totale selon Ludendorf). Cette violence est de même nature qu'elle soit utilisée par l'État, par un groupe minoritaire ou par un individu. Le terrorisme est une mutation de la violence schématisée dans la figure du kamikaze, figure nouvelle qui se distingue d'autres figures historique du suicide de conviction politique. Les kamikazes du World Trade Center et du Pentagone sont détachés de tout champ de bataille, ne servent aucune cause désignée, la négociation n'est pas leur but. L'ennemi est l'univers globalisé, attaqué dans la figure de singulière d'un État, symbole de l'altérité absolue de l'ennemi générique. Dans la prise d'otage, celui-ci est menacé de mort mais cette menace est destinée à un tiers, non à lui-même ; cela exclut le jeu du juste parce que l'otage y est pris comme moyen, non comme adversaire, c'est la menace de mort qui sert d'argument. Le preneur d'otage fait une politique qui se veut pédagogique, qui a l'air de l'être et qui ne peut pas l'être, c'est une politique o_ ce qui est réellement visé c'est de faire céder le tiers qui n'est pas seulement l'État mais l'opinion ; on incite l'opinion à faire pression sur l'État en faisant pression sur elle par la peur. Le coup que l'on porte à l'autre n'est pas un coup qui l'affaiblit : qu'Aldo Moro soit enlevé et assassiné, que les Twin Towers soient détruites ne change rien à la puissance de l'Italie et des États-Unis, mais on espère faire porter le coup par le tiers témoin, l'opinion. Dans ce cas tout le monde est pris sans liberté, le lien social est compromis. Le problème politique a toujours été celui du lien social ou plutôt de l' interruption de ce lien, de sa rupture et de sa mort, qu'il s'agisse de guerre civile, de massacre, de famine, de répression ou de chômage. On a objecté que la violence de l'oppression ne laissait que la violence comme recours o_ tous les moyens sont bons. Cette objection porte à faux car si la violenc est partout dans l'histoire, c'est un fait, ce n'est pas une thèse à défendre. D'une part, la réalité des injustices et du désespoir est indéniable, elle invite à la solidarité, à des moyens d'action qui permettent d'améliorer la situation et qui sont à inventer ; d'autre part, les actions terroristes étant le fait de réseaux, d'individus, ce sont eux qu'il faut combattre ; construire la riposte comme une réponse à une menace universelle c'est reproduire par mimétisme l'injustice du terrorisme. Le jeu autonome du juste a besoin d'une volonté critique qui n'accorde pas aux défavorisés un bon droit automatique qui excuserait les actes les plus barbares, car cela reviendrait à leur dénier toute distinction morale comme si elles ne valaient que pour nous, ce serait de la condescendance. Ce jeu doit récuser l'utopie intellectuelle qui voudrait accréditer l'idée qu'une revanche totale des opprimés supprimerait les conflits et les malheurs du monde alors qu'elle ne déplacerait et perpétuerait incessamment l'injustice. La prescription d'être juste ne peut se penser qu'en termes d'avenir, le discours impliqué dans ce jeu là est le discours sur ce qu'il en est de l'histoire, le jeu de l'histoire de la communauté humaine. On ne peut commensurer ce discours avec la réalité parce que, dans ce cas, la réalité est à faire. Cette prescription ne peut se passer de l'imagination des effets de l'action, de ce qu'on appelle une fin. Il faut cependant ne jamais oublier que toutes les fins sont malheureusement justifiables et qu'en politique, ce sont les moyens qui jugent la fin.
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