LE CITOYEN COMME PERSONNAGE PHILOSOPHIQUE

Patrice Vermeren

Le citoyen est redevenu, depuis une quinzaine d’année, un personnage philosophique, ou pour parler comme Gilles Deleuze un personnage conceptuel (1), ce qu’il n’était plus depuis longtemps. On pourrait dire que ce personnage a une histoire : il est né dans l’Antiquité gréco-latine, il réapparaît périodiquement, quand il s’agit par exemple de penser la Révolution Française, ou, en Argentine et en Uruguay, la nation à la fin du dix-neuvième siècle (2). Mais il peut disparaître, s’absenter de la scène indissociablement philosophique et politique qui est son lieu de prédilection, par exemple à l’occasion d’une dictature militaire ou avec les événements de mai 1968, au profit d’autres personnages conceptuels : le peuple, l’exilé, le révolutionnaire, l’immigré. Et quand il réapparaît, c’est toujours en déployant un champ de significations nouvelles, reconstruisant une tradition dont l’origine peut être soit réelle, soit mythique, qui définit son orthodoxie par exclusion de ce qui n’est pas elle, légitimant une modernité qui n’est pas pure répétition du même, mais invention du nouveau.

Un personnage conceptuel selon Deleuze a au moins cette différence avec une figure esthétique d’être d’abord une puissance de concepts, tandis que celle-ci est une puissance d’affects et de percepts. Mais aussi bien " le concept comme tel peut être concept d’affect, autant que l’affect, affect de concept ". Et surtout " les personnages conceptuels ont ce rôle, manifester des territoires, déterritoralisations et reterritorialisations de la pensée (3) ".

On voudrait poser cette question : comment et sur quelles reconstructions de la tradition le citoyen (ré)apparaît-il comme personnage conceptuel dans la philosophie politique de ces dernières années en Argentine, en Uruguay et en France ? À quelles conditions peut-il produire des questions nouvelles dans le champ de la pensée ?

Du citoyen antique au citoyen moderne

Dans le discours de la science et de la philosophie politique française contemporaine, le personnage du citoyen réapparaît comme symptôme de crise de la démocratie républicaine : crise de confiance dans la représentation politique, crise de l’exclusion sociale avec le chômage, crise de l’intégration de l’immigration (4). La citoyenneté moderne est alors pensée dans sa différence avec la citoyenneté antique, telle que la définit Claude Nicolet : un statut unitaire par lequel tous les citoyens sont égaux en droit (5) ; les citoyens, et non les hommes, l’homme étant, comme l’a montré Hannah Arendt, sans droit dans le droit romain (6). La citoyenneté antique se définit aussi, et indissociablement, par l’accès à la décision politique, à " la participation à l’exercice des pouvoirs de juge et de magistrat (7) "

Avec la Renaissance, l’idéal républicain de l’Antiquité revient sur la scène philosophique. Mais pour Jean Bodin, si " tout citoyen est sujet, étant quelque part de sa liberté diminuée par la majesté de celui auquel il doit obéissance, (en revanche) tout sujet, (et notamment l’esclave), n’est pas citoyen (8) ". La question de la République de Bodin n’est pas en conséquence celle de la citoyenneté, mais celle de la sujétion : le Souverain commande à tous, et pas seulement aux hommes libres. Et la Souveraineté, " puissance absolue et perpétuelle d’une République ", ne se rattache ni à un homme, ni à plusieurs, ni même à un titre honorifique, elle est à elle même son propre principe.

Il faut attendre le XVIIIe siècle et les révolutions américaine et française pour que le personnage du citoyen moderne soit conceptuellement élaboré et passe dans le droit. Mais c’est un citoyen clivé. Avec la séparation de l’État et de la société civile, les droits civils (résidence, cens, conscription, droit d’ester en justice) sont distincts des droits d’accès à la décision politique (la magistrature). Se pose alors le problème de la représentation de la souveraineté générale, et de sa légitimation. Contrairement à Rousseau, pour lequel la volonté générale ne se délègue pas, tous les théoriciens du gouvernement représentatif s’interrogent sur la manière de faire du gouvernement – selon l’expression de Sieyès – une profession particulière (9) Pour les libéraux, la représentation repose sur un principe censitaire (la propriété autorise par les loisirs qui lui sont attenants la capacité de jugement). Pour les révolutionnaires de 1848, le suffrage universel est fondé sur le jugement en conscience. On sait qu’il faudra attendre 1944 pour que les femmes y aient accès.

Crise de la représentation : la citoyenneté capacitaire

Pour autant, le système français aujourd’hui, s’il fait bien dépendre la participation au gouvernement des élections au suffrage universel, recrute sa haute administration dans les grandes écoles, au premier rang desquelles l’École Nationale d’Administration (10). Et comme la majorité des dirigeants des partis politiques sont eux-mêmes issus de ces grandes écoles, l’accès à la décision politique est de fait réservé à quelques-uns, recrutés par concours public selon la tradition de l’élitisme républicain. La citoyenneté n’est donc pas fondée uniquement sur le jugement en conscience du suffrage universel, mais aussi sur la compétence de la gestion administrative : ce que Blandine Kriegel nomme une citoyenneté capacitaire.

Que ce pouvoir de l’État administratif puisse être contrebalancé par celui des médias est aussi en question : car qu’en est-il de l’exercice réel de ces libertés d’opinion, de la presse, de l’affichage, de réunion, d’association, qui témoigneraient d’un droit individuel de juger les actes publics de gouvernement ? Comme l’a montré Dominique Reynié, le triomphe de l’opinion publique peut apparaître d’abord comme le triomphe politique de l’opinion : la consécration de la mise en représentation d’un monde politique pour organiser la forclusion du monde social.

" Le triomphe de l’opinion publique est le résultat contradictoire d’un travail laborieux consacrant la souveraineté populaire pour satisfaire un impératif d’ordre public, et offrant aux masses des modalités de communication avec leur gouvernement reposant sur l’aménagement d’un espace public et l’élection régulière de représentants (…). Finalement, sous sa forme actuelle, le triomphe de l’opinion publique éclaire la difficulté présente des ordres politiques pour lesquels l’élection épuise la réalisation du principe démocratique. La promotion de l’opinion publique a été une réponse au gouvernement des masses, mais son triomphe pose maintenant la question de l’avenir des démocraties électorales (11) ".

La crise de la citoyenneté est d’abord une crise de la représentation. Les institutions représentatives visaient à l’origine à soumettre les gouvernants au jugement des gouvernés : la dimension démocratique de leurs liens n’était ni la similarité, ni l’exécution par ceux-ci des instructions de ceux-là, mais la reddition des comptes, suivie du verdict des élections. La composition du personnel politico-médiatique peut s’être transformée au profit d’une élite républicaine de hauts fonctionnaires recrutés sur la compétence et élue par le peuple, mais la perception commune est celle d’une distance incommensurable entre l’électeur et l’élu : " les évolutions présentes apportent un démenti à la croyance que le lien représentatif était destiné à avancer toujours vers plus d’identité ou d’identification entre gouvernés et gouvernants (12) ".

Contrat social, Droit civil et Droits de l’homme

Reprenons l’argumentation de Blandine Kriegel, qui se donne explicitement comme généalogie du concept de citoyenneté. La citoyenneté moderne est fondée philosophiquement sur le contrat social (cf. Rousseau, Hobbes, Spinoza, Locke, Pufendorf, etc.), acte volontaire du peuple rassemblé dans l’Assemblée, un peuple défini par la Constitution de l’An I comme " l’universalité des citoyens ". Les conséquences en sont l’élimination de la sphère privée et l’extranéité de la condition politique et de la condition civile (s’opposant par là à l’objection libérale et civiliste s’étayant sur le Code civil) et l’élimination de la sphère sociale (s’opposant à l’objection socialiste, le citoyen n’étant jamais considéré comme propriétaire ou travailleur). Individu masculin et isolé, fondant la société sur un acte de volonté, le sujet citoyen est le sujet cartésien, séparé de la nature des choses.

Mais pour le Code civil, il en va tout autrement. Le sujet citoyen n’est plus un individu abstrait et désincarné, mais un père, un époux, un fils, et un propriétaire. Le cogito cartésien était fondé sur la reconnaissance de la liberté et de l’égalité de la raison, le code civil soumet les sujets de droit aux obligations d’une nature pensée comme profondément inégalitaire, quant à la relation hommes-femmes, parents-enfants, et dans la référence à la propriété.

Enfin, l’invention du concept moderne de citoyenneté doit beaucoup à la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen, puisque les droits civils sont avant tout l’expression des droits naturels et sacrés reconnus à tous. Il s’ensuit d’abord que toute fonction ou honneur dans la République devrait dépendre du seul mérite, et aussi que l’association civile a pour fonction d’instituer et de garantir ces droits menacés par la guerre ou la nature et de les déclarer. L’ambiguïté apparaît dès l’origine entre les droits-libertés, qui garantissent les citoyens contre l’État (liberté de pensée, d’expression, de culte, de réunion, de travail ou de commerce), et les droits créanciers, qui autorisent les individus à réclamer à l’État une intervention en leur faveur (droit au travail, à l’instruction, au repos) (13). Les droits créanciers, de 1848 à la protection du travail et de l’État Providence après la Seconde Guerre mondiale à la législation de la Communauté européenne, n’ont cessé de prendre de l’importance. Il en résulte au moins une difficulté : jusqu’où peut s’étendre cette inflation de nouveaux droits ?

Et surtout, l’application du principe de la citoyenneté fondée sur l’idée d’humanité rencontre l’obstacle de l’extension de la cité ; la société étant trop étendue pour qu’un système de démocratie directe soit possible, la philosophie politique s’enferme dans la question de la représentation et de ses deux acceptions de " mandat " et de " figuration ", et dans celle de l’indétermination initiale des attentes et des promesses de la démocratie : la mise en forme pratique du pouvoir démocratique au regard de sa définition philosophique, et la réalité sociologique d’un peuple insaisissable face au principe politique de la suprématie de la volonté générale (14). Et la définition de la nature de l’homme, si elle n’est plus aujourd’hui porteuse de l’inégalité face au suffrage universel, marque toujours le champ agonistique de la reconnaissance de la parité dans la représentation et la décision.

Citoyenneté et nationalité

La généalogie du concept de citoyenneté se complique encore avec la naissance du principe de nation à la fin du XVIIIe siècle. La reconnaissance du droit des peuples attribue la souveraineté à la nation, et en dépossède le prince ou le monarque. Qu’est-ce qu’une nation ? Un peuple a une histoire, il est le produit d’un héritage matériel et spirituel (on parle ainsi de " l’esprit d’un peuple "). Définir la citoyenneté au regard de l’appartenance à une communauté nationale, et non pas en référence à la république universelle (cf. Kant) conduit alors à se tenir entre les deux bornes du jus soli (comme en France, et le modèle alors adopté est celui de l’intégration) et celle du jus sanguinis (soit le modèle allemand, qui détermine un autre modèle de l’immigration).

La démarche de la philosophie politique française – telle qu’elle est restituée dans l’ouvrage de Blandine Kriegel, dont je continue à suivre l’argumentation – conduirait donc à travailler le concept de citoyenneté dans la référence à la pluralité de ses sources : droit de l’État, droit civil, droits de l’homme, droit des peuples, pour y découvrir la difficulté d’en produire aujourd’hui une définition univoque et y trouver les raisons de la crise contemporaine de la citoyenneté. Cette interrogation se tient dans un présupposé non élucidé : le citoyen est un sujet possesseur de droits, et toute la question est de savoir si ces droits s’exercent ou non. C’est à partir de là que tous les discours de la philosophie politique se tiennent dans la mesure de l’inadéquation du droit au fait, dans le diagnostic du déficit de citoyenneté.

Un héritage sans testament

Une autre manière d’interroger le personnage philosophique du citoyen serait par exemple de revenir à la Révolution Française comme " invention du politique ". C’est ce champ que déploie Laurence Cornu en revisitant les premières propositions républicaines à partir de 1791 et leur devenir en 1792, dans Les mots du politique dans l’invention de la République (1791-1792) (15) :

" Qu’est-ce qu’un citoyen ? Qu’est-ce que la citoyenneté ? Ces questions sont devenues pour nous :

  • Historiquement : comment comprendre certaines difficultés de la tradition républicaine française ?
  • Philosophiquement : qu’est-ce que la politique ? Qu’est-ce qu’un espace public ?
  • Anthropologiquement : à quelles conditions peut-on parler d’un " sujet politique " ? Quelle pensée du lien social et de l’espace public est présupposée dans l’hypothèse d’un être capable de dire " je ", de juger, d’apparaître dans l’espace public ? ".

Laurence Cornu part du moment originel de la fuite du roi Louis XVI et de son arrestation à Varennes, moment constitutif du débat autour de la question : comment républicaniser la constitution en cohérence avec les principes politiques de 89 ? La constitution française est alors, selon le mot de Robespierre, " une république avec un monarque. Elle n’est ni monarchie ni république. Elle est l’une et l’autre ". La trahison du roi révèle brutalement la question de la vérité de la parole publique : à qui se fier, si le roi trahit ? Question qui radicalise celle qui hante les premiers lendemains révolutionnaires : à qui se fier, dès lors que la parole révolutionnaire est libérée ? Et ce n’est pas seulement la vérité qui est " disponible ", c’est le pouvoir.

Les hypothèses originales que formule Laurence Cornu sont aussi une remise en scène du personnage philosophique du citoyen :

  1. Là où Robespierre est pris dans la répétition d’un discours de légitimité qui absolutise au bout du compte le pouvoir, Condorcet et ses amis font des propositions en termes de légalité, c’est-à-dire d’une loi qui garantisse la liberté.
  2. Là où Robespierre occulte la question de la représentation, Condorcet et Brissot s’attachent à la penser institutionnellement.
  3. Là où Robespierre pratique un terrorisme dans l’exercice même de la parole publique (ce qui a été bien montré par Claude Lefort (16)), Condorcet et Brissot proposent et mettent en œuvre une autre pratique de la parole publique.

De là qu’en réhabilitant contre Robespierre le discours de Brissot et de Condorcet occulté et historiquement écrasé par la Terreur, Laurence Cornu montre que c’est son rapport à la chose publique qui fait le citoyen. La manière dont il constitue les affaires comme publiques constitue le sujet politique comme citoyen. Le sujet politique ne préexiste pas à cet acte qui est inséparablement acte de parole et acte politique. Le personnage philosophique du citoyen n’est pas dès lors une essence stable, pérenne ou définitivement perdue dans le jamais plus, mais un risque qui est à reprendre, un geste à retrouver, un possible qui a eu lieu et qui est à reproduire, un " héritage sans testament " pour reprendre l’expression du poète René Char dont le mode d’emploi et la transmission ne sont pas fixés, et que notre modernité aurait à réinventer pour elle-même.

Le politique contre l’État

L’argumentation de Laurence Cornu participe d’un présupposé partagé par plusieurs philosophes du temps : ce n’est pas parce qu’il y a des droits institutionnalisés qu’il y a des citoyens. Ce philosophème pourrait être revendiqué, à des titres divers, par Claude Lefort, Miguel Abensour, Alain Badiou, Étienne Balibar, et de Jacques Rancière à Geneviève Fraisse. La citoyenneté viendrait plutôt de la production de l’acte perpétuel par lequel on n’en finit pas de redevenir citoyen sans pouvoir s’installer dans la citoyenneté. Le citoyen est en quelque sorte un citoyen virtuel qui ne peut pas l’être en acte à chaque instant. Réinventer le politique serait alors reconstituer le sujet comme sujet politique. Le citoyen comme personnage philosophique devient un personnage rare, on n’est pas citoyen sa vie durant, mais dans certains moments on se retrouve citoyen. Ce qui implique un mode de penser : si on pense la citoyenneté en acte, comment est-il possible d’éterniser l’acte ?

Il en résulte que la redéfinition du personnage conceptuel du citoyen ne peut plus se travailler dans une généalogie positive, mais vient se confronter à son altérité qui en est constitutive. Claude Lefort passe par une analyse du totalitarisme comme post-démocratique pour montrer les effets désastreux de l’oubli du politique et donner comme question interminable celle de l’institution d’un régime politique libre :

" La démocratie est avènement du peuple souverain qui devient pour les citoyens le nouveau pôle identificatoire ; encore convient-il d’ajouter aussitôt que dans la société démocratique moderne, l’identité du peuple est destinée à demeurer énigmatique, en permanence en quête d’elle-même (16) ".

C’est contre cette indétermination en régime démocratique que peut prendre naissance dans le système totalitaire l’image fantasmatique du peuple – Un cherchant dans l’Égocrate une image spéculaire de sa substance illusoire. De là sa définition de la démocratie comme " démocratie sauvage " :

" Il est vrai que la démocratie, en quelque sorte personne n’en détient la formule, et qu’elle est plus profondément elle-même en étant démocratie sauvage. C’est peut-être là ce qui fait son essence ; dès lors qu’il n’y a pas une référence dernière à partir de laquelle l’ordre social puisse être conçu et fixé, cet ordre social est constamment en quête de ses fondements, de sa légitimité, et c’est dans la contestation ou dans la revendication de ceux qui sont exclus des bénéfices de la démocratie que celle-ci trouve son ressort le plus efficace (17) "

Dans le même ordre des raisons et à partir d’une lecture du manuscrit de Marx sur la " Critique du droit politique hégélien (1843) ", Miguel Abensour développe l’idée que dans la constitution de l’espace politique démocratique, c’est le contre qui est déterminant :

" C’est à la position contre que l’on doit l’institution de la cité démocratique qui rend au conflit la force créatrice de liberté que lui avaient déjà reconnue Machiavel et Montesquieu saluant dans les luttes perpétuelles du Sénat et de la plèbe les chances de la liberté pour Rome. Ce conflit générateur de liberté est multiplié : à cet espace politique où se forment des pôles antagonistes, où s’énoncent des objets de litige, où s’organisent des luttes, s’ajoute un nouveau conflit essentiel entre la démocratie et l’État ; non seulement parce que les grands s’emparent de l’État et que le peuple s’oppose aux grands, mais parce que l’État représente pour la démocratie un danger permanent de dégénérescence. Il suffit que la démocratie laisse le terrain libre pour que ce dernier s’enfle jusqu’à prétendre devenir une forme unificatrice (18) ".

Soit l’idée d’un retour du moment machiavélien où le lieu du politique serait celui des hommes réels et libres. Le dépérissement de l’État est pensé ici dans un contexte proprement politique, puisqu’il autorise la réalisation de l’homme par son passage au politique : " c’est par l’accès à la civitas que se produit l’émergence de la societas (Marx), en rejetant les bornes de l’individu privé, de la famille et de la société civile.

" La sociabilité et l’universalité de l’homme ne sont réalisées que par le passage au politique : le peuple se donne sa propre constitution ; il n’est pas défini de l’extérieur par un ordre établi ou par une constitution octroyée qui lui fixe sa place. Au contraire, dans ce mouvement de constitution aux deux sens du terme, (fondation de soi et texte fondateur de la politique) il se connaît et se réalise soi-même, non comme individu, mais comme peuple. L’être générique de l’homme est révélé par le politique (…) . Le peuple ici n’est pas divisé en classes sociales, c’est un " vouloir être politique ". Une telle constitution est donc un acte permanent, une sorte de " création continue ", et non une dimension temporelle qui introduit dans une autre dimension, un nouvel espace du sacré et de l’aliénation (19) ".

Le Marx de 1843 est pour Abensour en deçà de Machiavel, puisqu’il défend l’idée d’un peuple un, démos total abstrait, quand Machiavel montre que la société démocratique, pour être telle, doit être le lieu de rencontres et de heurts de libertés. Mais cette lecture de Marx lui permet non seulement de montrer que celui-ci a pensé en 1843 la démocratie comme un vouloir faire du peuple tout entier, mais surtout de l’inscrire comme moment dans une pensée du politique où la démocratie n’est pas donnée une fois pour toute dans les institutions ou dans la constitution, et où l’espace politique n’est pas sacralisé dans un État, un territoire, un peuple, qui serait autre chose que la seule volonté politique de ses membres. " La liberté ", écrit Olivier Roy, " n’est pas dans la nostalgie de son éphémère inscription dans un corps politique qui n’est qu’un produit de l’histoire, mais dans l’investissement d’une volonté politique dans les nouveaux espaces de communications et d’interactions ". Un philosophème de la citoyenneté qui prend tout son sens à l’heure de l’Europe et de la mondialisation : il ne s’agit pas de retrouver l’espace homogène de l’État-nation, comme si celui-ci était un recours contre la dissociation entre les citoyens et les " décideurs " dans le village global. Il s’agit d’inventer un espace public et un espace politique sous le signe de l’isonomie, un vivere civile, un agir politique orienté vers la création d’un espace public et la constitution d’un peuple de citoyens, transformer le pouvoir en puissance d’agir de concert, passer du pouvoir sur au pouvoir avec et entre les hommes, l’entre étant le lieu où se gagne la possibilité d’un monde commun.

À partir de cette analyse, Miguel Abensour fustige un certain retour, donné comme restauration, de la philosophie politique sous sa forme académique, qui est amené à se transformer quasi nécessairement en histoire de la philosophie politique, et qu’il oppose à la manifestation post-totalitaire du besoin du politique (pour parler comme Feuerbach), c’est-à-dire la redécouverte de la chose politique après la tentative totalitaire d’effacer cette dimension constitutive de la condition humaine (20). Soit une pensée de la résistance opposée à toute entreprise académique.

Contre la philosophie politique. La présupposition de l’égalité.

Une question que pose aussi, d’une manière spécifique, Jacques Rancière. Proclamer la fin de l’illusion du social et le retour à une politique pure, opposer à l’idéal de la cité définie par son bien propre la triste réalité de la cité moderne comme règne des masses et des besoins, revient en pratique à réserver aux oligarchies politiques et à leurs experts la vertu du bien politique. Soit la réduction du politique à l’étatique. Rancière définit à partir de là le cercle vicieux de la philosophie politique : celui d’une interprétation du rapport entre la relation politique et le sujet politique, de la politique comme l’accomplissement d’un mode de vie propre à ceux qui lui sont destinés. Pour Rancière penser la politique comme un monde vécu spécifique, c’est la perdre. " La politique ne peut se définir par aucun sujet qui lui préexisterait (21) ".

La restauration de la philosophie politique se produit au croisement de l’effondrement des régimes autoritaires et de la montée des logiques gestionnaires de la démocratie libérale et s’accommode facilement d’un absentement du politique. Au contraire pour Rancière la philosophie devient politique quand elle accueille la question de l’égalité et de l’inégalité, une question qui se formule dans l’élément de la mésentente et du conflit sur la répartition de l’égal et de l’inégal : " La politique existe lorsque l’ordre naturel de la domination est interrompu par l’institution d’une part des sans-parts (22) ". Avec le mécompte surgit la dimension proprement politique de la communauté. La politique est l’activité qui a pour rationalité propre la rationalité de la mésentente, et la philosophie voulant poser sa propre rationalité tente d’expulser la mésentente et donc d’en finir avec la politique. Il n’y a donc de politique que litigieuse, sur fond de litige démocratique, c’est-à-dire là où un parti des pauvres réclame sa part de la communauté dans l’élément de la communauté. D’où sa critique de Claude Lefort liant l’inscription du sujet " peuple " à l’effondrement de la figure symbolique du " double corps du roi " :

" L’interprétation de Claude Lefort lie le vide central de la démocratie à la désincorporation de ce double corps, humain et divin. La démocratie commencerait avec le meurtre du roi, c’est-à-dire avec un effondrement du symbolique, producteur d’un social désincorporé. Et ce lien originaire équivaudrait à une tentation originaire de reconstitution imaginaire d’un corps glorieux du peuple, héritier de la transcendance du corps immortel du roi et principe de tous les totalitarismes. À ces analyses, on opposera que le double corps du peuple n’est pas une conséquence moderne d’un sacrifice du corps souverain, mais une donnée constitutive de la politique. C’est d’abord le peuple, et non le roi, qui a un double corps. Et cette dualité n’est rien d’autre que le supplément vide par lequel la politique existe, en supplément à tout compte social et en exception à toutes les logiques de la domination (23) ".

Contre toute tentative de ramener le politique à l’étatique, Rancièreénonce que " l’essence de la politique est l’action de sujets supplémentaires qui s’inscrivent en surplus par rapport à tout compte des parties d’une société ".

Il s’ensuit que pour Rancière la politique n’est en rien nécessaire et advient comme un accident toujours provisoire dans l’histoire des formes de la domination. Activité qui porte sur le partage polémique de la communauté, sur la redéfinition des parts du partage, la politique s’oppose à ce qu’il nomme la police qui a affaire à la distribution des places et fonctions et au système de légitimation de cette distribution. " La politique s’oppose spécifiquement à la police. La police est un partage du sensible dont le principe est l’absence du vide et du supplément ". La politique se donne au contraire pour travail la configuration de son propre espace, et son essence la manifestation du dissensus entendu comme manifestation d’un écart à lui-même. Ce pourquoi la théorie d’Habermas n’est pas recevable aux yeux de Rancière ; la politique n’est pas identifiable au modèle de l’action communicationnelle :

" Ce modèle présuppose les partenaires déjà constitués comme tels et les formes discursives de l’échange comme impliquant une communauté du discours dont la contrainte est toujours explicitable. Or le propre du dissensus politique, c’est que les partenaires ne sont pas constitués non plus que l’objet et la scène même de la discussion. Celui qui fait voir qu’il appartient à un monde commun que l’autre ne voit pas ne peut se prévaloir de la logique implicite d’aucune pragmatique de la communication. L’ouvrier qui argumente le caractère public d’une affaire " domestique " de salaire doit manifester le monde dans lequel son argument est un argument et le manifester pour celui qui n’a pas de cadre où le voir. L’argumentation est en même temps la manifestation du monde où elle est un argument, adressé par un sujet qualifié pour cela sur un objectif identifié, à un destinataire qui est requis de voir l’objet et d’entendre l’argument qu’il n’a " normalement " pas de raison de voir ni d’entendre. Elle est la construction d’un monde paradoxal qui met ensemble des mondes séparés. La politique n’a pas ainsi de lieu propre ni de sujets naturels. Une manifestation est politique non parce qu’elle a tel lieu et porte sur tel objet, mais parce que sa forme est celle d’un affrontement entre deux partages du sensible. Un sujet politique n’est pas un groupe d’intérêts ou d’idées. C’est l’opérateur d’un dispositif particulier de subjectivation du litige par lequel il y a de la politique. La manifestation politique est ainsi toujours ponctuelle et ses sujets toujours précaires. La différence politique est toujours en bord de disparition : le peuple près de s’abîmer dans la population et la race, les prolétaires près de se confondre avec les travailleurs défendant leurs intérêts, l’espace de manifestation publique du peuple avec l’agora des marchands, etc ... La déduction de la politique à partir d’un monde spécifique des égaux ou des hommes libres, opposé à un autre monde vécu de la nécessité, prend donc pour fondement de la politique ce qui est précisément l’objet de son litige ".

Et puisque le propre de la philosophie politique est de fonder l’agir politique dans un mode d’être propre, et donc d’effacer le litige constitutif de la politique, les thèmes de la " fin du politique " et du " retour de la politique " ne sont que deux manières d’annuler la politique dans la relation simple entre un état social et un état du dispositif étatique, et le consensus, annulation du dissensus comme écart à lui-même le nom vulgaire de cette annulation.

Le citoyen et ses doubles

On a choisi de distinguer dans cette conférence quelques-unes des réflexions contemporaines qui interrogent de manière nouvelle le personnage conceptuel du citoyen. D’autres figures pouvaient être questionnées, telles celles que mettent en scène Alain Badiou (24) ou Étienne Balibar (25), ou en Argentine Susana Villavicencio (26) ou Hugo Quiroga (27). Le personnage philosophique du citoyen semble moins intéressant dans sa figure positive que dans ses doubles : l’exclu, le chômeur (28), l’étranger, le sans-papier, la femme (29), etc .... Manière de poser aujourd’hui qu’il n’y a pas de citoyenneté sans postulat d’égalité et sans résistance à l’État, et sans la production de l’acte par lequel on n’en finit pas de redevenir citoyen sans pouvoir s’installer dans la citoyenneté ? Soit aussi, contre la restauration académique de la philosophie politique, une manière en Argentine, en Uruguay et en France de reprendre sous un jour nouveau et de donner actualité à la question de l’émancipation humaine.

Patrice Vermeren :
Centre de recherches politiques de la Sorbonne, CNRS - Université Paris I, et Division de la Philosophie, UNESCO.
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NOTES

(1) Gilles Deleuze, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, éditions de Minuit, 1991, p. 60 ss.

(2) Oscar Teran, Jose Ingenieros : Pensar la Nacion, Buenos Aires, Alianza Bolsillo, 1986 ; Susana Villavicencio, Ciudadania, Democracia y Filosofias de la Nacion. thèse de doctorat, Buenos Aires (à paraître) ; Horacio Gonzalez, Eduardo Rinesi, Facundo Martinez, La Nacion subrepticia, Buenos Aires, El Astillero edicions, 1997.

(3) Gilles Deleuze, op. cit. page 67.

(4) Blandine Kriegel, " Le concept de citoyenneté, problèmes d’histoire et de définition ", 1995, repris dans La Cité républicaine, Paris, Galilée 1998, p. 67.

(5) Claude Nicolet, Le Métier de citoyen dans la Rome républicaine, Paris, Gallimard 1976.

(6) Voir Claudia Hilb (comp.), El resplandor de lo publico. En torno a Hannah Arendt, Editorial Nueva Sociedad, Caracas, 1994.

(7) Aristote, La Politique, III, 6, citée par B. Kriegel, op. cit.

(8) Jean Bodin, La République, 1583, réédition Corpus des œuvres philosophiques de langue française, Arthème Fayard, 1987, I, 6, p. 114, cité par Paul Mathias, " Bodin ou la croisée des desseins ", dans la revue Corpus n° 4, 1997, p. 41.

(9) Sieyès, Observations sur le rapport du comité de constitution concernant la nouvelle organisation de la France, Versailles, Baudoin, Imprimeur de l’Assemblée Nationale, 1789, cité par Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, 1996, p. 14.

(10) Susana Villavicencio et Patrice Vermeren, " L’État et l’Université d’une rive à l’autre de l’Atlantique ", dans Le Télémaque, Presses de l’Université de Caen, n° 13, avril 1998.

(11) Dominique Reynié, Le triomphe de l’opinion publique. L’espace public français du XVIe au XXe siècle, Paris, Odile Jacob, avril 1998, p. 347.

(12) Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, 1996, p. 300 ss.

(13) Dominique Schnapper : " Citoyenneté classique et citoyenneté nouvelle ", dans Culture républicaine, citoyenneté et lien social, Dijon, CRDP de Bourgogne, 1998, p. 245.

(14) Pierre Rosanvallon, Le peuple introuvable, histoire et représentation démocratique en France, Paris, Gallimard, 1998.

(15) Laurence Cornu, Les mots du politique dans l’invention de la République (1791-1792), thèse, EHESS, 1998, à paraître.

(16) Claude Lefort, dans Passé Présent, n° 2, " La Terreur révolutionnaire ", 1993, p. 11-43.

(17) Miguel Abensour, " Réflexions sur les deux interprétations du totalitarisme chez C. Lefort ", dans La démocratie à l’œuvre, sous la direction de Claude Habib et Claude Mouchard, Paris, éditions Esprit, 1993, p. 126.

(18) Miguel Abensour, La démocratie contre l’État. Marx ou le moment machiavélien, Paris, PUF, 1997, p. 108, traduction en espagnol d’Eduardo Rinesi, Buenos Aires, ediciones Colihue, 1998.

(19) Olivier Roy, " Marx anar et moderne ", dans Critique, 601-602, juin-juillet 1997.

(20) Miguel Abensour, " De quel retour s’agit-il ? ", dans Les choses politiques, numéro spécial des Cahiers de philosophie, 18, hiver 1994-95, p. 5-8.

(21) Jacques Rancière, " Onze thèses sur la politique ", dans Filozofski Vestnik, Ljiublijana, 2, 1997.

(22) Jacques Rancière, La mésentente, Paris, Galilée, 1995.

(23) Jacques Rancière, " Onze thèses sur la politique ", op. cit., repris et modifié dans De la passion à l’action : l’invention du politique, sous la direction de Georges Navet et Patrice Vermeren, Paris, L’Harmattan, collection " La philosophie en commun ", 1998, et dans Aux bords du politique, Paris, La Fabrique, 1998.

(24) Alain Badiou, " Philosophie et politique ", dans Conditions, Paris, Le Seuil 1992, p. 215 ss ; Abrégé de métapolitique, Paris, Seuil, 1998.

(25) Étienne Balibar : Les frontières de la démocratie, Paris la Découverte 1992, traduction Carlos Ruiz Schneider, Santiago de Chile, ed. Andres Bello 1997 ; Le droit de cité, Paris, Les éditions de l’Aube, 1998.

(26) Susana Villavicencio, Ciudadania, Democracia y Filosofias de la Nacion, op. cit.

(27) Hugo Quiroga, La democracia que tenemos, Rosario, Homo Sapiens Ediciones, 1995.

(28) Éric Lecerf, La famine des temps modernes. Essai sur le chômeur, Paris, L’Harmattan, 1992.

(29) Geneviève Fraisse, Muses de la Raison. Démocratie et exclusion des femmes en France, réédition Paris, Folio-Gallimard 1995. Voir aussi Geneviève Fraisse et alii, El ejercicio del saber y la diferencia de los sexos, Buenos Aires, ediciones de la Flor, 1993.