LE CITOYEN COMME PERSONNAGE PHILOSOPHIQUE Patrice Vermeren Le citoyen est redevenu, depuis une quinzaine dannée, un personnage philosophique, ou pour parler comme Gilles Deleuze un personnage conceptuel (1), ce quil nétait plus depuis longtemps. On pourrait dire que ce personnage a une histoire : il est né dans lAntiquité gréco-latine, il réapparaît périodiquement, quand il sagit par exemple de penser la Révolution Française, ou, en Argentine et en Uruguay, la nation à la fin du dix-neuvième siècle (2). Mais il peut disparaître, sabsenter de la scène indissociablement philosophique et politique qui est son lieu de prédilection, par exemple à loccasion dune dictature militaire ou avec les événements de mai 1968, au profit dautres personnages conceptuels : le peuple, lexilé, le révolutionnaire, limmigré. Et quand il réapparaît, cest toujours en déployant un champ de significations nouvelles, reconstruisant une tradition dont lorigine peut être soit réelle, soit mythique, qui définit son orthodoxie par exclusion de ce qui nest pas elle, légitimant une modernité qui nest pas pure répétition du même, mais invention du nouveau. Un personnage conceptuel selon Deleuze a au moins cette différence avec une figure esthétique dêtre dabord une puissance de concepts, tandis que celle-ci est une puissance daffects et de percepts. Mais aussi bien " le concept comme tel peut être concept daffect, autant que laffect, affect de concept ". Et surtout " les personnages conceptuels ont ce rôle, manifester des territoires, déterritoralisations et reterritorialisations de la pensée (3) ". On voudrait poser cette question : comment et sur quelles reconstructions de la tradition le citoyen (ré)apparaît-il comme personnage conceptuel dans la philosophie politique de ces dernières années en Argentine, en Uruguay et en France ? À quelles conditions peut-il produire des questions nouvelles dans le champ de la pensée ? Du citoyen antique au citoyen moderne Dans le discours de la science et de la philosophie politique française contemporaine, le personnage du citoyen réapparaît comme symptôme de crise de la démocratie républicaine : crise de confiance dans la représentation politique, crise de lexclusion sociale avec le chômage, crise de lintégration de limmigration (4). La citoyenneté moderne est alors pensée dans sa différence avec la citoyenneté antique, telle que la définit Claude Nicolet : un statut unitaire par lequel tous les citoyens sont égaux en droit (5) ; les citoyens, et non les hommes, lhomme étant, comme la montré Hannah Arendt, sans droit dans le droit romain (6). La citoyenneté antique se définit aussi, et indissociablement, par laccès à la décision politique, à " la participation à lexercice des pouvoirs de juge et de magistrat (7) " Avec la Renaissance, lidéal républicain de lAntiquité revient sur la scène philosophique. Mais pour Jean Bodin, si " tout citoyen est sujet, étant quelque part de sa liberté diminuée par la majesté de celui auquel il doit obéissance, (en revanche) tout sujet, (et notamment lesclave), nest pas citoyen (8) ". La question de la République de Bodin nest pas en conséquence celle de la citoyenneté, mais celle de la sujétion : le Souverain commande à tous, et pas seulement aux hommes libres. Et la Souveraineté, " puissance absolue et perpétuelle dune République ", ne se rattache ni à un homme, ni à plusieurs, ni même à un titre honorifique, elle est à elle même son propre principe. Il faut attendre le XVIIIe siècle et les révolutions américaine et française pour que le personnage du citoyen moderne soit conceptuellement élaboré et passe dans le droit. Mais cest un citoyen clivé. Avec la séparation de lÉtat et de la société civile, les droits civils (résidence, cens, conscription, droit dester en justice) sont distincts des droits daccès à la décision politique (la magistrature). Se pose alors le problème de la représentation de la souveraineté générale, et de sa légitimation. Contrairement à Rousseau, pour lequel la volonté générale ne se délègue pas, tous les théoriciens du gouvernement représentatif sinterrogent sur la manière de faire du gouvernement selon lexpression de Sieyès une profession particulière (9) Pour les libéraux, la représentation repose sur un principe censitaire (la propriété autorise par les loisirs qui lui sont attenants la capacité de jugement). Pour les révolutionnaires de 1848, le suffrage universel est fondé sur le jugement en conscience. On sait quil faudra attendre 1944 pour que les femmes y aient accès. Crise de la représentation : la citoyenneté capacitaire Pour autant, le système français aujourdhui, sil fait bien dépendre la participation au gouvernement des élections au suffrage universel, recrute sa haute administration dans les grandes écoles, au premier rang desquelles lÉcole Nationale dAdministration (10). Et comme la majorité des dirigeants des partis politiques sont eux-mêmes issus de ces grandes écoles, laccès à la décision politique est de fait réservé à quelques-uns, recrutés par concours public selon la tradition de lélitisme républicain. La citoyenneté nest donc pas fondée uniquement sur le jugement en conscience du suffrage universel, mais aussi sur la compétence de la gestion administrative : ce que Blandine Kriegel nomme une citoyenneté capacitaire. Que ce pouvoir de lÉtat administratif puisse être contrebalancé par celui des médias est aussi en question : car quen est-il de lexercice réel de ces libertés dopinion, de la presse, de laffichage, de réunion, dassociation, qui témoigneraient dun droit individuel de juger les actes publics de gouvernement ? Comme la montré Dominique Reynié, le triomphe de lopinion publique peut apparaître dabord comme le triomphe politique de lopinion : la consécration de la mise en représentation dun monde politique pour organiser la forclusion du monde social.
La crise de la citoyenneté est dabord une crise de la représentation. Les institutions représentatives visaient à lorigine à soumettre les gouvernants au jugement des gouvernés : la dimension démocratique de leurs liens nétait ni la similarité, ni lexécution par ceux-ci des instructions de ceux-là, mais la reddition des comptes, suivie du verdict des élections. La composition du personnel politico-médiatique peut sêtre transformée au profit dune élite républicaine de hauts fonctionnaires recrutés sur la compétence et élue par le peuple, mais la perception commune est celle dune distance incommensurable entre lélecteur et lélu : " les évolutions présentes apportent un démenti à la croyance que le lien représentatif était destiné à avancer toujours vers plus didentité ou didentification entre gouvernés et gouvernants (12) ". Contrat social, Droit civil et Droits de lhomme Reprenons largumentation de Blandine Kriegel, qui se donne explicitement comme généalogie du concept de citoyenneté. La citoyenneté moderne est fondée philosophiquement sur le contrat social (cf. Rousseau, Hobbes, Spinoza, Locke, Pufendorf, etc.), acte volontaire du peuple rassemblé dans lAssemblée, un peuple défini par la Constitution de lAn I comme " luniversalité des citoyens ". Les conséquences en sont lélimination de la sphère privée et lextranéité de la condition politique et de la condition civile (sopposant par là à lobjection libérale et civiliste sétayant sur le Code civil) et lélimination de la sphère sociale (sopposant à lobjection socialiste, le citoyen nétant jamais considéré comme propriétaire ou travailleur). Individu masculin et isolé, fondant la société sur un acte de volonté, le sujet citoyen est le sujet cartésien, séparé de la nature des choses. Mais pour le Code civil, il en va tout autrement. Le sujet citoyen nest plus un individu abstrait et désincarné, mais un père, un époux, un fils, et un propriétaire. Le cogito cartésien était fondé sur la reconnaissance de la liberté et de légalité de la raison, le code civil soumet les sujets de droit aux obligations dune nature pensée comme profondément inégalitaire, quant à la relation hommes-femmes, parents-enfants, et dans la référence à la propriété. Enfin, linvention du concept moderne de citoyenneté doit beaucoup à la Déclaration des Droits de lhomme et du citoyen, puisque les droits civils sont avant tout lexpression des droits naturels et sacrés reconnus à tous. Il sensuit dabord que toute fonction ou honneur dans la République devrait dépendre du seul mérite, et aussi que lassociation civile a pour fonction dinstituer et de garantir ces droits menacés par la guerre ou la nature et de les déclarer. Lambiguïté apparaît dès lorigine entre les droits-libertés, qui garantissent les citoyens contre lÉtat (liberté de pensée, dexpression, de culte, de réunion, de travail ou de commerce), et les droits créanciers, qui autorisent les individus à réclamer à lÉtat une intervention en leur faveur (droit au travail, à linstruction, au repos) (13). Les droits créanciers, de 1848 à la protection du travail et de lÉtat Providence après la Seconde Guerre mondiale à la législation de la Communauté européenne, nont cessé de prendre de limportance. Il en résulte au moins une difficulté : jusquoù peut sétendre cette inflation de nouveaux droits ? Et surtout, lapplication du principe de la citoyenneté fondée sur lidée dhumanité rencontre lobstacle de lextension de la cité ; la société étant trop étendue pour quun système de démocratie directe soit possible, la philosophie politique senferme dans la question de la représentation et de ses deux acceptions de " mandat " et de " figuration ", et dans celle de lindétermination initiale des attentes et des promesses de la démocratie : la mise en forme pratique du pouvoir démocratique au regard de sa définition philosophique, et la réalité sociologique dun peuple insaisissable face au principe politique de la suprématie de la volonté générale (14). Et la définition de la nature de lhomme, si elle nest plus aujourdhui porteuse de linégalité face au suffrage universel, marque toujours le champ agonistique de la reconnaissance de la parité dans la représentation et la décision. Citoyenneté et nationalité La généalogie du concept de citoyenneté se complique
encore avec la naissance du principe de nation à la fin du
XVIIIe siècle. La reconnaissance du droit des peuples attribue
la souveraineté à la nation, et en dépossède
le prince ou le monarque. Quest-ce quune nation ? Un peuple
a une histoire, il est le produit dun héritage matériel
et spirituel (on parle ainsi de " lesprit dun peuple
"). Définir la citoyenneté au regard de lappartenance
à une communauté nationale, et non pas en référence
à la république universelle (cf. Kant) conduit alors
à se tenir entre les deux bornes du jus soli (comme en France,
et le modèle alors adopté est celui de lintégration)
et celle du jus sanguinis (soit le modèle allemand, qui détermine
un autre modèle de limmigration). La démarche de la philosophie politique française telle quelle est restituée dans louvrage de Blandine Kriegel, dont je continue à suivre largumentation conduirait donc à travailler le concept de citoyenneté dans la référence à la pluralité de ses sources : droit de lÉtat, droit civil, droits de lhomme, droit des peuples, pour y découvrir la difficulté den produire aujourdhui une définition univoque et y trouver les raisons de la crise contemporaine de la citoyenneté. Cette interrogation se tient dans un présupposé non élucidé : le citoyen est un sujet possesseur de droits, et toute la question est de savoir si ces droits sexercent ou non. Cest à partir de là que tous les discours de la philosophie politique se tiennent dans la mesure de linadéquation du droit au fait, dans le diagnostic du déficit de citoyenneté. Un héritage sans testament Une autre manière dinterroger le personnage philosophique du citoyen serait par exemple de revenir à la Révolution Française comme " invention du politique ". Cest ce champ que déploie Laurence Cornu en revisitant les premières propositions républicaines à partir de 1791 et leur devenir en 1792, dans Les mots du politique dans linvention de la République (1791-1792) (15) :
Laurence Cornu part du moment originel de la fuite du roi Louis XVI et de son arrestation à Varennes, moment constitutif du débat autour de la question : comment républicaniser la constitution en cohérence avec les principes politiques de 89 ? La constitution française est alors, selon le mot de Robespierre, " une république avec un monarque. Elle nest ni monarchie ni république. Elle est lune et lautre ". La trahison du roi révèle brutalement la question de la vérité de la parole publique : à qui se fier, si le roi trahit ? Question qui radicalise celle qui hante les premiers lendemains révolutionnaires : à qui se fier, dès lors que la parole révolutionnaire est libérée ? Et ce nest pas seulement la vérité qui est " disponible ", cest le pouvoir. Les hypothèses originales que formule Laurence Cornu sont aussi une remise en scène du personnage philosophique du citoyen :
De là quen réhabilitant contre Robespierre le discours de Brissot et de Condorcet occulté et historiquement écrasé par la Terreur, Laurence Cornu montre que cest son rapport à la chose publique qui fait le citoyen. La manière dont il constitue les affaires comme publiques constitue le sujet politique comme citoyen. Le sujet politique ne préexiste pas à cet acte qui est inséparablement acte de parole et acte politique. Le personnage philosophique du citoyen nest pas dès lors une essence stable, pérenne ou définitivement perdue dans le jamais plus, mais un risque qui est à reprendre, un geste à retrouver, un possible qui a eu lieu et qui est à reproduire, un " héritage sans testament " pour reprendre lexpression du poète René Char dont le mode demploi et la transmission ne sont pas fixés, et que notre modernité aurait à réinventer pour elle-même. Le politique contre lÉtat Largumentation de Laurence Cornu participe dun présupposé partagé par plusieurs philosophes du temps : ce nest pas parce quil y a des droits institutionnalisés quil y a des citoyens. Ce philosophème pourrait être revendiqué, à des titres divers, par Claude Lefort, Miguel Abensour, Alain Badiou, Étienne Balibar, et de Jacques Rancière à Geneviève Fraisse. La citoyenneté viendrait plutôt de la production de lacte perpétuel par lequel on nen finit pas de redevenir citoyen sans pouvoir sinstaller dans la citoyenneté. Le citoyen est en quelque sorte un citoyen virtuel qui ne peut pas lêtre en acte à chaque instant. Réinventer le politique serait alors reconstituer le sujet comme sujet politique. Le citoyen comme personnage philosophique devient un personnage rare, on nest pas citoyen sa vie durant, mais dans certains moments on se retrouve citoyen. Ce qui implique un mode de penser : si on pense la citoyenneté en acte, comment est-il possible déterniser lacte ? Il en résulte que la redéfinition du personnage conceptuel du citoyen ne peut plus se travailler dans une généalogie positive, mais vient se confronter à son altérité qui en est constitutive. Claude Lefort passe par une analyse du totalitarisme comme post-démocratique pour montrer les effets désastreux de loubli du politique et donner comme question interminable celle de linstitution dun régime politique libre :
Cest contre cette indétermination en régime démocratique que peut prendre naissance dans le système totalitaire limage fantasmatique du peuple Un cherchant dans lÉgocrate une image spéculaire de sa substance illusoire. De là sa définition de la démocratie comme " démocratie sauvage " :
Dans le même ordre des raisons et à partir dune lecture du manuscrit de Marx sur la " Critique du droit politique hégélien (1843) ", Miguel Abensour développe lidée que dans la constitution de lespace politique démocratique, cest le contre qui est déterminant :
Soit lidée dun retour du moment machiavélien où le lieu du politique serait celui des hommes réels et libres. Le dépérissement de lÉtat est pensé ici dans un contexte proprement politique, puisquil autorise la réalisation de lhomme par son passage au politique : " cest par laccès à la civitas que se produit lémergence de la societas (Marx), en rejetant les bornes de lindividu privé, de la famille et de la société civile.
Le Marx de 1843 est pour Abensour en deçà de Machiavel, puisquil défend lidée dun peuple un, démos total abstrait, quand Machiavel montre que la société démocratique, pour être telle, doit être le lieu de rencontres et de heurts de libertés. Mais cette lecture de Marx lui permet non seulement de montrer que celui-ci a pensé en 1843 la démocratie comme un vouloir faire du peuple tout entier, mais surtout de linscrire comme moment dans une pensée du politique où la démocratie nest pas donnée une fois pour toute dans les institutions ou dans la constitution, et où lespace politique nest pas sacralisé dans un État, un territoire, un peuple, qui serait autre chose que la seule volonté politique de ses membres. " La liberté ", écrit Olivier Roy, " nest pas dans la nostalgie de son éphémère inscription dans un corps politique qui nest quun produit de lhistoire, mais dans linvestissement dune volonté politique dans les nouveaux espaces de communications et dinteractions ". Un philosophème de la citoyenneté qui prend tout son sens à lheure de lEurope et de la mondialisation : il ne sagit pas de retrouver lespace homogène de lÉtat-nation, comme si celui-ci était un recours contre la dissociation entre les citoyens et les " décideurs " dans le village global. Il sagit dinventer un espace public et un espace politique sous le signe de lisonomie, un vivere civile, un agir politique orienté vers la création dun espace public et la constitution dun peuple de citoyens, transformer le pouvoir en puissance dagir de concert, passer du pouvoir sur au pouvoir avec et entre les hommes, lentre étant le lieu où se gagne la possibilité dun monde commun. À partir de cette analyse, Miguel Abensour fustige un certain retour, donné comme restauration, de la philosophie politique sous sa forme académique, qui est amené à se transformer quasi nécessairement en histoire de la philosophie politique, et quil oppose à la manifestation post-totalitaire du besoin du politique (pour parler comme Feuerbach), cest-à-dire la redécouverte de la chose politique après la tentative totalitaire deffacer cette dimension constitutive de la condition humaine (20). Soit une pensée de la résistance opposée à toute entreprise académique. Contre la philosophie politique. La présupposition de légalité. Une question que pose aussi, dune manière spécifique, Jacques Rancière. Proclamer la fin de lillusion du social et le retour à une politique pure, opposer à lidéal de la cité définie par son bien propre la triste réalité de la cité moderne comme règne des masses et des besoins, revient en pratique à réserver aux oligarchies politiques et à leurs experts la vertu du bien politique. Soit la réduction du politique à létatique. Rancière définit à partir de là le cercle vicieux de la philosophie politique : celui dune interprétation du rapport entre la relation politique et le sujet politique, de la politique comme laccomplissement dun mode de vie propre à ceux qui lui sont destinés. Pour Rancière penser la politique comme un monde vécu spécifique, cest la perdre. " La politique ne peut se définir par aucun sujet qui lui préexisterait (21) ". La restauration de la philosophie politique se produit au croisement de leffondrement des régimes autoritaires et de la montée des logiques gestionnaires de la démocratie libérale et saccommode facilement dun absentement du politique. Au contraire pour Rancière la philosophie devient politique quand elle accueille la question de légalité et de linégalité, une question qui se formule dans lélément de la mésentente et du conflit sur la répartition de légal et de linégal : " La politique existe lorsque lordre naturel de la domination est interrompu par linstitution dune part des sans-parts (22) ". Avec le mécompte surgit la dimension proprement politique de la communauté. La politique est lactivité qui a pour rationalité propre la rationalité de la mésentente, et la philosophie voulant poser sa propre rationalité tente dexpulser la mésentente et donc den finir avec la politique. Il ny a donc de politique que litigieuse, sur fond de litige démocratique, cest-à-dire là où un parti des pauvres réclame sa part de la communauté dans lélément de la communauté. Doù sa critique de Claude Lefort liant linscription du sujet " peuple " à leffondrement de la figure symbolique du " double corps du roi " :
Contre toute tentative de ramener le politique à létatique, Rancièreénonce que " lessence de la politique est laction de sujets supplémentaires qui sinscrivent en surplus par rapport à tout compte des parties dune société ". Il sensuit que pour Rancière la politique nest en rien nécessaire et advient comme un accident toujours provisoire dans lhistoire des formes de la domination. Activité qui porte sur le partage polémique de la communauté, sur la redéfinition des parts du partage, la politique soppose à ce quil nomme la police qui a affaire à la distribution des places et fonctions et au système de légitimation de cette distribution. " La politique soppose spécifiquement à la police. La police est un partage du sensible dont le principe est labsence du vide et du supplément ". La politique se donne au contraire pour travail la configuration de son propre espace, et son essence la manifestation du dissensus entendu comme manifestation dun écart à lui-même. Ce pourquoi la théorie dHabermas nest pas recevable aux yeux de Rancière ; la politique nest pas identifiable au modèle de laction communicationnelle :
Et puisque le propre de la philosophie politique est de fonder lagir politique dans un mode dêtre propre, et donc deffacer le litige constitutif de la politique, les thèmes de la " fin du politique " et du " retour de la politique " ne sont que deux manières dannuler la politique dans la relation simple entre un état social et un état du dispositif étatique, et le consensus, annulation du dissensus comme écart à lui-même le nom vulgaire de cette annulation. Le citoyen et ses doubles On a choisi de distinguer dans cette conférence quelques-unes des réflexions contemporaines qui interrogent de manière nouvelle le personnage conceptuel du citoyen. Dautres figures pouvaient être questionnées, telles celles que mettent en scène Alain Badiou (24) ou Étienne Balibar (25), ou en Argentine Susana Villavicencio (26) ou Hugo Quiroga (27). Le personnage philosophique du citoyen semble moins intéressant dans sa figure positive que dans ses doubles : lexclu, le chômeur (28), létranger, le sans-papier, la femme (29), etc .... Manière de poser aujourdhui quil ny a pas de citoyenneté sans postulat dégalité et sans résistance à lÉtat, et sans la production de lacte par lequel on nen finit pas de redevenir citoyen sans pouvoir sinstaller dans la citoyenneté ? Soit aussi, contre la restauration académique de la philosophie politique, une manière en Argentine, en Uruguay et en France de reprendre sous un jour nouveau et de donner actualité à la question de lémancipation humaine. Patrice Vermeren :
NOTES (1) Gilles Deleuze, Quest-ce que la philosophie ?, Paris, éditions de Minuit, 1991, p. 60 ss. (2) Oscar Teran, Jose Ingenieros : Pensar la Nacion, Buenos Aires, Alianza Bolsillo, 1986 ; Susana Villavicencio, Ciudadania, Democracia y Filosofias de la Nacion. thèse de doctorat, Buenos Aires (à paraître) ; Horacio Gonzalez, Eduardo Rinesi, Facundo Martinez, La Nacion subrepticia, Buenos Aires, El Astillero edicions, 1997. (3) Gilles Deleuze, op. cit. page 67. (4) Blandine Kriegel, " Le concept de citoyenneté, problèmes dhistoire et de définition ", 1995, repris dans La Cité républicaine, Paris, Galilée 1998, p. 67. (5) Claude Nicolet, Le Métier de citoyen dans la Rome républicaine, Paris, Gallimard 1976. (6) Voir Claudia Hilb (comp.), El resplandor de lo publico. En torno a Hannah Arendt, Editorial Nueva Sociedad, Caracas, 1994. (7) Aristote, La Politique, III, 6, citée par B. Kriegel, op. cit. (8) Jean Bodin, La République, 1583, réédition Corpus des uvres philosophiques de langue française, Arthème Fayard, 1987, I, 6, p. 114, cité par Paul Mathias, " Bodin ou la croisée des desseins ", dans la revue Corpus n° 4, 1997, p. 41. (9) Sieyès, Observations sur le rapport du comité de constitution concernant la nouvelle organisation de la France, Versailles, Baudoin, Imprimeur de lAssemblée Nationale, 1789, cité par Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, 1996, p. 14. (10) Susana Villavicencio et Patrice Vermeren, " LÉtat et lUniversité dune rive à lautre de lAtlantique ", dans Le Télémaque, Presses de lUniversité de Caen, n° 13, avril 1998. (11) Dominique Reynié, Le triomphe de lopinion publique. Lespace public français du XVIe au XXe siècle, Paris, Odile Jacob, avril 1998, p. 347. (12) Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, 1996, p. 300 ss. (13) Dominique Schnapper : " Citoyenneté classique et citoyenneté nouvelle ", dans Culture républicaine, citoyenneté et lien social, Dijon, CRDP de Bourgogne, 1998, p. 245. (14) Pierre Rosanvallon, Le peuple introuvable, histoire et représentation démocratique en France, Paris, Gallimard, 1998. (15) Laurence Cornu, Les mots du politique dans linvention de la République (1791-1792), thèse, EHESS, 1998, à paraître. (16) Claude Lefort, dans Passé Présent, n° 2, " La Terreur révolutionnaire ", 1993, p. 11-43. (17) Miguel Abensour, " Réflexions sur les deux interprétations du totalitarisme chez C. Lefort ", dans La démocratie à luvre, sous la direction de Claude Habib et Claude Mouchard, Paris, éditions Esprit, 1993, p. 126. (18) Miguel Abensour, La démocratie contre lÉtat. Marx ou le moment machiavélien, Paris, PUF, 1997, p. 108, traduction en espagnol dEduardo Rinesi, Buenos Aires, ediciones Colihue, 1998. (19) Olivier Roy, " Marx anar et moderne ", dans Critique, 601-602, juin-juillet 1997. (20) Miguel Abensour, " De quel retour sagit-il ? ", dans Les choses politiques, numéro spécial des Cahiers de philosophie, 18, hiver 1994-95, p. 5-8. (21) Jacques Rancière, " Onze thèses sur la politique ", dans Filozofski Vestnik, Ljiublijana, 2, 1997. (22) Jacques Rancière, La mésentente, Paris, Galilée, 1995. (23) Jacques Rancière, " Onze thèses sur la politique ", op. cit., repris et modifié dans De la passion à laction : linvention du politique, sous la direction de Georges Navet et Patrice Vermeren, Paris, LHarmattan, collection " La philosophie en commun ", 1998, et dans Aux bords du politique, Paris, La Fabrique, 1998. (24) Alain Badiou, " Philosophie et politique ", dans Conditions, Paris, Le Seuil 1992, p. 215 ss ; Abrégé de métapolitique, Paris, Seuil, 1998. (25) Étienne Balibar : Les frontières de la démocratie, Paris la Découverte 1992, traduction Carlos Ruiz Schneider, Santiago de Chile, ed. Andres Bello 1997 ; Le droit de cité, Paris, Les éditions de lAube, 1998. (26) Susana Villavicencio, Ciudadania, Democracia y Filosofias de la Nacion, op. cit. (27) Hugo Quiroga, La democracia que tenemos, Rosario, Homo Sapiens Ediciones, 1995. (28) Éric Lecerf, La famine des temps modernes. Essai sur le chômeur, Paris, LHarmattan, 1992. (29) Geneviève Fraisse, Muses de la Raison. Démocratie et exclusion des femmes en France, réédition Paris, Folio-Gallimard 1995. Voir aussi Geneviève Fraisse et alii, El ejercicio del saber y la diferencia de los sexos, Buenos Aires, ediciones de la Flor, 1993. |