POLITIQUE DE LA RECONNAISSANCE ET STABILITÉ INTERNATIONALE Michel Seymour, Département de philosophie,
Université de Montréal Introduction Je me propose de réfléchir à l'hypothèse selon laquelle une politique de la reconnaissance prenant la forme de l'enchâssement d'un ensemble de droits collectifs serait un moyen privilégié nous permettant de dépasser le modèle traditionnel des relations internationales caractérisé par le privilège accordé à l'État-nation ethniquement ou culturellement homogène. Je veux invoquer des arguments pratiques de stabilité internationale pour justifier l'introduction d'un tel régime de droits. Pour garantir un ordre politique international stable, il faut assurer la viabilité des États-nations, assurer la durabilité des multinations et à accroître la crédibilité des organisations supranationales. Or c'est seulement en instaurant un régime de droits collectifs que l'État-nation contemporain peut être viable. C'est aussi seulement de cette façon que l'État multinational peut être accrédité à long terme comme un modèle acceptable d'organisation politique. Et c'est seulement par une politique de la reconnaissance que les organisations supranationales pourront acquérir une crédibilité accrue. La stabilité de l'ordre international impose donc trois tâches urgentes : (I) repenser l'État-nation en fonction de la reconnaissance des minorités nationales, et non seulement en fonction des individus citoyens; (II) transformer les États multinationaux de facto en des États multinationaux de jure, qui reconnaissent les nations minoritaires et les minorités nationales et non seulement les individus-citoyens; (III) implanter des organisations supranationales qui s'appuient en grande partie sur un équilibre entre les droits des États, les droits des peuples et les droits des minorités nationales, en plus des droits et libertés de la personne. Je conclurai en identifiant les sources profondes de la réticence entretenue par certains juristes ou philosophes libéraux à l'égard de l'introduction d'un régime de droits collectifs. Il apparaîtra que ces réticences sont en grande partie fondée sur une vision doctrinaire qui privilégie le cadre traditionnel de l'État-nation homogène. La viabilité des États-nations Pour parvenir à remettre en question l'État-nation homogène, il faut dépasser la dichotomie entre la nation exclusivement civique ou ethnique. Il faut renoncer à l'État-nation ethniquement ou culturellement homogène et renoncer à un État exclusivement civique qui se représente certes, au départ, comme au-dessus de toute ethnicité mais qui, par ses pratiques d'assimilation faites au nom des exigences de la participation citoyenne, revient à favoriser lui aussi un modèle homogène. La viabilité de l'État-nation doit nous inciter à faire intervenir une politique de la reconnaissance des minorités nationales, entendues au sens d'extensions de majorités nationales voisines, ainsi qu'une politique de multiculturalisme ou d'interculturalisme à l'endroit des communautés linguistiques issues de l'immigration. On ne peut se contenter d'une charte des droits et libertés de la personne. Il existe plusieurs sortes d'État-nation, qu'il s'agisse d'États-nations ethniques fondés sur un processus de ìnation-state buildingî (p. ex. l'Allemagne) ou d'États-nations civiques fondés sur un ìstate-nation buildingî (p. ex. la France). Si certains types d'États-nations sont dépassés, d'autres méritent d'être conservés, et notamment les États-nations qui sont capables de reconnaître leur caractère multiethnique et pluriculturel. Pour parvenir à une redéfiniton de l'État-nation, il faut tenir compte de la difficulté posée par la fluidité des référents identitaires. Il faut tenir compte du fait que les citoyens ont de plus en plus une identité multiple : plusieurs nationalités et plusieurs citoyennetés. Il faut tenir compte aussi de la diversité des palmarès d'allégeance : ceux-ci peuvent varier d'un individu à l'autre et varier d'un moment à l'autre pour un seul et même individu. On dit souvent qu'à notre époque, l'État-nation est remis en question par le haut autant que par le bas. Aux pressions en provenance de forces extérieures, qu'il s'agisse de la mondialisation de l'économie ou des organisations supranationales, font écho des pressions surgissant à l'intérieur des États sous la forme de réclamations en provenance des groupes minoritaires, qu'il s'agisse des populations issues de l'immigration ou des minorités nationales. Ces diverses pressions incitent à repenser complètement le modèle traditionnel de l'État-nation qui présuppose ou impose, implicitement ou explicitement, une ethnicité, une langue ou une culture communément partagées. Il semble que l'on ne peut plus se contenter seulement des États-nations ethniques ou civiques comme seuls modèles possibles d'organisation politique, car ces deux modèles imposent de façon différente une homogénéisation ethnique ou culturelle qui apparaît intolérable dans plusieurs sociétés contemporaines, et surtout dans les pays d'immigration. Comme chacun sait, l'État-nation ethnique fonctionne selon une logique de l'exclusion alors que l'État-nation civique procède selon une logique de l'inclusion. Toutefois, l'inclusion citoyenne efface très souvent les différences en les ignorant, et cela se fait en créant des pressions énormes sur les citoyens pour assurer leur assimilation linguistique et culturelle. L'inclusion forcée au sein d'une communauté de langue, de culture et d'histoire a beau se justifier en invoquant la nécessité de partager une identité civique commune, l'effet net de la mise en application du modèle civique traditionnel de l'État-nation est une politique d'assimilation qui rejoint, à partir d'une perspective en apparence très différente, le modèle de l'État-nation homogène. Il peut donc apparaître essentiel de penser de nouveaux modèles d'État-nation, et le meilleur moyen d'y arriver est sans doute de tenter de dépasser l'opposition traditionnelle entre la nation ethnique et la nation civique. Les nations contemporaines peuvent se représenter comme des nations polyethniques et pluriculturelles. De telles nations ne sont pas tenues de renoncer à une identité civique fondée sur le socle d'une langue, d'une culture et d'une histoire publiques communes, mais elles doivent appliquer simultanément une politique de la reconnaissance à l'égard des différentes composantes de la société. Les citoyens d'un tel État-nation peuvent tous se réclamer d'une seule et même communauté politique, et accepter que certains référents identitaires tels que la langue, la culture et l'histoire soient communément partagés, tout en reconnaissant formellement le fait que cette communauté politique est composée d'une population diversifiée, comprenant une majorité nationale, une ou des minorités nationales et des citoyens ayant d'autres origines nationales. Puisque de telles nations sont caractérisées à partir de traits qui sont à la fois politiques et sociologiques, on peut dire qu'il s'agit de nations sociopolitiques. Les diverses composantes de la nation sociopolitique ne sont pas elles-mêmes ethniques, puisqu'elles peuvent chacune rassembler des citoyens ayant des origines ethniques diverses. Spécifiquement, la majorité nationale qualifie d'abord et avant tout un groupe linguistique doté de certaines institutions spécifiques et d'une histoire qui lui est propre. Or, des citoyens d'origines diverses peuvent appartenir à ce groupe. La même remarque s'applique à la composition des minorités nationales. Celles-ci ont cependant comme trait distinctif de constituer des regroupements linguistiques minoritaires sur le territoire et d'être le prolongement de majorités nationales situées sur des territoires limitrophes. L'expression «citoyens d'autres origines», enfin, renvoie à des personnes ayant une langue principale d'utilisation différente de celles qui sont parlées au sein de la majorité nationale ou des minorités nationales, et qui ont en commun le fait de provenir de pays éloignés. Ces communautés issues de l'immigration ne peuvent être considérées comme des groupes ethniquement homogènes, parce que les pays dont ils sont issus sont eux-mêmes très souvent polyethniques. Qu'il s'agisse donc de la majorité nationale, des minorités nationales ou des communautés issues de l'immigration, il s'agit dans tous les cas de groupes polyethniques qui autorisent en leur sein une diversité importante. La reconnaissance de ces différents groupes n'a donc rien à voir avec une politique d'ethnicisation, surtout si elle se fait conjointement avec la construction d'une identité civique commune caractérisée par une intégration linguistique, culturelle et historique communément partagée. Ce nouveau concept de nation, qui suppose une identité civique commune riche, mais qui s'accompagne aussi, contrairement au concept traditionnel de la nation civique, d'une politique de la reconnaissance de sa propre diversité sociologique, peut avoir une application particulièrement appropriée dans les pays caractérisés par une immigration importante, mais aussi et surtout dans les pays dans lesquels on constate la présence de minorités nationales. On pense aux pays baltes avec leurs minorités russes, à la Slovaquie avec sa minorité hongroise, à Israël avec sa minorité arabe palestinienne, à la Bosnie avec ses minorités serbe et croate, à la Croatie avec sa minorité serbe, à la Serbie avec sa minorité albanaise, ou à la Catalogne avec sa minorité castillane et au Québec avec sa minorité anglophone. Le concept de nation sociopolitique permet d'entrevoir la possibilité de mettre en place une nouvelle sorte d'États-nations ou de mettre en place de nouvelles sortes de nations sans États. Son originalité repose sur l'idée d'amender la vieille conception civique par l'adoption d'une politique de la reconnaissance de la diversité profonde qui caractérise nos sociétés. L'adoption d'une politique de la reconnaissance peut être jugée acceptable pourvu que l'on prenne garde de ne pas succomber à la tentation communautarienne en commettant l'erreur d'autoriser l'État à faire la promotion d'une conception particulière de la vie bonne. On s'assure d'éviter cet écueil en développant un concept de nation assimilable à un groupe linguistique formant une culture sociétale, caractérisée par une structure de culture inscrite dans un carrefour d'influences, et offrant un contexte de choix. Les nations ainsi caractérisées ne sont pas identifiables à des communautés morales car elles autorisent en leur sein une diversité des modes de vie. La politique de la reconnaissance peut être admise aussi à la condition de ne pas endosser une conception essentialiste de la nation et des minorités nationales, ce qui est rendu possible par l'adoption d'un concept de nation qui dépend dans une très large mesure de la représentation que se font d'elles-mêmes les populations. Enfin, la politique de la reconnaissance ne sera acceptable que si elle évite le collectivisme moral, c'est-à-dire le point de vue selon lequel les droits des peuples auraient une priorité normative sur les droits des individus. La solution consiste à préconiser au contraire un équilibre entre les droits individuels des personnes et les droits collectifs des minorités nationales. Le concept de nation sociopolitique n'est en outre pas le seul concept de nation qui soit acceptable. Il vient s'ajouter aux concepts de nation déjà existants, qu'il s'agisse de la nation ethnique, civique, culturelle ou diasporique. Il ne faut donc pas implanter partout un même concept de nation. Pour que l'État-nation soit repensé en fonction de la nation sociopolitique, il faut que sur un territoire donné existe une majorité nationale et une ou des minorités nationales, en plus bien sûr des groupes issus de l'immigration. Mais il faut aussi que les groupes minoritaires réclament d'être reconnus par le reste de la communauté. Dans les États-nations où ces conditions ne seraient pas remplies, on peut très bien autoriser la préservation des modèles anciens de l'État-nation. Comme on le voit, j'aborde la question sous un angle pragmatique et non doctrinaire. Il existe différentes sortes de nation et il peut par conséquent exister aussi différentes sortes d'États-nations. Il ne s'agit donc pas de condamner toutes les formes d'États-nation. On peut envisager la préservation de certains anciens modèles dans les sociétés qui le désirent. Mais chose, certaine, plusieurs sociétés appellent de nouveaux concepts d'organisation politique et en particulier de nouvelles sortes d'États-nation. Ce sont les sociétés pluriculturelles et polyethniques qui contiennent des minorités nationales revendicatrices, ainsi que des groupes issus de l'immigration qui veulent être intégrés mais non assimilés à leur communauté d'accueil. Concrètement, la reconnaissance de la minorité nationale doit se traduire par des droits qui lui assure un certain nombre d'institutions (p. ex. écoles, commissions scolaires, collèges, universités, hôpitaux, centre hospitaliers, centre local de service communautaire) dans lesquelles leurs langues sont parlées, et en acceptant de constitutionnaliser ces droits. La durabilité des multinations La viabilité de l'État multinational doit pour sa part nous inciter à faire intervenir, en plus d'une charte des droits individuels, une charte des nations minoritaires, des minorités nationales et des communautés issues de l'immigration. Aux différentes façons de concevoir l'État-nation s'ajoutent en ce sens différentes façons de concevoir la multination elle-même. Il peut s'agir d'un État qui est de facto multinational ou d'un État multinational de jure, c'est-à-dire d'un État dont le caractère multinational se reflèterait aussi dans la constitution et les institutions du pays concerné. Dans le cadre d'une fédération, l'État multinational de facto prend la forme d'une fédération territoriale, alors que l'État multinational de jure exige que l'État fédéral aient des composantes reflétant la diversité multinationale et que cette réalité soit affirmée dans la constitution. Là encore, la pertinence de l'un ou l'autre de ces deux modèles sera fonction de la composition sociologique des groupes et de la reconnaissance qu'ils réclament au sein de l'État. Pour certains, l'État multinational doit être composé d'une population partageant jusqu'à un certain point une même identité culturelle. La multination est alors conçue comme une ì nation î culturelle inclusive composée de plusieurs nations pouvant en même temps avoir des traits caractéristiques spécifiques. On pense ici à la Grande-Bretagne qui rassemble une population composée de nations diverses mais qui partagent néanmoins une langue commune, quelques institutions communes et une certaine histoire commune. Pour d'autres, la multination doit prendre la forme d'une identité civique supranationale, voire postnationale, inclusive et républicaine. Selon cette perspective, la seule identité commune au sein de l'État multinational serait l'identité civique proprement dite. La viabilité d'un tel arrangement supposerait seulement une adhésion au même ordre constitutionnel. On pense ici au patriotisme constitutionnel de Jürgen Habermas. Il s'agirait d'une identité civique sans composante culturelle et sans politique de la reconnaissance. Mais il y a d'autres façons de concevoir la multination. Selon certains, il serait possible de promouvoir simultanément une identité civique commune au sein de l'État, tout en assurant une politique de la reconnaissance à l'égard des nations constitutives. Si l'on adoptait cette perspective, on ne chercherait pas à forcer la mise en place d'une seule langue, d'une seule culture et d'une seule histoire à toute la population composant la multination, mais l'on ne se satisferait pas non plus de gommer les différences en se réfugiant dans une identité exclusivement civique trop ténue, purement formelle, qui ne pourrait que fragiliser à long terme l'État multinational. La solution en question suppose plutôt de corriger l'absence d'une d'identité commune suffisamment riche par l'adoption d'une politique de la reconnaissance, qui ferait entrer dans l'espace public, institutionnel et constitutionnel les droits collectifs des peuples et des minorités nationales. Une telle approche pourrait induire un véritable sentiment de loyauté à l'égard de l'État englobant, ce qui contribuerait à assurer une relation de confiance entre les citoyens de diverses allégeances nationales. On pense ici à la Belgique, mais aussi dans une certaine mesure au Canada, puisque ce dernier est une fédération dans laquelle apparaît une politique officielle de bilinguisme, une politique de multiculturalisme et une reconnaissance des peuples autochtones. Il s'agit là d'éléments appartenant à une politique de la reconnaissance. Bien entendu, le Canada est une multination de jure incomplète, parce qu'il ne reconnaît pas encore l'existence du peuple québécois, refuse d'accorder au Québec un statut particulier et refuse de consacrer le principe du fédéralisme asymétrique. Il s'agit encore une fois d'adopter une approche pragmatiste et pluraliste. Puisqu'il existe plusieurs sortes de nation (ethnique, civique, culturelle, sociopolitique et diasporique), différents territoires rassembleront différents regroupements de populations articulant différentes représentations identitaires à l'aide de concepts différents. Cela renvoie inévitablement à la nécessité de faire intervenir différents modèles d'organisation politique. Il doit exister non seulement différentes formes d'États-nations mais aussi différentes formes de multinations. Ce pluralisme politique n'équivaut pas à un relativisme, car il suppose seulement que les modèles peuvent varier d'une région à l'autre pour des raisons géopolitiques et identitaires. Il s'agit en somme d'évacuer tout dogmatisme et toute position doctrinaire, afin d'autoriser des solutions diverses qui tiennent compte des besoins différents exprimés au sein de populations différentes. Tout cela est compatible avec le fait qu'au sein d'une région donnée, seul un nombre restreint de modèles sont possibles et acceptables. Ces redéfinitions de la multination vont de pair avec une redéfinition des rapports entre l'identité nationale et l'identité civique. Dans certains pays, l'identité civique et l'identité nationale peuvent coïncider alors que dans d'autres pays, des gens de différentes nationalités peuvent assumer une seule et même identité civique. Lorsque les deux coïncident, il peut s'agir d'un État-nation traditionnel, mais il peut s'agir aussi d'une nouvelle forme d'État-nation ou d'une nouvelle forme de nation sans État, conçue à partir du modèle de la nation sociopolitique. Lorsque les notions de citoyenneté et de nationalité ne coïncident pas, il peut s'agir d'un État multinational traditionnel caractérisé par une diversité de facto, mais il peut s'agir aussi d'une multination de jure, dans laquelle l'identité civique ténue se trouve renforcée par l'adoption d'une véritable politique de la reconnaissance. Ce nouveau concept de multination apparaît particulièrement fait sur mesure pour des sociétés telles que la Belgique, la Grande-Bretagne, l'Espagne ou le Canada. En somme, pour garantir la viabilité de l'État multinational, il faut que la reconnaissance des nations constitutives soit enchâssée et que l'on en accepte les conséquences institutionnelles (statut particulier, fédéralisme asymétrique, droit de veto, etc.) La crédibilité des organisations supranationales Par-delà l'État-nation et la multination, nous devons examiner également les organisations supranationales et réfléchir aux conditions de leur viabilité. Y a-t-il une telle chose que l'identité post-nationale? S'agit-il d'un substitut à l'identité nationale ou de l'adjonction d'une nouvelle couche identitaire? Les organisations supranationales contraignent-elles trop l'influence des États-nations? Ces questions peuvent être posées relativement aux Nations Unies, mais aussi et surtout relativement à la Banque Mondiale, au Fond Monétaire International et à l'Organisation Mondiale du Travail. On peut se demander si les phénomènes que l'on associe généralement à la mondialisation de l'économie ne limitent pas déjà trop la marge de manuvre des États. Ces nouvelles réalités offrent le contexte dans lequel doivent être examinés les rapports souvent conflictuels entre l'État-nation, la multination et les organisations supranationales. Les organisations supranationales peuvent prendre la forme de confédérations d'États souverains, dans lesquelles les États sont associés au mieux par des traités, tout en demeurant juridiquement souverains et en conservant un droit de veto sur toutes les questions. Il existe peu d'exemples de confédérations viables, mais il n'est pas interdit de penser que ce modèle puisse être dans certains cas être appliqué avec succès. Une union confédérale entre le Canada et le Québec, par exemple, pourrait peut-être fonctionner. D'autres défendent un modèle hybride et proposent la création d'un ensemble de liens fédératifs et confédératifs, comme c'est le cas présentement dans l'Europe actuelle. En effet, les États souverains européens sont représentés par des ministres délégués par les États-membres, ayant souvent des droits de veto au sein d'un Conseil de l'Europe et détenant les véritables pouvoirs décisionnels. Cela donne à la construction européenne les allures d'une confédération. Mais en même temps, ces États sont aussi liés entre eux par une union économique pleine et entière, incluant une monnaie commune gérée par une banque centrale qui prend désormais en charge la politique financière. Il y a donc aussi en même temps un véritable partage de souveraineté de la part des États, comme dans une fédération. Les budgets consacrés à l'union demeurent peu importants (par exemple, seulement 3% du budget de la France est destiné à l'Union européenne), mais la majorité des nouvelles lois qui s'appliquent sur les territoires sont adoptées par le conseil de l'Europe (70% des lois s'appliquant sur le territoire français sont européennes). Il existe un autre modèle possible, encore une fois inspiré par l'Europe. Certains entrevoient la possibilité de parvenir à une «fédération d'États-nations», c'est-à-dire à une union économique qui serait chapeautée par des institutions ayant de plus en plus un caractère fédéral. On songe, par exemple, à accroître le nombre de domaines pour lesquels les décisions seront prises à la majorité qualifiée et l'on songe à doter l'Europe d'une véritable Constitution. Ce modèle s'impose de plus en plus à cause de l'élargissement de la communauté européenne qui pourrait bientôt rassembler plus de vingt cinq États-membres. Il conserve en grande partie les caractéristiques du modèle hybride, puisque les États demeurent juridiquement souverains, mais il marque aussi une orientation dans le sens d'un accroissement des liens fédératifs. Les nouvelles réalités internationales sont caractérisées par une interdépendance croissante des économies, des sociétés et des États. Ces faits induisent des attitudes normatives variées. Certains préconisent une conception du droit international caractérisée par la prédominance des États, alors que d'autres préconisent au contraire un modèle cosmopolitique et individualiste. On pense à David Held ici bien entendu. Mais entre ces deux extrêmes, il existe des options intermédiaires nouvelles. Certains suivront l'approche de John Rawls et ils distingueront entre le droit domestique et le droit international. Ils seront alors tentés d'accorder la priorité à l'individu dans la sphère domestique et la priorité aux peuples dans la sphère internationale, même si cela revient en définitive à défendre une certaine conception «néo-étatiste» du droit international. D'autres voudront accorder une importance égale aux individus autant dans la sphère internationale que dans la sphère domestique, en imposant à tous les niveaux un régime complet de droits et libertés, mais ils voudront restreindre le droit des peuples uniquement à ceux qui sont constitués en États. Je pense ici à Jean-Marc Ferry. D'autres enfin voudront admettre un seul ensemble de droits et obligations pour les individus et pour les peuples valables autant sur le plan domestique que dans la sphère internationale, mais autorisant des applications diverses selon que les peuples sont ou non déjà constitués en États. Selon ce dernier modèle, il faudrait qu'à l'échelle internationale on fasse respecter intégralement non seulement les droits des États, mais aussi les droits de l'homme, les droits des peuples et les droits des minorités nationales. À l'échelle locale, il faudrait faire respecter non seulement les droits des individus, mais aussi les droits des peuples et des minorités nationales. Chose certaine, la construction d'organisations supranationales est urgente. Elle s'impose pour lutter contre une mondialisation effrénée. Les États-nations ou les multinations ne peuvent à eux seuls suffire pour contrer les excès d'une économie mondialisée qui ne serait soumise à aucune contrainte. En ce sens, ceux qui continuent de penser l'État-nation comme modèle privilégié d'organisation politique consentent au fond, qu'ils le veuillent ou non, à une politique de laissez-faire en matière d'économie, puisqu'ils se privent des outils efficaces pour contrer les effets négatifs de la globalisation. En somme, contrairement à Rawls qui en est resté à une conception de l'économie développée à partir du modèle simplifié d'une société fermée, il faut prendre acte de l'existence d'une «structure de base globalisée» (global basic structure), ainsi que le souligne avec justesse Allen Buchanan dans son compte rendu critique de The Law of Peoples. Ce point a aussi été mis en évidence par Jürgen Habermas. Ces faits nouveaux commandent l'application d'un libéralisme politique qui va bien au-delà du cadre national et qui doit s,appliquer dans la sphère internationale. Pour assurer la crédibilité des organisations supranationales, il faut constitutionnaliser des droits «civiques» des individus, des minorités, des nations et des États. Il faut aussi ainsi constitutionnaliser des droits «politiques» de participation de la société civile (des ONG), ou de représentation des minorités, peuples et États au sein des instances diverses telles que l'OMC. Critique du libéralisme individualiste Comment expliquer les réticences de tant de philosophes libéraux à l'idée même de droit collectif? La réponse est que pour plusieurs le libéralisme est étroitement lié à l'individualisme normatif. L'individualisme normatif est une doctrine compréhensive qui affirme (a) que les individus sont autonomes à l'égard de tout projet, finalité, valeur et tradition, (b) que l'individu est la source ultime de revendications légitimes et (c) que l'autonomie individuelle est la valeur libérale par excellence. Dans cette perspective, le philosophe libéral semble avoir deux options : ou bien il rejette toute idée de droit collectif, ou bien il cherche à dériver les droits collectifs à partir des droits individuels fondamentaux de la personne. Mais l'individualisme normatif est un produit historique du libéralisme et n'est pas nécessairement une doctrine constitutive du libéralisme. Il s'agit d'un produit de cette époque où le libéralisme s'incarnait dans le modèle utopique et irréaliste de l'État-nation homogène. Ainsi, l'influence toujours présente du modèle traditionnel de l'État-nation est à l'origine de l'adhésion à l'individualisme normatif, et explique en grande partie les réticences des philosophes libéraux à l'égard de toute politique de la reconnaissance collective. Ceux qui sont réfractaires à toute politique de la reconnaissance adhèrent de manière plus ou moins voilée au modèle traditionnel de l'État-nation. Presque tous s'entendent pour dire que le modèle de l'État-nation traditionnel est dépassé, ou à tout le moins qu'il ne peut plus être le seul modèle d'organisation politique. Mais certains sont encore sous l'influence de ce modèle parce qu'ils ne sont pas encore disposés à payer le prix d'un abandon de l'individualisme normatif. La littérature des dix dernières années nous a permis de prendre conscience des liens étroits qui ont traditionnellement rapprochés le libéralisme traditionnel et le modèle de l'État-nation ethniquement et culturellement homogène. En parcourant la littérature sur le sujet, on constate en effet une prise de conscience profonde à cet égard. Par-delà la contribution de John Stuart Mill qui avait mis en évidence un lien présumé entre la démocratie et l'État-nation, des auteurs tels que Liah Greenfeld, Yael Tamir, Margaret Canovan, John Rawls, Philippe Van Parijs, David Miller, Will Kymlicka et Charles Taylor nous ont permis de prendre conscience de ces liens étroits. Pour Greenfeld et Taylor, le nationalisme est constitutif de la modernité libérale. Pour Tamir et Canovan, les penseurs libéraux ont tout simplement pris pour acquis que la communauté politique était un État-nation. John Rawls a pour sa part admis explicitement que le lieu privilégié d'application des principes de justice était en première approximation l'État-nation. Philippe Van Parijs a montré qu'il existait un lien étroit entre le libéralisme et une éthique patriotique. Sans souscrire d'aucune façon au modèle de l'État-nation, Van Parijs nous permet de comprendre par cette remarque pourquoi certains ont voulu historiquement penser une éthique patriotique à l'intérieur du cadre de l'État-nation. Miller a souligné l'importance des liens constitutifs qui semblent exister entre la solidarité nationale et la solidarité sociale. Kymlicka a pour sa part parler d'un paradoxe du nationalisme libéral en vertu duquel plus une nation accède aux valeurs libérales, plus elle a tendance à se constituer en État. Il a aussi montrer que les principaux penseurs libéraux proviennent de sociétés dans lesquelles le modèle privilégié était l'État-nation. En somme, l'État libéral traditionnel a depuis toujours été implicitement ou explicitement pensé comme devant prendre la forme de l'État-nation homogène. Deuxièmement, dans un État libéral ethniquement ou culturellement homogène, les intérêts de la collectivité sont pris en charge par l'État et ne s'avouent jamais comme étant justifiés par les droits collectifs du peuple. L'État se charge de mettre un système d'éducation unique et se charge d'assurer une intégration des immigrants à la langue, à la culture et à l'histoire de la communauté d'accueil. Ces politiques trouvent officiellement une justification dans la nécessité d'une éducation civique commune qui assurent une participation citoyenne égale pour tous. La prise en charge par l'État des intérêts collectifs du peuple se réclame de contraintes liées à la cohésion sociale, à la nécessité d'une participation citoyenne pleine et entière ou à des exigences liées au bon fonctionnement de l'État, et tout cela contribue à occulter les droits collectifs du peuple. Troisièmement, le philosophe libéral se doit d'affirmer les droits et libertés fondamentaux de l'ensemble des citoyens. Il se doit donc de faire la promotion explicite des droits individuels. Quatrièmement, puisque l'on suppose implicitement que l'État-nation est homogène, les seuls groupes au sein d'une telle société sont des groupes d'intérêts particuliers et non des groupes nationaux. Il s'agit de groupes qui font valoir une conception particulière du bien ou de la vie bonne. Or, le libéralisme commande de concevoir le juste comme ayant une priorité sur le bien. Tout cela a pour effet de nous obliger à reconnaître la primauté des droits individuels sur les intérêts de groupe. D'où l'individualisme normatif. Mais tout cela découle du fait que le cadre de l'État libéral est l'État-nation homogène. La situation est très différente dans un État où il existe des minorités nationales, voire des nations minoritaires. Que font alors très souvent les philosophes libéraux face à de telles réclamations des groupes minoritaires ? Ils continuent d'affirmer la priorité des droits individuels sur les droits de groupe, en assimilant les réclamations des groupes minoritaires à des groupes d'intérêts particuliers. En somme, ils continuent d'adopter les mêmes réflexes que dans le cadre de l'État-nation homogène en assimilant les revendications des groupes nationaux minoritaires à des groupes de pression, des corps constitués, et ils réaffirment alors la préséance essentielle des droits individuels sur les intérêts de groupe. C'est en ce sens que le modèle de l'État-nation homogène influence encore le jugement de certains philosophes libéraux. Puisque dans le contexte contemporain il nous faut repenser l'État-nation et nous ouvrir à la multination ainsi qu'aux organisations supranationales, la remise en question de l'État-nation traditionnel doit aller de pair avec une remise en question de l'individualisme normatif. Certes, les penseurs libéraux admettent jusqu'à un certain point l'État multinational, mais ils ne sont pas près pour la plupart à renoncer à l'individualisme normatif. C'est là une influence résiduelle et tenace de l'État-nation traditionnel, et c'est la raison pour laquelle tant de philosophes libéraux rejettent les droits de groupe ou tentent de les subordonner aux droits individuels. On peut alors conclure que l'obstacle principal à une politique de la reconnaissance est le nationalisme, car les principales réticences proviennent de ceux qui défendent encore explicitement ou implicitement le modèle traditionnel de l'État-nation. Cet argument ne tient pas compte des tentatives récentes d'accommoder un régime de droits collectifs à l'intérieur d'un cadre individualiste. Telle est l'ambition de Will Kymlicka, comme chacun sait. Le problème est que la dérivation individualiste des droits collectifs proposée par Kymlicka échoue lamentablement. Sans entrer dans le détail, disons que Kymlicka doit tout d'abord (i) tenter d'imposer malencontreusement une notion de droit collectif qui ne suppose pas que les sujets de droit soient nécessairement des collectivités. Il tente en outre (ii) de distinguer les droits collectifs qui sont des protections externes et les droits collectifs qui prennent la forme de restrictions internes, et son cadre individualiste lui interdit d'accepter ces derniers. Mais en réalité, les protections externes ne peuvent qu'entraîner dans leur sillage des restrictions internes. Il tente ensuite (iii) de prioriser les réclamations des individus appartenant à des communautés d'accueil et les réclamations des immigrants à la protection culturelle en stipulant que les immigrants sont par définition des personnes qui ont renoncé à leur langue et à leur culture. Il doit enfin aussi (iv) supposer que les individus accordent le statut de bien premier à leur appartenance culturelle, alors qu'il s'agit d'une hypothèse empiriquement falsifiée. Il faut donc repenser le libéralisme autrement que dans sa version individualiste. Je crois que le libéralisme de Rawls constitue en ce sens une avenue prometteuse. Ce modèle est fondé non plus sur l'individualisme moral, mais bien sur un principe de tolérance : entre les individualistes et les collectivistes, entre les libéraux individualistes et les communautariens et, d'une façon générale, entre les tenants de différentes conceptions compréhensives de la personne et du peuple. Malgré tout ce qui a été dit et écrit au sujet de Rawls, ce dernier n'est pas engagé à l'individualisme moral. Il souscrit à une version du libéralisme fondé sur la tolérance. Si elle était correctement développé, cette version du libéralisme pourrait permettre de réconcilier le libéralisme et la politique de la reconnaissance et, par voie de conséquence, la Charte de droits et libertés et le droit des peuples. Il pourrait autrement dit réconcilier nos idéaux cosmopolites et nationalistes. Bibliographie de Michel Seymour sur des thèmes apparentés Ouvrages : -(dir.), The Fate of the Nation-State,
Montréal/Kingston, McGill / Queen's, en préparation. Articles : - «Politics of Recognition for
Multination States : from Ethical Individualism to the Law of Peoples»
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