LA DÉCADE ET LE CONCEPT D'ESPRIT PUBLIC Martin Nadeau Conférence donnée dans le cadre du colloque FINIR LA RÉVOLUTION de la Chaire unesco-uqam sur l'étude des fondements philosophiques de la justice et de la société démocratique. La première République française, entre 1794 et 1799, éprouve brutalement une tension entre deux nécessités : celle de la rupture avec la Terreur et celle de pérenniser l'héritage de la vertu républicaine. Sous l'avatar du concept d'esprit public, c'est la persistance de cette dernière sous Thermidor et le Directoire que je souhaite ici mettre en relief. Pour employer les catégories de Quentin Skinner, il s'agit de reconstituer les termes d'un dialogue ou plutôt d'un débat entre Liberté et Libéralisme (1); ou encore entre Liberté politique et Liberté civile, ou bien encore entre Liberté des Anciens et Liberté des Modernes, telles que les a entendues par exemple Benjamin Constant. Cette tension entre Anciens et Modernes m'invite tout d'abord à élaborer sur la question du rapport au temps qu'a entretenu La Décade. Ce rapport au temps est inscrit bien entendu dans son titre même ; la décade étant le nom donné à la semaine républicaine de dix jours instaurée avec l'adoption du calendrier républicain le 15 décembre 1793. Le projet de ce journal, tel qu'élaboré par Pierre-Louis Ginguené et Chamfort dans le salon de Mme Helvétius à Auteuil, a été conçu, d'une part, pour répondre à une inquiétude formulée par Diderot dans l'article "Encyclopédie " de L'Encyclopédie. Une inquiétude liée au constat que l'objet même de rendre compte des progrès des connaissances est compromis par la fixité d'une encyclopédie, c'est-à-dire son caractère achevé dans le temps, alors qu'au contraire le progrès des sciences est lui par définition inachevé, en mouvement perpétuel. D'où l'idée d'une encyclopédie périodique - ce n'est pas la première, il y a des antécédents comme le Journal des Sçavants d'une certaine manière, ou l'Encyclopédie méthodique en France, et surtout dans le monde anglo-saxon - afin d'épouser, de suivre le progrès des sciences dans ses étapes successives. (citation #1) D'autre part, le projet de La Décade - fondée en avril 1794, en pleine Terreur - a été conçu pour répondre, pour contrecarrer le sentiment troublant d'une accélération trop rapide du temps, qu'a exprimé par exemple le ministre de l'Intérieur Roland de la Platière en disant qu'en temps de Révolution " on vit dix ans en vingt-quatre heures". Je citerai également à ce sujet un extrait du prospectus de La Décade qui met en relief cette inquiétude face à une accélération du temps qu'il s'agit précisément de maîtriser afin de finir la Révolution : (citation #2) «La politique sera historique, délibérative et administrative. L'historique présentera le récit des événements publics arrivés tant en France que dans les pays étrangers ; événements qui vont se presser, se multiplier plus que jamais, et dans lesquels seront marqués les progrès de la liberté universelle. Les faits y seront moins hasardés qu'ils ne le sont nécessairement dans les papiers de tous les jours. Ils seront dépouillés de cette partie conjoncturale qui naît le plus souvent de l'obligation de parler chaque matin de pays dont à peine reçoit-on des nouvelles chaque mois.» Le rapport au temps qu'entretient La Décade peut être qualifié ainsi d'intermédiaire entre la fixité d'une encyclopédie, et la périodicité grande du quotidien. La Décade s'inscrit dans la pratique de la production et de la lecture de la presse périodique au XVIIIe siècle. La pagination continue à l'intérieur de chaque volume regroupant un trimestre, c'est-à-dire une saison qui est aussi une terminaison des mois du calendrier républicain (aire, ôse, al, or), 3 mois de 30 jours, ou 9 décades, exprime la conversion du journal éphémère qui rend compte et raconte, au livre durable qui conserve et qui est aussi conservé. Ce rapport intermédiaire au temps permet donc à la fois de conserver et d'êtreà l'avant-garde des progrès des sciences, voire même de les anticiper, contrairement à une encyclopédie, tout en ayant un retard salutaire, c'est-à-dire aussi un recul face aux " auxévénements qui se pressent ", qui se bousculent, cette fois contrairement au journal quotidien. Ceci peut servir de point de départ à une analyse des enjeux sous-jacents à la question de la Liberté des Anciens et de celle des Modernes. Dans son discours " De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes ", Constant distingue également le rapport fixe au temps qui conserve du rapport souple au temps qui produit : " Dans celle-ci, [la liberté des Anciens] plus l'homme consacrait de temps et de forces à l'exercice de ses droits politiques, plus il se croyait libre ; dans l'espèce de liberté dont nous sommes susceptibles, plus l'exercice de nos droits politiques nous laissera de temps pour nos intérêts privés, plus la liberté nous sera précieuse (2)" . La liberté des Anciens implique chez Constant un temps qui en quelque sorte se perd dans l'exercice des droits politiques, pour la conservation des institutions, alors que celle des Modernes permet au contraire de gagner du temps, " de laisser du temps ", pour vaquer à ses affaires privées. C'est en 1819, je le rappelle, que Constant effectue cette distinction entre la liberté des Anciens et la liberté des Modernes. En défendant d'abord cette dernière, mais ensuite en cherchant ultimement à réconcilier ces deux formes de liberté, il affirme implicitement que d'autres préconisaient au contraire la liberté des Anciens, c'est-à-dire la prédominance de l'intérêt général sur l'intérêt particulier : ce que La Décade désigne, comme nous le verrons, avec le concept d'esprit public. L'étude du concept d'esprit public conduite, dans un premier temps, diachroniquement, soit à partir de l'histoire d'un corpus d'auteurs liés au républicanisme classique, permet d'élaborer sur le travail de conservation de l'héritage de cette pensée qui a été effectué par La Décade lors de la Révolution, tout en reconnaissant les processus d'appropriation et de reformulation qu'implique l'épistémologie de l'histoire des idées. C'est dans les années 1770, à l'époque de la Révolution américaine, qu'apparaît en France le concept d'esprit public au sens de ce qui soutient la primauté de l'intérêt général sur l'intérêt particulier. Le baron d'Holbach, dans La Morale universelle ou Les devoirs de l'homme fondés sur sa nature, publié en 1776, écrit que l'" Esprit public est la bienfaisance appliquée à la société en général ". La présence d'un esprit public au sein d'une nation offre selon d'Holbach un rempart contre la corruption, en particulier chez les riches et les grands " qui trouveroient dans la gloire & dans des distinctions honorables, la récompense d'un emploi de leur fortune préférable, sans doute, aux folles dépenses qui n'ont pour objet que le luxe & la vanité ". La sagesse politique selon d'Holbach consiste à " exciter "cet esprit public qui " annonce un bon gouvernement & des citoyens empressés de mériter l'estime de leurs concitoyens ; ces dispositions font voir que chacun prend à cœur le bien-être de son pays (3)" . Louis Sébastien Mercier, dans la seconde édition en 1786 de L'An 2440, publié pour la première fois en 1770, a déclaré que la Révolution américaine constitue le triomphe de l'esprit public. Cette seconde édition de 1786 comporte quelques chapitres ajoutés dont un qui s'intitule précisément " De l'esprit public ". Exactement dix ans après la Déclaration d'indépendance américaine, Mercier salue cet espoir de liberté en transposant le Publick Spirit des États-Unis en 2440. À l'instar de chez d'Holbach, nous retrouvons l'argument selon lequel le " bien-être " d'un pays est lié à la prédominance de l'intérêt général qui est articulée ici par des institutions : " C'était l'esprit public qui avait présidé à tous les établissements chers à ce peuple. Il proscrivait les vues étroites pour se placer au centre de l'État, et porter son regard sur toute la circonférence ". Mercier estime que "[c]et esprit public l'emportait sur toute autre considération, et [que] cet attachement naissait du bien-être qu'on trouvait à vivre sous des lois vivifiantes (4)" . Considérant la place de la Révolution américaine dans ce chapitre de L'An 2440 consacré à l'esprit public, c'est bien du côté de la pensée politique anglo-saxonne qu'il faut porter nos regards afin de poursuivre la " généalogie " de ce concept. Lié d'abord aux usages du discours politique anglais du XVIIe siècle, ainsi chez James Harrington dans The Commonwealth of Oceana (1656) qui s'inscrit dans le paradigme de la virtù machiavélienne (5), l'esprit public est un concept politique anglais qui a connu son plein essor dans la première moitié du XVIIIe siècle. L'" Âge de Walpole " marque comme on le sait la naissance en Angleterre d'un nouvel ordre économique, d'un État administratif qui simultanément nourrissait et se nourrissait de l'individualisme ou des intérêts privés d'une société commerciale. Cette période se caractérise par une expansion économique qui forge les structures de la Révolution industrielle, mais non sans susciter maintes controverses animées par l'opposition au parlement, par des écrivains politiques qui ont utilisé le langage du républicanisme classique afin de critiquer le gouvernement. De 1688 à 1776, dit l'historien John Pocock, la question principale que pose la théorie politique anglaise est de savoir si un régime fondé sur le clientélisme et la dette publique ne corrompait pas à la fois les gouvernants et les gouvernés (6). Ces controverses ont suscité un écho outre Manche et c'est à juste titre que le marquis d'Argenson disait à propos de la théorie politique en France dans les années 1750 : " Le vent souffle d'Angleterre depuis quelques années sur ces matières là (7)" . À lire les nombreux comptes rendus détaillés que donne La Décade de nouvelles traductions françaises des œuvres des John Milton, Algernon Sidney ou Edward Gibbon, force est de constater que la remarque de d'Argenson est encore pertinente pour les dernières années du XVIIIe siècle (8). Marie-Joseph Chénier, dans l'épître dédicatoire de sa tragédie Fénelon qu'il adresse en 1802 à Daunou de l'Institut national, parle par exemple d'une "secte fanatique " cherchant entre autres à contrecarrer le rayonnement du républicanisme classique anglais en France. Dans le contexte de la signature en 1801 de la nouvelle alliance du trône et de l'autel que constitue le Concordat, cette " secte " s'attaque " aux réputations faites" en annonçant à l'Europe " que les Anglais sont essentiellement absurdes ; que Locke est un esprit faux. Bacon un rêveur sans idées, Sidney, Gordon, Bolingbroke des extravagants, et que les mots liberté, philosophie, doivent être prohibés comme marchandises anglaises (9)" . Les auteurs dont parle Chénier composent un horizon de références politiques largement partagé à l'époque, mais qui s'est depuis considérablement rétréci ou obscurci. Un article important que La Décade consacre au républicanisme classique est constitué par un compte rendu d'une nouvelle traduction des Discours historiques, critiques et politiques sur Tacite et sur Salluste, " un défenseur des droits de l'homme, et l'ennemi irréconciliable de toute espèce de tyrannie, du pouvoir arbitraire et de la superstition (10)" . Dès les premières lignes de ce compte rendu, le secrétaire florentin, par delà la légende noire, y est associé : " Machiavel, dont le nom ne devrait certainement pas être une injure, Machiavel, qui vaut beaucoup mieux que sa réputation (11)" . Une lettre du 1er juillet 1721 des Cato's Letters - la publication la mieux connue de Thomas Gordon - exprime l'adéquation entre le concept d'esprit public et la virtù machiavélienne. Elle a été rédigée par Gordon, en collaboration avec John Trenchard, en opposition au ministère de Robert Walpole et plus spécifiquement à la corruption parlementaire, telle qu'incarnée par le scandale de la South Sea Company, entraînant un effondrement des marchés boursiers et la ruine de milliers d'investisseurs, en 1720, presque simultanément avec la faillite de la banque de John Law en France. Des investigations parlementaires subséquentes en Angleterre ont révélé une corruption à vaste échelle impliquant des ministres et le roi Georges Ier lui-même. La lettre en question s'intitule tout simplement " Of publick Spirit ". (citation # 3). «This is publick spirit ; which contains in it every laudable passion, and takes in parents, kindred, friends, neighbours, and every thing dear to mankind ; it is the highest virtue, and contains in it almost all others ; steadfastness to good purposes, fidelity to one's trust, resolution in difficulties, defiance of dangers, contempt of death, and impartial benevolenceto all mankind. It is a passion to promote universal good, with personal pain, loss, and peril : it is one Man's care for many, and the concern of every man for all .» Cette définition de l'esprit public correspond à celle que donne La Décade dans un numéro du 19 avril 1797. Elle le distingue d'abord très clairement de l'opinion publique et il faut bien reconnaître chez les Idéologues un louable souci d'éclaircissement du langage. L'opinion publique est donc définie en appréhendant le cas de la France depuis le début de la Révolution, où des porte-parole du public, comme les Jacobins, ont successivement pris puis perdu la parole : " Lorsque la terreur régnait et que les presses, les tribunes appartenaient aux seuls jacobins, à peine dans la société, dans l'intimité de sa famille osait-on parler un autre langage que le leur. Quelque petit que fût leur nombre, leur opinion était l'opinion publique " ; d'où l'idée que l'on devrait en fait appeler l'opinion publique : "l'opinion des plus babillards : elle n'indique rien, elle change à chaque événement (13)" . Une définition de l'esprit public suit peu après celle de l'opinion publique, dans ce même numéro de La Décade : (citation #4) «Si l'on définit l'Esprit public : l'intérêt que les particuliers prennent au bien général, il n'y en a peu ou point en France. L'abus qu'on y a fait des mots Salut public, amour de la patrie, en a détruit tout le pouvoir, tout le charme ; les divisions intérieures ont rompu cette union de sentiment et d'intérêt d'où résulte l'Esprit public ; l'égoïsme s'est accru par les pertes que chacun a éprouvées et qu'il cherche à réparer, et lorsqu'on veut maintenant se faire écouter, c'est au nom de l'intérêt particulier qu'il faut parler (14).» Amaury Duval ou Polyscope - collaborateur permanent de La Décade - reprend dans cette définition un aspect crucial de la virtù machiavélienne, appuyé d'ailleurs par une référence très précise, en note de bas de page, au chapitre 16 du livre I des Discours sur la première décade de Tite-Live intitulé " Qu'un peuple accoutumé à vivre sous un prince conserve difficilement sa liberté, si par hasard il devient libre ". La définition de l'opinion publique quant à elle évoque l'autre pôle de la vertu civique : la figure de la Fortuna qui " change à chaque événement (13)". Dans un second temps, le concept d'esprit public dans La Décade doit être aussi appréhendé synchroniquement, à travers, d'une part, l`étude d'une pratique, qui est celle du Bureau d'esprit public crée le 18 août 1792 au lendemain de la journée révolutionnaire qui a provoqué la chute de la monarchie (15). D'autre part, l'analyse synchronique du concept d'esprit public doit aussi être conduite à travers un corpus d'auteurs révolutionnaires au sens de contemporains de la Révolution. Il s'agit d'auteurs à qui La Décade ouvre ses pages, que ce soit pour des articles publiés directement par eux, ou encore par le biais de comptes rendus d'ouvrages, de mémoires ou de rapports qu'ils ont écrits et publiés ailleurs. C'est avec raison que Mona Ozouf parle d'une "nébuleuse " à propos de la littérature politique de cette période, où foisonne l'adjectif " public ", avec les expressions d'opinion publique, de bien public, de cri public, etc. Roland de la Platière, ministre de l'Intérieur qui le premier a dirigé le Bureau d'esprit public, a cependant établi une distinction entre l'esprit public et l'opinion publique, parfaitement cohérente avec les définitions des d'Holbach ou Mercier : " Cet esprit public n'est point ce que l'on confond inconsidérément avec lui, je veux dire l'opinion, dont la mobilité, dont les applications partielles peuvent éprouver des variétés infinies : mais ce que j'appelle esprit public, c'est cette tendance naturelle, impérieuse, vers tout ce qui peut contribuer au bonheur de la patrie (16)" . Le Bureau d'esprit public en question est doté de fonds pour subventionner la presse révolutionnaire - principalement " girondine " - et la diffuser dans les départements et aux armées. Il disparaît le 21 janvier 1793 avec le roi, mais les Montagnards, après l'éviction des Girondins lors des journées du 31 mai - 2 juin 1793, auront recours également à cette pratique de surveillance de la presse et utiliseront aussi ce concept d'esprit public, comme l'illustrent par exemple différents rapports faits à la Convention nationale (17). Le Directoire quant à lui réactive le Bureau d'esprit public girondin. François de Neufchâteau, lors de ses deux passages au Ministère de l'Intérieur (1797 et 1799), exige des rapports portant sur l'état des récoltes, des écoles, dans chaque département. Ce ministre demande également de voir brosser un tableau sur l'esprit public, au début de chaque rapport, et tente d'en reconnaître les signes ; par exemple en posant la question si le décadi est respecté ou si les fêtes nationales suscitent de l'enthousiasme (18). La Décade témoigne de la persistance de cette pratique des rapports sur l'esprit public faits à la Convention nationale. Apparaissants dans les sections "Variétés " ou " Convention nationale ", jusqu'à l'avènement du Directoire, des entrefilets titrés " Esprit public " rendent compte d'une grande variété de situations politiques qui toutes ont en commun de relever de mouvements d'autorité ascendante, sous la forme par exemple de pétitions de citoyens adressées aux autorités constituées. Ces comptes rendus, en dépit de leur caractère parfois coercitif, expriment un mode de relation immédiat, au sens de non-médiatisé, entre des citoyens qui participent activement à la vie politique. Une section " Esprit public " dans La Décade du 17 août 1794 rendra compte ainsi de félicitations, émanant d'instances diverses, adressées à la Convention à la suite de l'éviction des robespierristes : " Armées, départements, districts, cantons, municipalités, tribunaux, sociétés populaires, tous s'empressent à l'assurer de leur dévouement inaltérable et de leur éternelle gratitude" (19). En parallèle avec le corpus classique d'œuvres rattachées à la Liberté des Anciens dont rend compte La Décade, se trouve donc un autre corpus que j'ai qualifié tout-à-l'heure de révolutionnaire, au sens de contemporains de la Révolution. Auteurs aujourd'hui oubliés pour la plupart, dont les œuvres transigent avec les catégories de la liberté des Anciens et des Modernes. Je me contenterai ici, en terminant, d'élaborer sur un seul de ces auteurs, soit Charles-Guillaume Theremin. Descendant de religionnaires émigrés à Berlin, Theremin, après avoir rempli des fonctions diplomatiques à Londres, devient conseiller de l'ambassade de Prusse à Paris. La Révolution le fit opter pour la France où il fit œuvre de publiciste. Il a publié, à la fin de l'an III, De l'Intérêt des puissances continentales relativement à l'Angleterre. En l'an V, De la Situation intérieure de la République ; cette situation étant la crise de Fructidor dénouée comme on le sait par un coup d'Etat invalidant le résultat d'élections favorableà la droite royaliste. Sans être aucunement un sympathisant de la droite élue aux Conseils, Theremin plaidait contre le Directoire les droits de l'opposition constitutionnelle. La Décade tendait plutôt à soutenir le gouvernement, néanmoins, hésitant encore ou voulant croire que les Conseils n'avaient pas le dessein de violer la Constitution, elle accepta la collaboration de Theremin. Il signa des articles de politique intérieure (du 30 flor. et du 10 prair. an V) et rendit compte des Réactions politiques de Benjamin Constant (20 prair. an V). C'est à Amaury Duval que l'on doit le compte rendu de De la Situation intérieure de la République rédigé par Theremin. Duval insiste notamment sur une observation faite par plusieurs physiologistes, mais écrite pour la première fois, dit-il, par Theremin. Observation à travers laquelle se dessine la correspondance du concept d'esprit public avec celui de corps politique : il s'agit de l'" embellissement " du peuple français depuis la Révolution qui s'est en quelque sorte purifié de la corruption de la cour : " On remarque, dit Theremin, des traits plus nobles, des caractères de visages plus grands et mieux prononcés, et ces belles formes grecques si communes en Angleterre et si rares autrefois parmi nous commencent à remplacer les beautés anciennes, exténuées et souffrantes, et consumées de vapeurs (20)" . Cette œuvre de Theremin représente, en 1797, un plaidoyer énergique de la Liberté des Anciens qui fait de son auteur un interlocuteur implicite de Benjamin Constant. Non seulement Theremin utilise-t-il le concept d'esprit public entendu comme prédominance de l'intérêt général sur l'intérêt particulier, mais il préconise avec cœur le gouvernement des lettrés : " parce qu'il est exclusivement celui des hommes instruits et habiles, qui ne peuvent rechercher d'autres applaudissements que ceux qu'on donne à la science et à la vertu ; qui sont pour ainsi dire notés d'infâmie dès qu'ils s'enrichissent [je souligne], et dont l'avantage d'autrui est la principale affaire et l'unique métier (21)" . Autrement dit ceux qui ont du temps pour se consacrer et pour conserver la chose publique. (citation # 5) Le coup d'État du 18 fructidor (4 septembre 1797) que La Décade finalement soutint mit fin à la collaboration de Theremin. Mais la revue lui conserva de la sympathie. Elle fit l'éloge de sa brochure De la condition des femmes dans les Républiques (an VII-1799), dans laquelle Theremin examine la différence entre les anciens et les modernes du point de vue cette fois de la condition de la femme et préconise son épanouissement " non seulement dans l'enceinte de la maison particulière, mais encore dans le cercle agrandi de la société générale ". (citation # 6). Amaury Duval enfin approuva son essai De l'Incompatibilité du système démagogique avec le système d'économie politique des peuples modernes (10 frim. an VIII) où figurent encore une fois les termes d'un dialogue ou d'un débat avec des auteurs pour nous aujourd'hui mieux connus, tel que Constant (citation # 7). Parmi ce corpus contemporain qui transige avec les catégories de la Liberté des Anciens et des Modernes, se trouvent aussi des ouvrages, comme Le Traité sur l'Esprit public de Dieudonné Thiébault (un professeur de grammaire aux Ecoles centrales), pouvant représenter un fléchissement du sens du concept d'esprit public vers celui, considérablement appauvri, de synonyme d'état d'esprit. De la même manière, la pratique des Bureaux d'esprit public tend à assimiler ce concept à un simple état d'esprit, et du coup à le confondre en définitive avec celui d'opinion publique. Ce fléchissement sémantique constitue à sa façon le jalon d'une mutation de la liberté des Anciens vers celle des Modernes. Cette période de la Révolution se situe ainsi au carrefour du paradigme libéral et de celui du républicanisme classique ou de l'humanisme civique (22). D'aucuns pourraient soutenir qu'il s'agit là, avec le concept d'esprit public, d'une moralisation toute" idéologique ", au sens courant du terme, de la mutation de la liberté des Anciens. Mais je me permettrai de remarquer, comme premier point de conclusion, que c'est sans doute davantage la méconnaissance de ce concept d'esprit public - et en fait, proprement, sa disparition, contrairement à celui omniprésent aujourd'hui d' " opinion publique " - qui s'avère être véritablement" idéologique ". Enfin, je soulignerai que la méconnaissance de ce concept et de la tradition de la vertu républicaine à laquelle il se rattache peut s'expliquer par le fait, relevé par Pocock, que l'écriture de l'histoire de la pensée politique en termes non de vertu ou de moral mais de droit, ce qui équivaut dit-il à faire l'histoire du libéralisme, est imposée au chercheur de manière paradigmatique (23). À l'écueil téléologique, c'est-à-dire au mauvais usage du temps que présente l'idée de considérer le XVIIIe siècle comme un long préambule à la Révolution, correspond celui d'appréhender la Révolution comme une œuvre strictement" libérale ". En dépit du triomphe, parfois prétendu inexorable, du libéralisme ou de la liberté des Modernes, la liberté des Anciens constitue une part de l'héritage de Thermidor et du Directoire, comme La Décade en témoigne. NOTES (1) Quentin Skinner, La Liberté avant le Libéralisme, traduit de l'anglais par Muriel Zagha, Paris, Seuil, coll. " Liber ", 2000 (1998). (2) Marcel Gauchet, préface à Benjamin Constant, De la liberté chez les Modernes, Paris, Hachette, 1980, p. 11-91 ; Benjamin Constant, " De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes ", p. 511-2. Voir aussi p. 502. Mauro Barberis soutient toutefois que la liberté des Modernes selon Constant ne peut être confondue avec une liberté purement civile ou négative. Voir " Thermidor, le libéralisme et la modernité politique ", dans 1795 Pour une République sans Révolution, actes du colloque international organisé à l'Institut d'Études Politiques de Rennes avec le concours de l'Université de Rennes 2, 29 juin - 1er juillet 1995, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1996, p. 123-141, cf. p. 137. (3) [Baron d'Holbach], La Morale universelle ou les Devoirs de l'homme fondés sur sa nature, Amsterdam, Marc-Michel Rey, 1776, section seconde," Devoirs de l'homme dans l'état de Nature & dans l'état de Société. Des vertus sociales ", chapitre IX " De la bienfaisance ", p. 57. [Tolbiac, 4° R6800]. (4) Louis Sébastien Mercier, L'An 2440. Rêve s'il n'en fut jamais, préface d'Alain Pons, Paris, Éditions France Adel, coll. "Bibliothèque des Utopies", 1977, p. 318. Cette œuvre fait l'objet d'une analyse dans La Décade, vol. 19, n° 4, 1er trim., 10 brumaire an VII (31 octobre 1798 ), section " Littérature-Morale " p. 274-283. (5) Voir John A. W. Gunn, Queen of the World : Opinion in the Public Life of France from Renaissance to the Revolution, SVEC, n° 328, Oxford, The Voltaire Foundation, 1995, le chapitre 9 " Public Spirit : the Revolutionary hope ", la section " a British Legacy ", p. 329-42, et James Harrington, The Commonwealth of Oceana, dans The Political Works of James Harrington, édités et avec une introduction de Pocock, Cambridge, Cambridge University Press, 1977, p. 162. (6) Pocock, Vertu, commerce et histoire, " Vertu, droit et mœurs ", p. 69. (7) Cité par Jean-Louis Lecercle, Mably, Des Droits et des devoirs du citoyen, édition critique avec introduction et notes par Jean-Louis Lecercle, Paris, Librairie Marcel Didier, 1972, note 1, p. 128. (8) Voir la section " Figures du républicanisme anglais " à la fin de cette introduction pour les notices et références précises aux comptes rendus dans La Décade à travers la section "Littérature-Classique anglaise". (9) La Décade, vol. 35, n° 9, 1er trim., 30 frimaire an XI (21 décembre 1802), section " Littérature-poésie ", compte rendu de Fénelon, p. 546-550. (10) La Décade, vol. 3, n° 17, 1er trim., 20 vendémiaire an III (11 octobre 1794), section " Littérature politique ", compte rendu des Discours historiques, critiques et politiques de Thomas Gordon, sur Tacite et sur Salluste, p. 96-105. (11) Ibid., p. 96. Sur Machiavel, voir le compte rendu que Ginguené consacre à une nouvelle traduction des oeuvres du Florentin par Toussaint Guiraudet, vol. 21, n° 27, 3e trim., 30 prairial an VII (18 juin 1799) p. 533-544 ; vol. 21, n° 28, 4e trim., 10 messidor an VII (28 juin 1799), p. 22-37. (12) John Trenchard et Thomas Gordon, Cato's Letters. Essays on Liberty, Civil and Religious, and Other Important Subjects, New York, Da Capo Press, 1971, Volume 1, n° 35, Saturday, July 1, 1721, " Of publick Spirit ", p. 11-17. (13) La Décade, vol. 13, n° 21, 3e trim., 30 germinal an V (19 avril 1797), section " Affaires de l'intérieur", p. 186. L'article en question n'est pas signé, mais son auteur est sans doute Amaury Duval, car sa publication, le 19 avril 1797, le situe entre deux importants comptes rendus, signés par Duval, portant sur Charles Theremin où il est question du concept d'esprit public. Voir plus loin des considérations sur Theremin. Par ailleurs, Duval, sous le pseudonyme de Polyscope, a donné de nombreux articles à La Décade portant sur les mœurs parisiennes. Voir Joanna Kitchin, Un journal " philosophique " : La Décade (1794-1807), Paris, M. J. Minard, 1965, p. 14. (14) La Décade, vol. 13, n° 21, 30 germinal an V, p. 188. (15) Mona Ozouf, " Esprit public ", dans le Dictionnaire critique de la Révolution française, volume "Idées", Paris, Flammarion, coll. " Champs ", 1992, p. 173. (16) Roland de la Platière, " Compte rendu par le Ministre de l'Intérieur à la Convention nationale, le 6 janvier l'an 2e de l'égalité et de la République, & imprimé par ordre de la Convention ", chapitre XXV. (BNF Tolbiac LB41-313). (17) Voir par exemple Anthelme Marin, " Rapport fait à la Convention nationale sur l'état & l'esprit public du Département du Mont-Blanc ", s.l., s.d., [BNF Tolbiac LE38-2494] ; ou encore Pierre Caron, Paris pendant la terreur, rapports des agents secrets du ministre de l'intérieur, publiés pour la société d'histoire contemporaine, tome 1er, 27 août 1793-25 décembre 1793, Paris, Picard, 1910. Plusieurs de ces rapports ont des rubriques intitulées " esprit public ". Il faut souligner ici le fait que cette enquête sur le concept d'esprit public m'a conduit à découvrir des dizaines de thèses de doctorat dirigées par Alphonse Aulard à Paris I à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, ayant dans leur titre l'expression "esprit public " ; par exemple, " L'esprit public dans le département du Var ", etc. Toutefois cette expression n'est jamais expliquée et il s'agit en quelque sorte d'un mot d'ordre, d'une formule consacrée, que les étudiants d'Aulard ont puisé semble-t-il dans leurs recherches effectuées à partir des nombreux rapports de cette période qui renferment cette expression. " Esprit public " est employé alors comme synonyme d'état d'esprit d'un département. Il est intéressant de remarquer que cette expression se retrouve également dans des documents concernant les rébellions du Bas-Canada, comme dans les " Relations historiques des événements de l'élection du comté du Lac des Deux Montagnes en 1834. Épisode propreà faire connaître l'esprit public dans le Bas-Canada ", Montréal, 1835. (18) Ozouf, Dictionnaire critique de la Révolution française, entrée" esprit public ", p. 175. (19) La Décade, vol. 2, n° 3, 30 thermidor an II (17 août 1794), section " Convention nationale ", entrefilet intitulé " esprit public ", p. 187. Tous ces entrefilets sont reproduits et regroupés au début du volume consacré à l'esprit public. (20) La Décade, vol. 13, n° 22, 3e trim., 10 floréal an V (29 avril 1797), section " Science politique ", second extrait du compte rendu de De la Situation intérieure de la République, p. 202-208. (21) Ibid. (22) L'histoire de l'humanisme civique ou du républicanisme classique est assez bien connue aujourd'hui, notamment grâce aux travaux de John G.A. Pocock, The Machiavellian Moment. Florentine Political Thought and the Atlantic Republican Tradition, Princeton, Princeton University Press, 1975, et, plus récemment, avec Quentin Skinner, Liberty Before Liberalism, Cambridge, Cambridge University Press, 1998. Pour un compte rendu de l'épistémologie de l'" école de Cambridge ", voir Jacques Guilhaumou, "L'Histoire des concepts : le contexte historique en débat (note critique) ", Annales Histoire, Sciences Sociales, 56e année, n° 3, mai-juin 2001, p. 685-698. Enfin un article de Keith Michael Baker, "Transformation of Classical Republicanismin Eighteenth-Century France ", The Journal of Modern History, 73, n° 1, 2001, p. 32-53, déplore que le paradigme du républicanisme classique ait été si peu utilisé dans l'analyse du discours politique français de la fin du dix-huitième siècle. Voir note 6, p. 34. Voir Pocock, Vertu, Commerce et Histoire. Un Modèle pour les historiens de la pensée, traduit de l'anglais par Hélène Aji, Paris, PUF, 1998, " Vertu, droit et mœurs ", p. 57-72, cf. p. 67-68. SOURCES 1. Encyclopédie de Diderot et d'Alembert (1751-1772), article "Encyclopédie ". * ENCYCLOPÉDIE, s. f. (Philosoph.) Ce mot signifie enchaînement de connoissances; il est composé de la préposition grecque, en, & des substantifs, cercle, &, connoissance. [...] Les opinions vieillissent, & disparoissent comme les mots ; l'intérêt que l'on prenoit à certaines inventions, s'affoiblit de jour en jour, & s'éteint ; si le travail tire en longueur, on se sera étendu sur des choses momentanées, dont il ne sera déjàplus question ; on n'aura rien dit sur d'autres, dont la place sera passée ; inconvénient que nous avons nous-même éprouvé, quoiqu'il ne se soit pas écoulé un tems fort considérable entre la date de cet ouvrage, & le moment où j'écris. On remarquera l'irrégularité la plus désagréable dans un ouvrage destinéà représenter, selon leur juste proportion, l'état des choses dans toute la durée antérieure ; des objets importants étouffés ; de petits objets boursoufflés : en un mot, l'ouvrage se défigurera sans-cesse sous les mains des travailleurs ; se gâtera plus par le seul laps de tems, qu'il ne se perfectionnera par leur soins ; & deviendra plus défectueux & plus pauvre par ce qui devroit y êtreou raccourci ou supprimé, ou rectifié, ou supplée, que riche par ce qu'il acquerrera successivement. [...] [Diderot] 2. La Décade, prospectus, (avril 1794). [...] La politique sera historique, délibérative et administrative. L'historique présentera le récit des événements publics arrivés tant en France que dans les pays étrangers ; événements qui vont se presser, se multiplier plus que jamais, et dans lesquels seront marqués les progrès de la liberté universelle. Les faits y seront moins hasardés qu'ils ne le sont nécessairement dans les papiers de tous les jours. Ils seront dépouillés de cette partie conjoncturale qui naît le plus souvent de l'obligation de parler chaque matin de pays dont à peine reçoit-on des nouvelles chaque mois. [...] 3. John Trenchard et Thomas Gordon, Cato's Letters. Essays on Liberty, Civil and Religious, and Other Important Subjects, vol. 1, n° 35, Saturday, July 1, 1721, " Of Publick Spirit ". [...] This is publick spirit ; which contains in it every laudable passion, and takes in parents, kindred, friends, neighbours, and every thing dear to mankind ; it is the highest virtue, and contains in it almost all others ; steadfastness to good purposes, fidelity to one's trust, resolution in difficulties, defiance of dangers, contempt of death, and impartial benevolence to all mankind. It is a a passion to promote universal good, with personal pain, loss and peril : it is one Man's care for many, and the concern of every man for all. [...] 4. La Décade, vol. 13, n° 21, 3e trim., 30 germinal an V (19 avril 1797), section "Affaires de l'intérieur ". [...] Si l'on définit l'Esprit public : l'intérêt que les particuliers prennent au bien général, il n'y en a peu ou point en France. L'abus qu'on y a fait des mots Salut public, amour de la patrie, en a détruit tout le pouvoir, tout le charme ; les divisions intérieures ont rompu cette union de sentiment et d'intérêt d'où résulte l'Esprit public ; l'égoïsme s'est accru par les pertes que chacun a éprouvées et qu'il cherche à réparer, et lorsqu'on veut maintenant se faire écouter, c'est au nom de l'intérêt particulier qu'il faut parler. [...] [Amaury Duval, alias Polyscope] 5. Charles-Guillaume Theremin, De la Situation intérieure de la République, pluviôse an V (janvier-février 1797), chapitre V, De quatre classes de citoyens dans l'État. [...] La philosophie avoit commencé l'ouvrage de la révolution, puis le bruit des armes, et les orages révolutionnaires l'ont momentanément écartée ; elle reparoît aujourd'hui pour se ressaisir de son ouvrage ; elle s'est ouvert un champ assez vaste dans la constitution actuelle, et va diriger l'éducation républicaine du peuple. Il arrivera nécessairement qu'il se formera, entre lesjeunes citoyens, une classe distincte, qui se destinera particulièrement au maniement des affaires publiques, et se livrera pour cet effet exclusivement, comme la jeunesse de l'ancienne Rome, à l'étude de l'éloquence et de l'administration ; et comme ce nesera jamais une caste, et qu'ils seront pris dans les familles de tous les citoyens, rien ne sera en même temps plus rassurant pour l'État ; il n'y aura que cette seule condition, que celui qui possèdera les lumières requises, obtiendra les charges qui les requièrent ; ce qui n'est une exclusion pour personne, et ce qui est demandé par le bien général. Un des grands avantages de ce gouvernement des lettrés est donc, qu'ils ne sont pas proprement une classe, et ne tendent jamais às'isoler ; ils sont commeles âmes de Virgile, qui habitent successivement plusieurs corps ; ils s'élèvent dans toutes les classes, et sont, pour ainsi dire, l'élite de la Nation. Ce fut un père artisan qui de la forge, de la fumée et de l'enclume, envoya à la tribune aux harangues, cet orateur qu'Athènes admiroit, lorsque par les torrents de son éloquence, en pleine assemblée, il maîtrisoit le peuple, et modéroit, à volonté, sa fougue ; Solon étoit commerçant, et tout ce qui, à Rome, étudioit la science du Gouvernement, étoit possesseur de terres, ou même cultivateur. Les riches, au contraire, tendent par eux-mêmes às'isoler, à former un corps dans l'État, dès qu'ils gouvernent exclusivement ; et successivement ils tendent aussi vers les titres et les privilèges exclusifs ; car les richesses seules ne satisfont pas les hommes, elles ne sont qu'un moyen pour acquérir d'autres jouissances ; elles ne sont pas comme la science qui satisfait ceux qui la possèdent, les nourrit et les rassassie. Entre tous les gouvernements, celui des lettrés est incontestablement le meilleur, parce qu'il est exclusivement celui des hommes instruits et habiles, qui ne peuvent rechercher d'autres applaudissements que ceux qu'on donne à la science et à la vertu, qui sont pour ainsi dire notés d'infamie dès qu'ils s'enrichissent, et dont l'avantage d'autrui est la principale affaire et l'unique métier. [...] 6. Charles-Guillaume Theremin, De la Condition des femmes dans les Républiques. An VII (1799). [...]Les femmes, chez les anciens, jouissoient de plus de liberté politique et de moins de liberté domestique ; chez nous, elles jouissent d'une grande liberté domestique, mais elles n'ont pas même d'existence politique. Il n'est pas oiseux, je pense, d'examiner cette différence entre les anciens et les modernes, qui n'a pas été suffisamment remarquée par la plupart des philosophes qui ont concouru au renversement des vieux préjugés et à la formation des institutions nouvelles ; ou plutôt, sans nous en tenir aux faits de l'histoire, ne vaudrait-il pas mieux, en prenant les choses de plus haut, examiner en général les questions suivantes, que la plus haute philosophie ne doit pas dédaigner : Le sort des femmes ne doit-il point s'améliorer en raison de la civilisation de l'espèce humaine, qui n'est pas composée d'hommes seulement ? La République étant incontestablement un perfectionnement ultérieur à celui de la monarchie, leur sort ne doit-il pas être plus doux dans la République que sous la monarchie ? Enfin, le bonheur n'étant autre chose que l'exercice libre de toutes nos facultés, les femmes doivent être perpétuellement condamnées à laisser languir dans l'inaction les facultés morales qu'elles ont, ainsi que les hommes,reçues de la nature, et n'ont elles pas droit au développement et àl'exercice de ces facultés, non seulement dans l'enceinte de la maison particulière, mais encore dans le cercle agrandi de la société générale ? [...] 7. Charles-Guillaume Theremin, De l'Incompatibilité du système démagogique avec le système d'économie politique des peuples modernes. An VIII (1799). [...] Les peuples anciens n'étant autre chose qu'une société de maîtres qui faisoient travailler leurs esclaves, tandis qu'ils ne s'occupoient que du gouvernement de la République, n'éprouvoient pas, comme nous, le besoin de la liberté civile et ne la connoissoient pas même de nom. Quand elle étoit violée, le peuple en faisoit une affaire de liberté politique, c'est ainsi que l'enlèvement de Virginie fit tomber les Décemvirs à Rome. Ce que nous avons appelé de nos jours liberté civile ne pouvoit pas être connu là où les causes particulières se jugeoient par le Peuple même assemblé sur la place publique, et chaque fois que les anciens parloient de liberté, ils entendoient par ce mot ce que nous entendons aujourd'hui spécialement par libertépolitique. Il en a été bien différamment des peuples modernes. L'origine de tous les Gouvernements étant l'esclavage de la glèbe, les peuples n'entroient pour rien dans le maniement des affaires publiques, et ne s'occupoient que des soins de l'industrie pour faire vivre et enrichir la famille ; plus ils devenoient industrieux, plus ils avoient besoin, non de cette liberté qui consiste à régler les affaires générales, mais de celle qui leur laissoit la plus grande facilité et la plus grande latitude pour régler leurs affaires particulières et domestiques. [...]
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