REMARQUES SUR LA CONFÉRENCE D'ALAIN
RENAUT Lukas K. Sosoe « Élever et discipliner un animal qui puisse faire des promesses – n’est-ce pas là la tâche paradoxale que la nature s’est proposée vis-à-vis de l’homme ? N’est-ce pas là le véritable problème de l’homme ? (Mais combien cela suppose de choses ! Combien l’homme, pour pouvoir disposer de l’avenir a dû apprendre à séparer le nécessaire de l’accidentel, à penser la causalité, à anticiper et à prévoir ce que cache le lointain, à savoir disposer ses calculs avec certitude de façon à discerner le but du moyen – et jusqu’à quel point l’homme lui-même a dû commencer à devenir appréciable , régulier, nécessaire pour les autres comme pour lui-même et ses propres représentations, pour pouvoir enfin répondre de sa personne en tant qu’avenir ainsi que le fait celui qui se lie par une promesse ». Friedrich Nietzsche, Généalogie de la Morale, Deuxième Dissertation. Pour donner sens à cette position de Nietzsche, il importe de se demander : que signifie la refondation de l’autorité. Remarquons qu’il s’agit d’une refondation et non d’une fondation de l’autorité. Ce qui présuppose que l’autorité avait déjà un fondement. Ou alors que ses assises ne fonctionnent plus ou ne sont plus acceptables. Peut-être même, comme le diraient certains nostalgiques, elles sont à jamais perdues ; elles ne sont plus comme avant. Ce qu’il faut aujourd’hui, c’est retrouver les valeurs d’antan pour que règne enfin l’ordre et si possible réintroduire la peine corporelle : la cravache faite en queue de bœuf pour agir sur l’esprit par l’intermédiaire du corps. À l’extrême opposé, il y a les adversaires de l’autorité. Ces derniers ne verront dans toute tentative de refondation, que le retour de la rigueur imbécile du mari qui, s’il ne bat pas sa femme, se conçoit d’abord comme le chef de famille, de la brutalité du maître d’école pour qui seul ce qui fait mal, très mal, permet à l’enfant ou à l’homme d’apprendre et de devenir bon. On le voit déjà debout devant une classe d’élèves timorés réciter presque tous les matins Alfred de Musset : « L’homme est un apprenti, la douleur est son maître… », avant de se retourner pour écrire au tableau : « Oderint dum metuant « (qu’ils me haïssent pourvu qu’il me craigne ». L’autorité ce sont aussi ces parents, qui humiliés par un employeur peu scrupuleux et avide d’argent, frappent l’enfant et lui interdisent de demander pourquoi, voire de pleurer. Pour d’autres, moins nostalgiques, refonder l’autorité peut vouloir dire la chose suivante : les références de ce qu’on entendait par éducation se sont écroulées. Le retour ou le recours aux valeurs traditionnelles, aux valeurs d’antan, n’est plus possible. Certes, l’autorité est en crise, mais nous ne pouvons guère nous en passer. Puisque c’en est ainsi, il faut d’urgence lui assurer un fondement. Le spectacle de découragement et de désolation des professeurs de nos lycées devant les élèves, la crainte d’être frappé ou même blessé par l’un ou l’autre élève, des parents fatigués de longues négociations avec leurs enfants sur telle ou telle chose et qui ne trouvent d’autres moyens que de recourir à l’interdiction à leurs enfants de l’usage du Nintendo ou de l’ordinateur. Personne ne niera qu’il y a bien là un problème qui interpelle la philosophie pratique qui doit s’engager dans une réflexion sur la crise de l’autorité. Connaissant l’œuvre de Renaut, seule cette dernière interprétation est permise. Défenseur résolu de la modernité, il ne saurait céder à l’illusion d’un retour aux traditions ni verser dans une critique nécessairement compromettante de l’autorité. Son diagnostic est clair sur ce point : non seulement l’autorité traditionnelle n’existe plus, mais encore, elle n’est pas acceptable. L’autorité est certes nécessaire, mais pas n’importe laquelle. Même si dans la réalité, les statistiques montrent que les hommes continuent de battre leur femme, et ceci dans presque toutes les couches de la société et même chez de grands artistes, même si les enfants vivent dans la crainte et le tremblement et même si les patrons traitent leurs employés avec mépris, il faut réinterroger le sens de l’autorité. Aussi légitime que soit ce projet de refondation de l’autorité, on peut se demander s’il n’est pas contradictoire. Mon plaidoyer est qu’il l’est et ceci pour plusieurs raisons. 1) L’autorité traditionnelle reposait sur le sacré et le vrai dont elle tire sa force. Or depuis l’avènement de la modernité, nous avons dépouillé l’autorité de ce qui lui donnait ses assises. Personne ne le dit mieux que Hobbes : Auctoritas non veritas facit legem. Ce qui reste d’une telle autorité c’est la force. Qui dit force, dit aussi une asymétrie dans les rapports sociaux. Cette force nous la retrouvons dans le domaine de l’éducation, mais aussi en ce qui a trait , dans le domaine familial, à l’autorité du père - on le trouvera même chez penseurs libéraux comme Locke -, c’est sa force aussi qui lui permet de défendre sa famille en plus du fait quasi animal d’être géniteur. Comment vouloir refonder une telle autorité dans un monde où triomphe l’égalité et où les enfants apprennent qu’ils sont les égaux de leurs parents ? 2) Toute l’éducation moderne est fondée non pas sur l’autorité de l’homme, mais sur celle des lois ou de la raison, disons l’autorité du meilleur argument, du moins après un certain âge. Contrairement aux sociétés traditionnelles, personne n’est autorité du fait de ce qu’il est, mais de ce qu’il fait : de sa fonction. Tel scientifique est perçu comme autorité dans son domaine, non pas du fait de sa naissance, de son nom, mais du fait de l’appréciation accordée à son travail. Même Alain Renaut n’a de l’autorité dans son domaine que parce que son travail est positivement ou négativement apprécié. Sous peine d’aller contre l’autorité fonctionnelle, quel autre fondement cherche-t-on à redonner à l’autorité en général ? 3) John Stuart Mill soutient la thèse que nous devons le progrès social à des personnalités excentriques et non conformistes. En cela il a bien raison. Ce ne sont pas ceux qui se soumettent et se conforment toujours à la volonté de telle ou telle autorité qui sont les figures que nous admirons. Spartacus, Socrate, Jésus, Ghandi, Toussaint Louverture, Bolivar, etc., toutes ces figures que nous admirons et qui ont aidé l’humanité à faire ne serait-ce qu’un petit pas ont été des rebelles à l’ordre dominant. Ces figures ont subverti l’autorité. C’est ce qui fait à nos yeux leur grandeur. Aucun philosophe politique ne niera que la subversion est productrice de progrès social. Si les petits de l’homme de Cro-magnon avaient servilement reproduit les gestes de leurs parents, seul Dieu sait à quel stade serait aujourd’hui la culture humaine. Or partout où il y a l’autorité, elle veut qu’on lui obéisse, que l’on se conforme, que l’on reproduise ce qu’elle veut. De son bras fort, elle met fin à toute spontanéité et s’abat sur la volonté humaine. Que pourrait signifier sa fondation si ce n’est la légitimation de l’immobilisme culturel. 4) C’est un fait sociologique qu’une société humaine ne se développe que lorsque de nouveaux comportements font leur apparition. En un mot, l’évolution de toute société n’est possible que parce qu’il y a des formes de comportement s déviants. Or qui dit déviance, dit remise en question, infraction, contestation, révolte. L’histoire sociale et politique le démontre bien que les libertés et les droits dont nous jouissons ne doivent pas leur réalité et leur effectivité au fait qu’ils sont sortis de bonnets de philosophes assis la plume à la main. Ce sont des luttes d’hommes et de femmes qui sont allés jusqu’à sacrifier leur vie. A la lumière de cette histoire et aussi à la lumière de la loi sociologique de l’évolution d’une société, que veut dire refonder l’autorité dans le contexte de nos sociétés aujourd’hui ? 5) Dans le domaine scientifique, les grandes découvertes n’ont été possibles que parce que des étudiants ont remis en question des thèses de leurs maîtres et quelquefois au péril de leur carrière. « Et pourtant elle est ronde et tourne autour du soleil » a dit Galilée et non pas machinalement, « elle ne saurait être ronde, puisque le Livre sacré parle des quatre coins de l’horizon ». Cette dernière affirmation aurait fortement plu aux autorités, mais nous n’aurions pas fait de progrès dans la connaissance de la terre. Le remplacement d’une théorie par une autre, le dépassement d’une théorie par une autre est le fruit d’une subversion de l’autorité scientifique du moment. Nous n’avons pas attendu l’ouvrage déterminant de Thomas Kuhn, Les structures de la révolution ,scientifique, pour savoir que tout progrès scientifique procède par changement de paradigme, donc par un renversement de l’ancien système, c’est-à-dire par une subversion 6) Sapere Aude ! Telle est la devise de l’Aufklärung où la seule autorité convoquée se trouve être la raison. Si c’en est ainsi, il semble que la refondation de l’autorité n’a pas d’objet, car si la raison est l’autorité suprême à laquelle tout doit se soumettre, il ne peut y en avoir d’autres. Depuis notre enfance, on nous apprend à réfléchir par nous-mêmes, à l’école, à la maison, partout. C’est ce reste de modernité dont se nourrit notre culture et il semble que nous en sommes fiers aussi. Toute autre forme d’éducation fondée sur l’autorité n’aura pour objectif que de « rendre d’abord l’homme déterminé et uniforme jusqu’à un certain point, semblable parmi ses semblables, régulier et, par conséquent, calculable » (F. Nietzsche). Et il me semble que le prodigieux travail que s’est proposé l’éducation fondée sur une autre autorité que la raison doit avoir de l’homme ou de l’enfant une idée effroyable : celle qui considérerait les enfants comme des machines à café qui vous donnent le café pour la somme que vous y avez mise - ou pour le dire plus élégamment des machines triviales qui reproduisent exactement ce pourquoi elles été fabriquées. Cela nous conduit à nous interroger sur le type d’autorité qu’on se proposera aujourd’hui de refonder, à nous interroger sur le type d’autorité compatibles avec les conditions d’une société moderne. Si la modernité se caractérise par une spécialisation des fonctions, il semble que la fondation de l’autorité correspond à une sous-détermination du discours éducatif, car ce n’est plus une autorités, mais des autorités qu’il faut. Dans la perspective de l’éducation des enfants par exemple, cette sous-détermination se manifeste par le fait que les enfants sont de plus en plus informés et de plus en plus habile que leurs parents dans certains domaines. Prenons par exemple le domaine de l’électronique, le nombre d’enfants qui savent mieux manipuler les ordinateurs et autres jeux électroniques que leurs parents est impressionnant. Les informations dont ils disposent dépassent quelquefois les compétences des parents. Ils participent à des groupes dont les influences échappent complètement aux parents. L’école, les journaux, les groupes d’amis, etc., sont tous des espaces où l’enfants évolue loin des parents. L’autorité exercée sur l’enfant dans un domaine est différente de celle d’un autre domaine, elle lui est parfois contradictoire. Et à supposer même qu’il faille refonder aujourd’hui quelque chose, ce serait une multitude d’autorité qu’il faudrait fonder dans la mesure où celle du professeur de lycée n’est pas identique à celle des parents. Cette dernière diffère aussi de celle d’une personne travaillant dans le domaine d’intérêt de l’enfant. Refonder l’autorité, grand mot chargé encore des résidus du projets des modernes dans la mesure où elle présuppose une éducation capable de conduire à un état de la société où les hommes changés, transformés par des autorités formeront une société meilleure et sans violence. Nous ne connaissons que trop le destin de ce rêve fou de Rousseau. Peut-être est-ce à cause de cela que, tout en parlant d’éducation, le Sage Kant, au bord du désespoir, a préféré non pas fonder une autorité éducative pour un autre Emile, mais a préféré parler des dispositions de genre humain. Il savait peut-être que vouloir fonder l’autorité était une tâche vaine car ce n’est pas parce qu’on se croît bien fondé comme autorité que nécessairement les autres – et même des enfants qui savent que vous êtes un être humain avec ses qualités et défauts - vous obéiront. La tâche vaut-elle vraiment la peine ? L’esprit téméraire peut toujours vouloir s’y essayer. Mais il doit se rendre bien vite compte que, si on a eu jadis raison de se demander quelle peut être la religion d’un peuple éclairer (Hegel), on aura d’autant plus raison aujourd’hui de douter du succès de la refondation de l’autorité dans une ou des culture(s) fondées sur la critique et l’argumentation, des sociétés fondées sur la remise en question permanente à laquelle très tôt l’enfant est initié. |