QUELLES SONT LES CONSÉQUENCES DE LA ZLEA SUR LA SOUVERAINETÉ NATIONALE ?

Luc Bonneville
Doctorant en sociologie à l'UQAM
Assistant de recherche, Groupe de recherche interdisciplinaire sur la communication, l'information et la société (gricis)
luc.bonneville@internet.uqam.ca

Texte paru dans Espace de la parole, vol. 7, no.3, automne 2001, p.38 et suivantes.

Que peut-on conclure au terme des négociations à Québec portant sur la Zone de libre-échange des amériques (ZLEA) ? La société civile est-elle en train d’assister, impuissante, à la mise en place de la ZLEA ? Les 34 chefs d’États sont-ils en train de perdre la légitimité nécessaire à la poursuite des négociations jusqu’en 2005 ? Les prochaines années pourront certes répondre à ces questions à la lumière de ce qui est devenu une véritable lutte à finir entre les opposants à cette libéralisation des échanges et les autorités en place persuadées du progrès inhérent à la mise en place d’une ZLEA. L’issue de cette lutte se jouera du côté de l’opinion publique et des médias qui devront de façon critique, objective, montrer toutes les composantes et effets d’un tel accord de libre-échange dont la portée est énorme tant sur le plan social, politique, économique et culturel. Une chose est certaine, c’est que le débat, s’il doit être engagé, doit nécessairement s’effectuer au-delà des intérêts particuliers de chacun des protagonistes. Il en va de l’objectivité des effets que pourrait engendrée la ZLEA sur l’ensemble des nations du Nord au Sud. Ce n’est qu’à cette condition qu’une vision éclairée, c’est-à-dire critique, des véritables conséquences de la ZLEA peut être possible. Ainsi, au-delà des effets «bons» ou «mauvais» de la ZLEA se pose la question de la souveraineté nationale, laquelle constitue un des enjeux les plus fondamentaux pour l’autonomie politique des sociétés occidentales. Une autonomie politique qui réfère à la possibilité pour une nation de pouvoir elle-même décider du sort de la population qu’elle gouverne, donc non pas uniquement en fonction d’impératifs économiques mais également de considérations environnementales, sociales, et culturelles mise en place. Or, à la lumière des négociations qui ont cours dans le cadre de la volonté d’instaurer un marché unique à l’ensemble des pays des Amériques, on peut s’interroger sur le rôle que les États sont appelés à jouer dans le cadre de la logique que les chefs d’États veulent mettre en place. C’est précisément ce sur ce quoi nous proposons de réfléchir dans ce texte, en orientant notre questionnement sur les enjeux de la ZLEA par rapport à la souveraineté nationale.

Fondamentalement, le projet de la ZLEA, tel que proposé par les 34 chefs d’État réunis en avril dernier à Québec, c’est la généralisation à toutes les amériques d’un ordre économique fondé l’idée du néolibéralisme. Un néolibéralisme qui, selon les gouvernements et milieux d’affaires, doit favoriser la dérèglementation et la privatisation de l’ensemble des secteurs économiques par une remise en question de l’État interventionniste trop contraignant sur les conditions d’émergence de la croissance économique. Les conséquences de ce nouvel ordre sont diverses, mais remettent pour l’essentiel en question les souverainetés nationales dans leurs fondements politiques et juridiques. Une remise en question qui conduirait les souverainetés nationales à entrer dans une logique unidimensionnelle, à vocation universelle et englobante, où seules les vertus du marché seraient louangées. La conséquence la plus directement observable serait la déstabilisation progressive des instances régulatrices nationales, au bénéfice de la seule logique du marché qui, selon la majorité des 34 chefs d’États impliqués dans l’accord de la ZLEA, assure le bon fonctionnement de la société à travers l’élargissement des débouchés nécessaires à l’atteinte de la prospérité du plus grand nombre. Celle-ci devenant dès lors plus importante que l’épanouissement citoyenne cristallisé dans chaque souveraineté nationale où le politique préserve la volonté publique qui va souvent au-delà de seules considérations économiques. Ainsi peut-on s’interroger sur l’idée de prospérité sur laquelle s’appuient les chefs d’États pour valoriser le projet de la ZLEA. La prospérité pour qui ? Pour le peuple ou pour les multinationales ? Y répondre, c’est se poser la question de la répartition de la richesse qui dans un système capitaliste comme celui qui est en train de se construire pose problème compte tenu des inégalités qui en découle, lesquelles légitiment ainsi les riches de s’enrichir toujours plus et les pauvres de le devenir également toujours plus. Est-ce que cette logique sera encouragée par une ZLEA ? Il est permis de penser qu’elle le sera, compte tenu de son fondement purement économique. On peut ainsi penser que l’écart entre les riches et les pauvres risque de s’élargir avec la mise en place d’une ZLEA, compte tenu des effets qu’elle pourrait avoir sur les fonctions politiques modernes qui dès lors seraient soumises au joug de la rentabilité étrangère au rôle moderne de l’État, souverain, qui doit assurer comme l’affirmaient Hegel, Rousseau et d’autres l’articulation de l’ensemble des intérêts particuliers.

Dès lors, ont peut dire que la ZLEA, avec toutes les clauses qu’elle contient en accordant la priorité aux droits et intérêts des multinationales, va contribuer à remettre en question les principes autres que ceux qui s’inscrivent dans la logique strictement économique qui est propre au projet d’une ZLEA. Ainsi sont remis en question les principes de souveraineté par lesquels historiquement les lois étaient édictées à même une nation en vue d’une certaine régulation sociale encadrant les individus dans un espèce de contrat social qui définissait leur citoyenneté. La logique économique que les 34 chefs d’États veulent mettre en place dans le cadre de la ZLEA constitue justement la contradiction de cette idée de contrat social, par la réalisation d’un certain «contrat économique» articulant les intérêts des multinationales qui manifestement sont différents des intérêts de la société civile. Voilà pourquoi les enjeux de la ZLEA sont énormes sur le plan des souverainetés nationales, compte tenu de la remise en question de la capacité des peuples à définir leur propre devenir politique autrement que par la logique économique d’inspiration néolibérale. Ce qui fait donc ressortir deux visions antithétiques à l’égard de la ZLEA : une vision sociale supportée par le peuple et une vision économique défendue par les chefs d’États. La question qui se pose consiste à s’interroger sur les motivations profondes de la vision économique diffusée par les chefs d’États. En tout état de cause, il faut remonter à la crise économique d’envergure mondiale qui a frappé l’Occident dans les années soixante-dix pour comprendre cette vision économique véhiculée par les chefs d’État, laquelle vision s’est concrétisée par la mise en place des politiques néolibérales à partir des années quatre-vingts. C’est ainsi qu’est apparue de façon concrète la substitution de la sphère économique sur la sphère politique, et donc la mise en place des conditions devant favoriser la construction d’une société fondée sur les règles du marché. C’est dans ces termes que doit être interprété le projet de la ZLEA, conformément à la croyance - manifeste chez George W. Bush -, selon laquelle le marché assure le bonheur et l’harmonie sociale par l’échange de biens et de services dans un espace fondé sur les intérêts particularistes des multinationales. Les 34 chefs d’États en négociation pensent ainsi que ces échanges peuvent se réaliser dans l’intêrêt du plus grand nombre, notamment par la fixation de prix formés par la rencontre de l'offre et la demande dans un contexte où la concurrence prédomine dans tous les domaines au bénéfice des consommateurs qui recherchent les meilleurs prix. Ainsi pourrait-on comprendre la volonté ultime de privatiser les services publics qui, soumis à la logique de la compétitivité et donc à la concurrence, rendreraient optimum les intérêts des individus devenus des consommateurs d’enseignement ou de soins de santé par exemple. Mais c’est oublier d’autres questions encore plus fondamentales telles que le droit à l’éducation, à la santé, etc. Sans oublier toutes les questions environnementales, culturelles, sociales, etc.

Loin de ces préoccupations, on peut dire que le projet de la ZLEA proposé par les 34 chefs d’États constitue en fait une attaque à tout pouvoir politique national qui ne se conformerait pas à la logique économique, productiviste, nécessaire à la rentabilité des investissements privés. C’est donc pour cette raison qu’au terme des accords de la ZLEA le pouvoir politique national, et avec lui la souveraineté, risque d’assister impuissant à sa disparition au profit du marché devenu dans les discours dominants le seul lieu de réalisation et d’atteinte de la prospérité économique. Une prospérité qui ne se soucie guère des droits sociaux et de l’environnement défendus par les droits nationaux des différentes souverainetés.

C’est ainsi qu’on peut penser que le mouvement menant aux accords ultimes de la ZLEA va avoir pour effet de rendre anachronique la dynamique politique et juridique caractéristique de la souveraineté nationale. Comprenons que le politique a toujours détenu le monopole des représentations collectives dans un espace où il englobait l’économique. À l’inverse, dans les termes où la ZLEA est actuellement négociée, l’économique tend à s’autonomiser pour englober le politique et plus largement les souverainetés nationales. Seules les règles du marché détermineraient les individus contre toute intervention étatique nationale susceptible de nuire à la logique de la rentabilité. Le chapitre 11 de l’ALENA constitue un exemple fort éloquent en ce sens, puisqu’il accorde préséance aux intérêts des multinationales même lorsque preuve est faite que celles-ci contreviennent aux politiques nationales - par exemple environnementales - mises en place par une nation. Comment dans ce contexte concevoir la souveraineté nationale ? Est-elle préservée ?

Bien que l’ensemble de cette logique économiciste soit déjà en place avec le pouvoir accordé aux organismes internationaux comme le FMI ou la Banque mondiale, c’est avec la ZLEA qu’elle prend des proportions démesurées vis-à-vis desquelles le pouvoir politique, souverain, deviendrait totalement impuissant. Cette impuissance concrétiserait le sens des affirmations de nombreux politiciens qui affirment que le processus menant aux accords de la ZLEA est inévitable et qu’en conséquence le peuple doit s’adapter aux mécanismes du marché. L’adaptation du peuple à l’économie et non l’adaptation de l’économie au peuple. Une telle adaptation est encouragée par plusieurs organisations mondiales, souvent partiales, qui tentent de réguler les différents rapports économiques en faveur des pays les plus riches. On pense ainsi aux États-Unis dont le rêve est d’assurer un contrôle mondial des différentes souverainetés de façon à développer et maintenir leur suprématie dans tous les domaines. Il n’est donc pas étonnant de constater le budget militaire américain et les offensives des multinationales telles que McDonald’s.

En somme, sur le plan politique, il y a lieu de s’inquiéter du processus menant aux accords de la ZLEA, puisque ce sont les souverainetés nationales qui s’effritent au bénéfice des multinationales dont les tentacules s’étendent jusqu’au pouvoir politique national. Celui-ci deviendrait dans ce contexte une sorte de pouvoir économique qui dès lors impose sa propre logique pour faire du pouvoir politique souverain, moderne, un anachronisme puisque soumis au joug de la rentabilité et de la productivité au-delà de toute autre considération sociale.

Avec la ZLEA, et la possible création d’un méta-gouvernement contrôlé par les intérêts des multinationales, pourrait se mettre en place une espèce de méta-pouvoir dont les décisions seraient prises uniquement dans le but d’assurer la rentabilité des investissements au détriment des revendications citoyennes. Le problème consiste dans ce contexte à s’interroger à savoir comment imaginer la possibilité d’une souveraineté nationale, dès lors où les déréglementations se multiplient devant l’ouverture des marchés face auxquels les États n’arrivent plus à légiférer dans un cadre national qui constitue historiquement le lieu où peut s’exprimer leur souveraineté ? Plus largement, que devient dans ce contexte le citoyen, devant un pouvoir politique national incapable de faire face à l’ordre que la ZLEA veut mettre en place ? Assistons-nous à la destruction systématique de la représentativité populaire ? À la disparition de la diversité au bénéfice de la pensée unique d’orientation économiciste ? Ne faut-il pas être étonné que le seul lieu de revendication puisse maintenant être la rue ?

Chose certaine, l’histoire se jouera du côté du peuple qui doit prendre conscience des enjeux qui se dégagent de la ZLEA. En dehos de cette possibilité, il y a lieu d’être pessimiste devant les offensives américaines épaulées par les multinationales qui tentent par tous les moyens de créer un espace dans lequel le citoyen serait en fait un consommateur idéal qui n’a ni bases civilisationnelles, qui n’est rattaché à aucune culture locale et qui remet en cause ses bases anthropologiques le définissant comme être humain et citoyen. Comme disaient Jean-Guy Lacroix et Jacques Mascotto en référence à Marx plus d’un siècle plus tôt : «Contre la barbarie, terriens de toutes les différences, unissez