INTERNET ET RÉGULATION : POURQUOI UNE PRIMAUTÉ DE L'ÉTHIQUE ET DE LA DÉONTOLOGIE SUR LE DROIT ? Loum Ndiaga(1) Résumé Sous l'éclairage d'une approche pluridisciplinaire, ce texte pose
la question de la régulation dans une société organisée
en réseaux. Ne partageant pas l'idée simpliste qui consiste
à dire qu'il n'est pas possible de réglementer le Cyberespace,
il n'en constate pas moins la difficulté voire quelquefois l'impossibilité
pratique d'une intervention juridique étatique a priori. Peut-on
considérer la "société virtuelle" comme
la "société concrète" et partir des mêmes
rationalités à la base des formulations juridiques ordinaires
comme celles généralement produites pour, par et dans l'État
? Il semble que non. D'où l'opportunité de recourir prioritairement
aux concepts de déontologie et d'éthique dont le caractère
souple s'adapterait plus à l'environnement Internet, plutôt
qu'au droit souvent rigide et qui ne fait pas bonne compagnie avec l'urgence
qu'exigent le taux d'informations échangées sur le Web et
la vitesse de transformation de celles-ci. Un tantinet provocateur, l'auteur
propose une révision quasi-complète des paradigmes à
partir desquels le droit est généralement envisagé.
Car avec Internet on a changé de monde, celui-ci n'est malheureusement
pas meilleur, d'où la conclusion pourtant paradoxale sur la nécessité
d'une intervention étatique pour mieux organiser les activités
qui se déroulent dans le Cyberespace. Cependant, la question n'est
pas dans le constat de la nécessité d'une intervention étatique
mais dans l'efficacité possible de celle-ci. Si l'on admettait
l'idée que dans le Cyberespace, les véritables détenteurs
de la souveraineté sont les exploitants de réseaux et les
usagers, et que la déontologie est l'ensemble des règles
définies par les professionnels d'un même secteur pour organiser
les activités propres à celui-ci, cela voudrait dire que
dans le domaine de la régulation du Cyberespace, la déontologie
et l'éthique prévalent et le droit s'adapte. Introduction Nécessaire à l’organisation de toute société humaine, le droit comme ensemble de normes qui s’imposent à tous dans un espace déterminé politiquement et juridiquement ( État /Territoire) est l’instrument par excellence de la conservation du lien social. « Là où il y a une société, il y a du droit » dit l’adage. Mais la question du lien social devient très problématique dans une société organisée en réseaux et pose par conséquent le problème du droit applicable dans un environnement aussi difficile à déterminer que le Cyberespace. Devrait-on alors considérer la « société virtuelle » comme la « société concrète » et partir des mêmes rationalités à la base des formulations juridiques ordinaires comme celles généralement produites pour, par et dans l’État ? Il semble pourtant que les Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication remettent en cause les catégories par lesquelles on a l’habitude d’imaginer les cadres juridiques de plusieurs activités. Le taux élevé d’informations échangées dans le Cyberespace, la vitesse de transformation et de diffusion de celles-ci commandent une révision quasi complète des paradigmes à partir desquels le droit est généralement envisagé. Repenser donc les paradigmes : c’est comme qui dirait « replonger » dans la philosophie du droit dont cette réflexion épouse à peu-près les contours sans jamais les épuiser. Il faut donc dire que dans la « société virtuelle » (Internet), le véritable législateur n’est pas le « député », mais surtout, ni lui, ni les gouvernants ne sont les meilleurs régulateurs, si l’on juge le droit non pas seulement par la qualité et la quantité des normes produites mais dans l’efficacité réelle de celles-ci, autrement dit leur applicabilité voire même leur application. Ici les meilleurs régulateurs sont les professionnels du secteur (fournisseurs et exploitants de réseaux) en rapport ou avec l’accord tacite ou actif des usagers. Cette dialectique entre un droit produit et un droit auto-produit conduit à repenser et à déplacer la source de la norme. Car dans l’environnement Internet, les États disposent d’une capacité limitée d’intervention. Voilà qui nous mènerait à affirmer que dans un tel environnement, l’éthique et la déontologie s’imposeraient plus et mieux sur le droit. Mais alors quelle différence y-a-t-il entre le droit, la déontologie et l’éthique ? C’est seulement après avoir tenté de résoudre cette première question (I) que nous aborderons ensuite la spécificité du Cyberespace comme fondement à un recours prioritaire à l’éthique et à la déontologie (II). Différences entre Droit, Éthique et Déontologie. On ne saurait traiter du droit tout comme de la déontologie sans référence à la morale et à l’éthique. Ces deux termes sont souvent utilisés de façon interchangeable même si certains auteurs remettent en cause cette confusion(2). Toujours est-il que l’éthique comme la morale renvoient aux usages, aux mœurs. - Morale et Éthique. La philosophie moderne a pourtant tenté de les différencier. Ainsi dans son vocabulaire de référence connue, André Lalande définit l’éthique comme la « science ayant pour objet le jugement d’appréciation en tant qu’il s’applique à la distinction du bien et du mal (3)» . Il la distingue de la morale qui correspond à « l’ensemble des prescriptions admises à une époque et dans une société déterminée, l’effort pour se conformer à ces prescriptions, l’exhortation à les suivre ». Cela revient à ranger l’éthique dans la sphère individuelle, tandis que la morale revêtirait un caractère public, donc social. Mais il semble que cette démarcation ne soit pas totalement pertinente si l’on envisage la morale et l’éthique dans leur justification et dans leur effectuation. L’aspect intrinsèquement moral et individuel n’est finalement pas un critère discriminant. Soit parce que l’acte moral et la décision éthique relèvent tous deux de la personne et de sa sphère privée et s’inscrivent inévitablement dans un espace social lors de leur effectuation et de leur justification a posteriori. Soit (si l’on se réfère aux perspectives ouvertes par une éthique de la communication) parce que l’un et l’autre revêtent un caractère public, donc social, dès lors qu’ils s’inscrivent dans un espace de discussion et qu’ils tirent leur justification d’une argumentation dont les effets peuvent se déployer dès la phase de délibération (4). Plutôt que d’articuler donc la différence entre morale et éthique sur l’opposition entre social et privé, il semble préférable d’admettre entre ces catégories de la raison pratique une sorte de division du travail : la morale remplit une tâche de régulation facilitée par la publicité donnée à des normes, tandis que l’éthique joue un rôle de régulation en interrogeant ces normes elles-mêmes. - Morale et Droit La difficulté réapparaît lorsque le caractère privé de la morale est évoqué pour la distinguer du droit, qui vaudrait, lui et lui seul, pour l’ordre public (5). Il n’en demeure pas moins que des différences notables existent entre la loi et la règle morale. Le domaine du droit implique des contrôles et des contraintes que la morale, comme telle, n’organise pas, des sanctions qu’elle n’inflige pas. Mais tant le droit que la morale reposent sur un fond de convictions et de pratiques, commun à une société historique donnée. Ce fond est formalisé, codifié, structuré dans le droit positif, qu’il résulte des lois écrites ou des coutumes passées en force de loi. Ce fond commun est donc placé sous l’autorité de l’État (au niveau national). Il s’agirait donc d’un contrat de liberté qui contient deux moments (6): dans le premier, ceux qui partagent le même droit échangent entre eux des renonciations à la liberté, afin d’éviter la jungle, qui peut mener à ce que Karl Popper appelle le « paradoxe de la liberté (7)» ; le paradoxe peut être résumé en disant que « la liberté illimitée conduit à son contraire, puisque, faute d’être restreinte et protégée par la loi, elle aboutit à la domination du fort sur le faible »(8) . Dans le second moment, l’échange a lieu entre l’État comme institution supérieure de la société chargée d’assurer le respect du contrat, et les individus qui partagent le même droit. Ce sont donc les droits, comme instance fondatrice et critique, qui orientent la réflexion éthique. Ils interviennent de pleine autorité dans le domaine de l’information, surtout de l’Internet, champ également ouvert au contrat de liberté puisqu’il met en jeu la liberté d’échanger, comme aspect de la liberté d’expression, et les libertés individuelles des personnes. Le rapport entre la morale et le droit ainsi que leur commune soumission à une autorité supérieure permettent de mieux comprendre la spécificité de l’éthique. Alors que la morale est prescriptive, l’éthique est réflexive, interrogative, critique avant de se constituer comme normative. Elle est l’instrument privilégié de questionnement de l’état d’une société et de son ordre juridique. Elle est capable de les mettre en cause et ainsi de les régénérer. Si donc le droit est l’expression légale de l’état de la morale collective d’une société, la question éthique surgit « quand cette morale est dépassée par de nouvelles conditions d’existence. (…) Elle se pose, pour l’individu, comme la nécessité de choisir (9)» . Les relations entre morale et éthique, entre morale et droit, permettent maintenant de mieux situer la place de la déontologie professionnelle. - Morale et Déontologie. La déontologie conformément à sa racine grecque est une théorie des devoirs. Le terme a été créé par Jeremy Bentham, le père de l’utilitarisme, pour qualifier sa conception de la morale (10). Elle renvoie non pas à la science du devoir au sens où l’entend Kant, mais au contraire à une approche empirique des divers droits relatifs à une situation sociale ou à une profession déterminée. Cela indique d’emblée le caractère instrumental, donc les limites de la déontologie, telle qu’elle est couramment admise. Ainsi presque chaque profession a sa déontologie. Mais le fait que la déontologie passe souvent par une formulation codifiée, sous l’aspect de préceptes ou d’articles la rapproche du droit ; mais d’un droit dont l’aspect public serait limité quant à son autorité ( et non quant à ses effets !) à un cercle socioprofessionnel déterminé et dont le pouvoir de contrainte serait problématique. La déontologie professionnelle se situe donc, en quelque sorte, à mi-distance entre la morale à laquelle elle se rattache et le droit dont elle se donne les apparences. Cela se traduit par de nombreuses convergences avec le second, sans exclure des zones de tension. - Éthique, Déontologie et Droit. Ces distinctions que nous venons de faire pour mettre l’accent sur les nuances clarifient et signalent dans le domaine de l’information et de la communication, les différences fondamentales entre l’éthique, la déontologie professionnelle et le droit. Alors que l’éthique intervient comme puissance de questionnement et de remise en cause, la déontologie revêt la portée limitée d’une morale propre à une activité donnée (elle renvoie à des règles professionnelles qui constituent les conditions ordinairement admises par les professionnels d’un même secteur), tandis que le droit est la formalisation solide ( voire rigide !) d’une morale collective. La souplesse de l’éthique ( d’abord individuelle) et de la déontologie ( restreinte) fait leur différence avec le droit dont le processus de remise en cause, lorsqu’elle s’avère nécessaire, passe par des mécanismes (procédures) lourds, souvent lents et durs à mettre en œuvre. Or, la régulation sur Internet (11), parce qu’elle touche un domaine dont la vitesse de transformation est unique et spécifique aux NTIC, s’adapterait plus à la souplesse de l’éthique et de la déontologie, qu’au droit qui ne fait pas souvent bonne compagnie avec l’urgence. C’est donc cette spécificité du Cyberespace (qui s’accommode plus à une régulation mouvante en perpétuelle mutation) qui justifierait un recours prioritaire à la déontologie et à l’éthique sans exclure une complémentarité avec le droit sommé de se remettre en cause pour s’adapter. La spécificité du Cyberespace comme fondement à un recours prioritaire à l’éthique et à la déontologie. Dans le cyberespace, les États disposent d’une capacité relativement réduite d’action. La configuration d’Internet est telle que ses frontières sont transnationales. Cet état de fait conduit a priori certains observateurs à conclure à l’impossibilité pratique des États d’intervenir dans un tel environnement. C’est qu’en réalité, le cyberespace modifie ainsi les repères que sont les frontières des États, comme cadres privilégiés du droit. C’est d’ailleurs la conclusion à laquelle aboutissent P. Trudel, P.-F. Abran, K. Benyekhlef et S. Hein, en insistant sur la nouvelle configuration juridique qu’impose la nature du cyberespace (12). Là où ces auteurs insinuent une cohabitation du droit étatique avec la réglementation des acteurs, nous irons pour notre part plus loin, en estimant que le réalisme ne se situerait pas là. S’il est vrai qu’on ne peut nullement envisager un retrait total de l’État dans la régulation des activités se déroulant sur le cyberespace, il est plus réaliste d’affirmer sans ambages qu’ici la régulation juridique étatique ne peut et ne doit intervenir qu’en aval. Autrement dit, pour consacrer légalement et formaliser les résolutions déjà prises par les fournisseurs de réseaux en rapport avec les usagers. Cela, parce que justement (et ceci n’échappe pas aux auteurs du « Droit du cyberespace »), il y a un déplacement de la souveraineté qui commande une redéfinition des conditions de la normativité, même si cela peut inquiéter les tenants d’un interventionnisme étatique à tous crins « inconfortés » par l’idée d’une dissolution progressive des canaux issus de la normativité émanant des États. - Déplacement de la souveraineté Arnaud définit la souveraineté comme la puissance d’un être qui n’est soumis à aucun autre (13). Il est question dans le cyberespace, non plus de la souveraineté de l’État ( comme détenteur légitime de la production des normes), mais de celle des fournisseurs de réseaux et des usagers. - Souveraineté des exploitants de réseaux Le contrôle des activités se déroulant sur Internet se fait dans le cadre des réseaux qui y sont raccordés (14). Ce sont les exploitants de ces réseaux qui disposent d’une capacité de contrôler le contenu de tous les échanges se déroulant à l’intérieur de ceux-ci. Il serait donc naïf de croire à l’idée mythique d’un échange transversal, transnational échappant à tout contrôle. Et comme le fait remarquer fort justement P. Trudel (15), ce n’est pas parce que les exploitants choisissent de ne pas se mêler de ce qui transite dans leurs réseaux qu’ils ont pour autant perdu la possibilité de maîtriser ceux-ci. L’exploitant du réseau qui régule l’activité des acteurs est le seul qui connaît l’identité des abonnés, lesquels peuvent demeurer anonymes à l’égard des autres acteurs. Puisque dans l’environnement Internet les exploitants des réseaux sont les seuls qui disposent d’autant de possibilités de contrôle sur les activités qui s’y déroulent, il ne serait pas exagéré de dire qu’il y a effectivement un déplacement de la souveraineté de l’État ( en tant que producteur des normes générales) vers les exploitants des réseaux ( en tant que producteurs des normes spécifiques à l’environnement Internet). Les véritables entités souveraines dans la régulation du cyberespace sont donc les exploitants de réseaux, autrement dit les professionnels du secteur. En rappelant que la déontologie est l’ensemble des règles définies par les professionnels d’un même secteur comme normes auxquelles devraient être soumises leurs activités, on aperçoit d’ores et déjà la prééminence de la régulation déontologique dans le secteur de l’Internet. - Souveraineté des usagers Le déplacement de souveraineté concerne aussi l’usager. Ce dernier est libre de « surfer » sur le site qu’il veut en jugeant lui-même de la crédibilité ou de la non fiabilité du « lieu » visité. En s’engageant par exemple dans une relation commerciale électronique, il lui serait loisible de choisir une entreprise offrant des garanties sérieuses et fiables, ou de contracter avec un client dont les exigences à ce niveau sont plus que douteuses. Cette liberté extensive du citoyen dans Internet rend encore plus inefficaces les règles étatiques traditionnellement émises en matière audiovisuelle. La souveraineté de l’usager est telle que celui-ci ira chercher l’information là où il veut. Dés lors, même les protections légales spéciales relatives par exemple à la propagande raciste ou à la pornographie, seraient quasi inapplicables. Deux souverainetés prévalent donc dans l’environnement Internet : celle des réseaux et celle des usagers, ce qui fait reculer inévitablement la souveraineté étatique en matière de régulation si tant est qu’on reste encore attaché à l’efficacité de la norme, autrement dit à son applicabilité et son application effective. L’efficacité commande ainsi de laisser l’initiative
de la régulation en amont aux acteurs (exploitants des réseaux
et usagers), une intervention de la loi ou du règlement étatique
n’étant souhaitable qu’en aval. Une intervention étatique
a priori ne serait possible que s’il s’agissait de définir
des normes standards ou des « notions floues (16)»
dans lesquelles s’intègrent les normes spécifiques
à l’environnement Internet. - Révolution technique et Révolution juridique. On ne pourrait cependant conclure à un total effacement de l’État dans le processus de régulation. L’État n’a simplement qu’un devoir d’adaptation qui passe cependant par une refonte systématique des rationalités traditionnellement évoquées comme étant à la source des normes, c’est à dire les valeurs au nom desquelles s’effectue généralement la réglementation. Car dans le cyberespace, ce sont surtout les valeurs qui ont changé ou qui ont plutôt changé de sens. Il en est ainsi de la liberté de l’usager qui se passerait volontiers de la protection de l’État parce qu’ayant dans son entendement la possibilité technique de s’éloigner de ce qui peut nuire. Toute intervention étatique allant dans le sens d’une censure aux fins de protéger les citoyens, risquerait d’être perçue par l’usager comme une action excessive ayant plutôt comme conséquence de restreindre sa liberté. Même les découpages académiques en vigueur dans le domaine juridique ne résistent pas à la nouvelle configuration d’Internet en matière de régulation. Le cyberespace démontre la non- pertinence des frontières entre différentes branches du droit. Les juristes ne peuvent appréhender les problèmes de régulation dans Internet avec leurs découpages habituels : droit public et droit privé. Car la réglementation du transfert d’informations relève de plusieurs branches du droit souvent envisagées comme étant distinctes. Ainsi, si la transmission d’informations relève du droit des médias, le contrat conclu entre deux protagonistes via Internet sera envisagé sous l’angle du droit civil, du droit commercial ou du droit de la consommation. En procédant à ces quelques réflexions, on ne prétend pas avoir épuisé tous les nouveaux contours encadrant la régulation sur Internet. Et nous sommes conscients du fait que certaines de nos affirmations suscitent encore des interrogations. Le style quelquefois provocateur est volontairement entretenu pour susciter le débat et pour mettre l’accent sur l’urgence de repenser les catégories avec lesquelles on pense la régulation, parce qu’avec Internet on a changé de monde. Celui-ci n’est malheureusement pas meilleur. D’où notre conclusion pourtant paradoxale sur la nécessité d’une intervention étatique pour mieux organiser ce secteur. Seulement la question n’est pas dans la nécessité d’une intervention étatique, mais dans l’efficacité de celle-ci. Les caractéristiques spécifiques du cyberespace rendent presque impraticable la réglementation étatique. C’est ce qui mena Trotter Hardy à affirmer que les lois ne seraient qu’une des réponses possibles aux problèmes se manifestant dans le cyberespace (17). Certains auteurs comme Pierre Trudel proposent l’adjucation au cas par cas (et l’édification des règles qui en découlent) en plus des contrats, des coutumes, des règles élaborées par les réseaux et même « un certain degré d’anarchie ». D’autres auteurs comme Lessig, Greenleaf et Reindenberg estiment que la normativité prévalant dans le cyberespace serait l’effet combiné mais continuellement provisoire de l’interaction de quatre types de processus de régulation : l’architecture technique, le contrat et les normes autorégulatrices développées par l’industrie, et la loi étatique (18). L’évidence, c’est que quelle que soit la source évoquée, la règle produite n’est efficace que si l’usager et les réseaux s’en approprient. D’où le réalisme qui consisterait à recourir prioritairement à ces derniers en misant sur leur responsabilité éthique et en gardant autant que faire se peut la possibilité étatique d’une poursuite éventuelle de l’exploitant en cas de manquement grave à l’une quelconque de ses obligations. Enfin, en matière de régulation sur Internet, la question n’est pas dans le constat de l’interaction de plusieurs sources, mais elle est plutôt de savoir quelle est la dominante. Si l’on admet que pour encadrer des comportements en se fondant sur des valeurs et sur l’éthique, ce serait des règles produites par les acteurs eux-mêmes (exploitants de réseaux et usagers) qui en définitive seraient appliquées, cela consisterait simplement à reconnaître et à affirmer qu’en matière de régulation sur Internet, c’est l’éthique et la déontologie qui prévalent et le droit s’adapte. Bibliographie
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Professeur au centre d'études des sciences et techniques de l'information
(CESTI), Université Cheikh Anta Diop de Dakar (Sénégal),
Chercheur au groupe de recherche interdisciplinaire sur la communication,
l'information et la société (GRICIS), Département
des communications, Université du Québec à Montréal
(UQAM). (2) Cf. A. Etchegoyen, La valse des éthiques, Paris, François Bourin, 1991. (3) Cf. A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, 8eme édition, Paris, PUF, 1969, pp.305-306. (4) Cf. D. Cornu, Journalisme et Vérité. Pour une éthique de l’information, Genève, Labor et Fides, 1994. (5) Cette séparation entre une morale privée et le droit considéré comme étant public est précisément contestée par J.-M. Ferry, selon une éthique de la communication reprise de Habermas, qui démontre le caractère public d’une morale fondée sur un processus discursif. Cf. J.-M. Ferry, Les puissances de l’expérience, tome II : Les ordres de la reconnaissance, Paris, Cerf, 1991, pp.149-150. (6) Cf. Höffe Otfried, La justice politique, Paris, PUF, coll. « Léviathan », 1991, p.304. (7) K. Popper, La société ouverte et ses ennemis, Paris, Le Seuil, 1979, p.31, tome II. (8) Ibidem (9) Cf. P. Canivez, « La question éthique » in A quoi pensent les philosophes, Revue Autrement, numéro 102, novembre 1988, Paris, pp.65. (10) J. Bentham, Deontology or the science of morality, publié à titre posthume en 1834. (11) Nous disons bien « régulation sur Internet » comme Trudel et non « régulation d’Internet » car tout comme on ne peut réguler l’eau et l’air, on ne peut réguler Internet mais les activités qui s’y déroulent. (12) Cf. Droit du cyberespace, Montréal, Éditions Thémis, 1997, 1300p. (13) Cf. A.-J. Arnaud (dir.) , Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie de droit, 2eme édition, L.G.D.J, Paris, 1993. (14) A. Dufour, Internet, coll. « Que sais-je ? », PUF, Paris, 1995, p.4. (15) P. Trudel, "Quel droit et quelle régulation dans le cyberespace?", Sociologie et Société, vol XXX II, numéro 2, Automne 2000, Presses de l'Université de Montréal, pp.189-209. (16) Étant entendu, pour reprendre une idée de Mackaay, que les standards ou les notions floues ne sont pas toujours des anomalies du droit. Au contraire, ces notions floues peuvent être considérées comme essentielles pour permettre au droit de se maintenir en contact avec les pratiques et les évolutions. Cf. E. Mackaay, « Les notions floues en droit ou l’économie de l’imprécision », in Langages, numéro 12, 1972, pp.33-50. (17) Trotter Hardy, The Proper Legal Regime for “cyberespace”, University of Pittsburg Law Review, numéro 55, 1994, p. 993-1055. (18) L. Lessig, « The Law of the Horse: What Cyberespace might Teach”, en ligne: http: // cyber.law.harvard.edu/lessigcurres.html, 1996; G. Greenleaf, “An endote on Regulation cyberespace: Architecture VS Law”, University of New South Wales Law Journal, 1998, numéro 21, pp. 593-622; J. Reindenberg, “Lex informatica”, Texas Law Review, 1998, numéro 76, p. 553-593, cité d'après P. Trudel, op.cit., p.202. |