REMARQUES SUR LA CONFÉRENCE DE MICHEL
SEYMOUR Jules Duchastel Afin de jouer pleinement mon rôle, jai consulté une encyclopédie pour y trouver une définition dun avocat du diable. La première définition ma bien plu, car elle me permettait de me situer comme sociologue analysant les bas-fonds des rapports sociaux face à un philosophe poursuivant le projet des lumières dune philosophie politique normative. Cette définition nous dit: Avocat du diable, à Rome, docteur qui, dans un procès de canonisation, plaide contre celle-ci. Mais pour me conformer moi-mme au fondement philosophique de la justice, je dois vous lire également la deuxième définition qui nous dit: celui qui défend, non sans paradoxe, une cause jugée mauvaise. Je men prendrai donc aux arguments de Michel Seymour non sans exercer une certaine mauvaise foi. Il faut, en effet, être de mauvaise foi pour reprocher à une entreprise de philosophie normative son caractère performatif. Le texte de Michel fonctionne entièrement sur ce mode. Le vocabulaire qui tisse la structure du texte indique lintention de rendre la réalité conforme aux idées, tout au moins de faire agir les idées sur la réalité. Les sous-titres et les articulations du texte parlent de viabilité, de validité, de crédibilité, de durabilité, de stabilité. Les verbes performatifs abondent surtout sous la forme de volitifs tels que devoir et falloir. Enfin, le discours manie à la fois le proscriptif et le prescriptif: lacceptable, lévitable, lendossable, la résistance à la tentation. Pour être honnte, bien des sociologues cèdent à cette tentation dénoncer les formes du bien commun. Mais, sils se ressaisissent, ils éprouvent un certain malaise devant le délestement de ce quon nomme, de manière très générale et peut-tre quelque peu sommaire, les véritables rapports de force. La première critique du sociologue adressée à tout discours normatif/performatif est celle qui consiste à dire:ª ça ne se passe pas comme ça dans la réalité, les bonnes intentions ne se réalisent pas par les appels à la volonté et au devoir. Mais, en mme temps, il faut reconnaître, mme sous les habits du diable, que le discours et les représentations finissent bien par agir dans le processus dinstitutionnalisation de la société. Je vais donc essayer de revisiter le texte de Michel à partir de cette interrogation de départ. La dimension paradoxale de mon intervention se situe dabord dans le fait que je suis, en grande partie, daccord avec les idées développées par Michel, pour en avoir développées de très voisines. Dabord, au niveau du diagnostic plus ou moins développé dans le texte, mais tout de mme essentiel à la compréhension de la démarche, nous trouverons bien des points daccord. Le texte se déploie sur fond de mondialisation, de développement des organisations internationales que je distinguerai, pour fin de compréhension du texte, de ce que Michel appelle des organisations supranationales, le requestionnement des États-nations par le haut et par le bas, enfin, les plans multiples didentités nationales et citoyennes. Ensuite, jai tendance à partager certaines des idées défendues concernant la reconnaissance inachevée de la multinationalité dans certains États-nation et la nécessité de penser des formes de supra-nationalité. Mes réserves concerneront plutôt le cadre théorique qui me semble à certains égards insuffisamment développé pour permettre une pleine compréhension de ces phénomènes, mais également pour énoncer des voies de résolution des enjeux. Je partirai de trois propositions de Michel pour établir cette critique sociologique. La première concerne lintroduction dun nouveau concept, celui de nation socio-politique, à côté de ceux de nation civique et de nation ethnique. Sil sagit par là de nommer une réalité complexe î qui ressemble dailleurs comme deux go°tes deau aux situations canadienne et québécoise î qui se caractérise par leur polyethnicité et leur pluriculturalité, on peut comprendre lintention. Mais ne sommes-nous pas face à un certain déficit conceptuel qui ne fait pas la distinction entre nation et société et qui pense lunité de la société à travers la communauté politique. Je mexplique. La nation renvoie avant tout à la référence identitaire à une communauté dappartenance politique. La société se caractérise quant à elle par un ensemble de rapports sociaux en tant quils sont institutionnalisés. Lorsque, par exemple, lon parle de la nation québécoise, on parle dune communauté politique façonnée dans lhistoire du développement de la démocratie représentative et à travers les transformations de lÉtat moderne depuis 1848. Il ne sagit ni dune ethnie ni dune race et son histoire est caractérisée par lintégration de lensemble de ceux et celles qui sy sont reconnus et assimilés. On ne peut cependant assimiler la nation québécoise à la société québécoise. Celle-ci est de nature multinationale et multiculturelle. Ne font pas partie de la nation québécoise ceux qui ne sy reconnaissent pas. Mais sont québécois, en tant que citoyen canadien résidant au Québec, tous les membres de toutes les communautés quelles soient nationales ou culturelles. Avons-nous alors besoin du concept de nation socio-politique ? Si cest pour faire référence à lexistence dune société qui nest pas uniquement réductible à une communauté, alors peut-tre. Mais, je crois que le concept najoute rien à la fameuse dichotomie dont Michel est le premier à reconnaître quelle ne tient pas la route, celle de nation civique vs nation ethnique. Cette dichotomie ne nous permet que de mieux identifier deux dimensions à lúuvre dans la formation de la communauté politique nationale dans différentes situations historiques. Il ny a pas, dun côté, des nations civiques et de lautre des nations ethniques, il y a toujours déjà des nations qui insistent différemment sur les deux dimensions incontournables de la communauté politique. Ces considérations ne sont pas uniquement de nature conceptuelle ou sémantique. Elles nous obligent à penser deux niveaux de la réalité. Celui de lexistence dune société regroupant un ensemble dacteurs appartenant à des catégories différentes, nationales, culturelles, sociales, etc et celui des formes didentité communautaire. La question pertinente devient celle de départager les communautés nationales, des communautés culturelles et dautres formes didentité encore. ¿ ce moment, toutes les sociétés ne peuvent échapper à ce questionnement, car toutes les sociétés à des degrés divers sont traversées par cette problématique. Il ne devrait pas y avoir dÉtat-nation civique qui repose en paix ! La deuxième proposition que je mapprte à faire passer sous les fourches caudines affirme que lÉtat libéral traditionnel a depuis toujours été implicitement ou explicitement pensé comme devant prendre la forme de lÉtat-nation homogène. En somme les États-nations civiques se prteraient mieux à lindividualisme normatif que les États-nations ethniques, cela va de soi. Cet énoncé pose deux problèmes, lun historique, lautre théorique. Historiquement peut-on affirmer que le libéralisme sest davantage développé dans les États-nations homogènes ? On trouve à tout le moins des formes de régimes (unitaire ou fédérale) et des formes de civisme (étatique ou libéral) fort différentes dans les deux États-nations qui ont enfanté la révolution bourgeoise. Il existe des formes de reconnaissance de la diversité dans des sociétés fortement libérales au moment de leur création, comme le Canada. Théoriquement, le problème se pose dans labsence dune théorie de lÉtat et des formes de lÉtat. ¿ force daborder la question à travers la dimension identitaire, on finit par oublier les contraintes fortes des formes dinstitutionnalisation politiques de la société moderne et des formes de différenciation des sphères privée et publique qui lui correspondent. Le libéralisme, comme la brillamment montré Polanyi, na jamais pu faire léconomie de lÉtat. Mais, au départ, lÉtat capitaliste ou bourgeois emprunte une forme libérale qui favorise la prise en charge des diverses obligations publiques par les institutions de la sphère privée et une prédominance des droits et des libertés civiles et politiques. Mais, la forme providentialiste qui a succédé à la forme libérale a entraîné de profondes transformations dans les modalités de prise en charge transférées massivement dans la sphère publique et dans léconomie générale des droits qui se sont étendus de leur forme civile et politique à leur forme sociale et culturelle. Dune certaine manière, on peut dire que, quelle que soit la forme du régime qui caractérise divers pays, la forme de lÉtat exerce un rôle prédominant dans la reconnaissance des droits à caractère collectif, fussent-ils proprement nationaux, culturels ou sociaux. En somme, pour penser les rapports entre libéralisme et politique de la reconnaissance, il faut aller bien au-delà de la configuration de la communauté politique et la forme du régime La troisième proposition qui me servira de conclusion est celle qui se retrouve systématiquement dans les conclusions de chacune des parties du texte de Michel. Il sagit de sa solution aux enjeux actuels de la société mondialisée et fragmentée. Il faut une politique de la reconnaissance des droits des États, des peuples, des nations, des minorités nationales, des communautés culturelles et des personnes qui soient considérés sur le mme plan et avec la mme force, cest-à-dire à travers leur constitutionnalisation. Deux problèmes me semblent découler de cette solution. Dabord, il ne suffit pas de dire quil faut reconnaître des droits et les mettre en équilibre pour que cela se réalise aussi facilement. Je ne donnerai que lexemple du Canada qui a suivi cette formule en constitutionnalisant un ensemble de droits hétéroclites dans la Constitution de 1982. Na-t-on pas vu des groupes dayants droit opposer leurs droits à ceux dautres catégories. Michel déplore le caractère inachevé de la politique de reconnaissance du Canada. Mais cet inachèvement nest-il pas le produit dune mise à niveau dun ensemble de droits qui nont pas la mme portée ? Aux droits et libertés universelles, on a adjoint des droits linguistiques, culturels, sociaux, de non-discrimination et des droits à mi-chemin entre des droits culturels et des droits nationaux en ce qui concerne les autochtones. Les tentatives avortées, dans la négociation constitutionnelle elle-mme, puis à loccasion de Meech et de Charlottetown, de reconnaître des droits nationaux pour le Québec ne sexpliquent-elles pas par cette mise à plat des différentes formes de droits. Quant à la constitutionnalisation des droits, ne doit-on pas se demander dans quelle mesure elle provoque le déséquilibre des institutions modernes ? Lenchssement de 1982 provoque une transformation en profondeur de léquilibre des institutions canadiennes. On parlera alors dune américanisation des institutions canadiennes. Le judiciaire a tendance à prendre la place du politique. Cette judiciarisation des rapports sociaux na certes pas que de mauvais côtés, mais elle risque de renvoyer la délibération dans les antres juridiques o_ experts et juges prendront en charge les décisions dorientation de la société. Que lon plaide pour un État de droit et pour la reconnaissance la plus étendue des droits dans toute leur extension et leur compréhension, je nai aucun problème. Que lon pense résoudre la question des équilibres politiques entre individus et communautés et communautés entre elles, là je crois que nous faisons erreur. Nous devons retourner à nos planches à dessein pour penser les nouvelles formes de la régulation politique à tous les plans, en prenant en compte les nouvelles formes de la démocratie, de la citoyenneté et de la justice sociale. Il ne saurait y avoir une panacée juridique, malgré le fait que je sois pour un soir lavocat du diable. |