LES IDÉOLOGUES, LA DÉCADE ET LES INSTITUTIONS CULTURELLES DE LA CONVENTION ET DU DIRECTOIRE Josiane Boulad-Ayoub Conférence donnée dans le cadre du colloque FINIR LA RÉVOLUTION de la Chaire unesco-uqam sur l'étude des fondements philosophiques de la justice et de la société démocratique. On l'a dit avec raison : l'instruction est un pouvoir, pouvoir d'autant plus étendu qu'il est moral, qu'il est le supplément des institutions, et qu'il n'y a de solide Gouvernement que celui qui emprunte de l'instruction sa principale force. (Décade, " Politique intérieure ", 10 pluviôse, an VI). La bataille des Écoles centrales remplit les pages de La Décade qui s'identifie avec cette création républicaine, par excellence. Pourtant, même si c'est peut-être la plus éclatante des causes pour laquelle elle combattit, ce n'est pas la seule institution culturelle révolutionnaire dont s'occupa la revue, toute persuadée qu'elle était avec ses amis Idéologues du pouvoir unique comme du rôle politique de ces établissements pour accomplir l'idéal républicain débarrassé des excès de la Terreur et le matérialiser. Dans un premier moment, je présenterai brièvement dans leurs rapports avec La Décade, les principales institutions révolutionnaires, créées par la Convention thermidorienne et, pour la plupart d'entre elles, consolidées sous le Directoire. J'insisterai un peu plus sur les deux établissements les plus importants dans le programme des Idéologues, l'École normale de l'an III et l'École Polytechnique. Je m'attacherai, dans un second moment, à suivre, avec La Décade, l'organisation de l'Institut national et son fonctionnement, tout en me concentrant plus particulièrement sur les sujets mis au concours par la seconde classe, qui manifestent le plus clairement les points d'insistance du programme des Idéologues, programme, risquons le terme d'endoctrinement conceptuel. La Convention thermidorienne, sous l'impulsion du noyau premier des Idéologues, avait établi en moins d'un an toute une série d'écoles et de réseaux publics similaires, destinés, selon les termes du législateur, à la régénération de l'entendement humain et à l'institution d'un nouveau peuple. Projet qui devait se faire concurremment à la régénération morale de ce peuple appelé à devenir le modèle de l'Europe. Quelles sont ces institutions qui sont prévues par la loi Daunou mais qui seront anéanties aux débuts du Consulat, pendant que Boissy d'Anglas, Creuzé-Latouche, Daunou, Lanjuinais, La Réveillère-Lépeaux siègent au comité chargé de réviser la constitution de 1793 ? La Décade(1) se fait le principal rapporteur de leurs activités. Elle estime tenir par là son rôle encyclopédiste de diffusion des connaissances qui se voit redoublé et dynamisé par son tour militant d'esprit. Ce qui pousse les rédacteurs à combiner à l'analyse ou au compte rendu des institutions révolutionnaires des remarques évaluant leur fidélité au programme républicain et aux buts de leur création. Au demeurant, il faut souligner que la plupart des collaborateurs parisiens ou provinciaux du journal sont professeurs dans ces diverses institutions. De plus, parmi les amis de La Décade se retrouvent plusieurs des Idéologues qui ont joué un rôle de premier plan dans la doctrine et la législation éducative de la Révolution, tels Cabanis, Daunou, Destutt de Tracy, Volney, Chénier, Neufchâteau, et, bien sûr, Ginguené lui-même, un des auteurs-fondateurs du journal, qui tient la rubrique centrale de l'instruction publique. La Décade rend compte régulièrement des institutions créées par les Idéologues ou encore de celles qui sont établies dans leur mouvance comme l'École Polymathique mise sur pied par Butet avec le concours de Moreau de la Sarthe, collaborateur de La Décade et qui s'occupait de tout ce qui touchait à l'ordre physique. De même pour le Lycée Républicain, fondé avant la Révolution, dans les années 1780, par Pilatre de Rosier. Le Lycée a fait peau neuve grâce à " quelques hommes généreux, zélés pour la propagation des Lumières " (Décade, 27e vol., sept.-nov. 1800, 1er trim., Variétés, p. 503/ t. IV p. 155). L'École des Sciences et Belles-Lettres, fondée par Thurot, un autre collaborateur de la revue, offre encore un autre exemple. Ses méthodes et son enseignement s'appuient sur l'analyse de l'entendement et " tentent d'établir un point de communication entre les savants et la classe qui veut s'instruire " (Décade, ibidem). Toutes ces institutions sont loin de représenter pour les Idéologues un simple accompagnement à leur pensée, une mise en application de leur théorie ; bien davantage, elles font partie intégrante de leur programme pour constituer un moment essentiel de son déploiement. Et dès lors pour les hommes de La Décade qui se voient comme les intellectuels-remparts du régime puis, plus tard, quand ils seront écartés progressivement du pouvoir en place, comme les gardiens fidèles de l'idéal indissociablement républicain et philosophique des Idéologues, il s'agit d'exercer une constante vigilance à l'égard de ses manifestations politiques et culturelles. Toujours sur le pied de guerre, les hommes de La Décade caractérisent dans le journal, à travers toutes les rubriques, et pas seulement dans celle de l'Instruction publique, par leurs analyses, leurs commentaires, leurs observations, leurs remarques, les correspondances entre, d'un côté, la philosophie et la politique Idéologiste et, de l'autre, les institutions censées en réaliser le programme : École normale, Écoles centrales, Muséum d'histoire naturelle, École Polytechnique, École des langues orientales modernes, Bureau des Longitudes, Bibliothèque nationale, Écoles de Santé, Conservatoire des Arts et Métiers ; ou, au contraire, ils en signalent les lacunes. Et aussi, rien ne leur échappant de tout ce qui concourt à modeler et à " perfectionner " les idées, les sentiments, les mœurs, les comportements, ils rendent compte des Fêtes nationales, du point de vue de leur organisation et de leur déroulement, commentent les projets de Constitution, de Code Civil, les projets et les plans pour les mettre en rapport avec le développement d'un esprit public et le respect dû aux valeurs de ce démocratisme libéral qui est le leur. Les thèses condorcétiennes en philosophie de l'histoire que la Décade reprend, réadapte et met à jour avec les Idéologues, veulent, en effet, que les institutions matérialisent les principes ayant présidé à leur organisation. Elles sont, avec les acteurs qui en sont partie prenante, indéfiniment perfectibles tout en jouant un rôle-clé dans la transformation de la société et la conquête du bonheur pour ses membres. Ainsi ces institutions seront, d'une part, d'utilité publique ; elles répondront aux besoins de la République tout en s'acquittant au mieux de leur double mission : totalisation, gestion et organisation du savoir par l'enseignement et la recherche, elle-même marquée par le souci de développer des applications utiles au progrès et au bien-être de la société. D'autre part, elles doivent effectuer le rationnel dans le réel. Autrement dit, ces institutions doivent, selon le vœu exprimé très tôt par Garat (analyse-extrait du Catéchisme de Saint-Lambert) concourir, chacune à leur manière, à la résolution du problème qui se pose avec acuité à l'époque du Directoire et de la " fin de la (violence de la) Révolution " : comment faire converger l'intérêt particulier et l'intérêt général sans coercition ? La réponse sera cherchée dans ce développement concerté de l'esprit public qu'entreprennent les Idéologues et auxquels La Décade prête avec enthousiasme son concours. L'esprit public se cultive dans les institutions et les cérémonies nationales dont l'autorité morale vient redoubler le pouvoir politique du législateur. Bérenger, ce même collaborateur de La Décade qui souhaitait voir la création, à l'instar de l'École Polytechnique, d'une École à " ceux qui se distinguent dans les Sciences Morales et dans les Lettres " (Décade, " De la nécessité de protéger également toutes les branches de l'Instruction, et de l'appui mutuel qu'elles se prêtent ", 20e vol., déc. 98-fév. 99, 2e trim., p. 394/ t. III p. 526), la reprise en somme de l'École normale de l'an III, fait remarquer l'importance des institutions : " Cet exemple, écrit-il - Bérenger vient de peindre l'état florissant de l'École Polytechnique et le degré d'avancement de ses élèves - nous prouve tout le pouvoir des Institutions, et combien il faut peu de frais au Gouvernement pour imprimer à la fois à tous les esprits la direction et le mouvement qui lui semblent les plus avantageux " (Décade, 20e vol., déc. 98-fév. 99, 2e trim., 336-339/ t. III p. 524-526). Et l'économiste Lebreton, un des auteurs-fondateurs de la Décade, réaffirmera bien haut en l'an XI, au moment où les menaces pesant sur l'Institut, et en particulier sa seconde classe, se font de plus en plus pressantes, un tel pouvoir : " L'auteur - il s'agit de Bourguignon, un juge au tribunal criminel de Paris, dont le mémoire sur l'institution du jury avait remporté en l'an 10 le prix de l'Institut - remonte à un principe général, c'est qu'il faut peu de lois et beaucoup de bonnes institutions [...] Il faut soutenir et les mœurs et les lois par des institutions ; car sans celles-ci les mœurs se dépravent assez promptement, même en les supposant une fois épurées et elles font tomber avec elles les meilleures lois ; les institutions au contraire en tiennent lieu pour ainsi dire " (Décade, 35e vol., sept.-nov. 1802, 1er trim., 71-72/ t. IV p. 334). Ainsi, pour les Idéologues et leurs amis de La Décade, l'esprit public, loin d'être une entité impalpable ou une rêverie utopique, résulte au premier chef de l'éducation dès lors qu'elle est ordonnée à produire des esprits philosophiques et, à la fois, des bons citoyens. On vient de le voir au sujet de la pédagogie instaurée dans les Écoles centrales. Les Idéologues visent à former par l'analyse, par les cours de grammaire générale et ceux de législation mis au centre de l'enseignement, le jeune homme à ses futures responsabilités républicaines et à le rendre apte à développer en vue du bien commun et de la prospérité publique, les sciences et les pratiques assurant le perfectionnement du monde qui l'entoure. L'esprit public n'est donc pas autre chose qu'un effet physique, matériel et matérialisable : c'est le pli, pour parler comme les Idéologues physiologistes, qu'on peut imprimer aux idées de l'individu en lui faisant prendre les " bonnes habitudes ", celles de la raison, comme l'écrivait Cabanis, et en suscitant les " sentiments " appropriés, souhaités par le législateur. Somme toute, ce que fait l'éducateur dans sa classe, chacune des institutions ainsi établie en vue du bien public, est appelée à le faire à l'échelle de la nation ; chacune réunissant les conditions de transformation des mentalités et des comportements. À la limite, les lois tendent à être remplacées par les mœurs et celles-ci par les institutions. Voici les conditions de possibilité réunies pour que naisse un peuple régénéré. Mais si les mœurs et les manières de penser se sont en effet transformées sous l'action de l'instruction publique et des institutions " culturelles " thermidoriennes, on voit que l'Idéologie risquait de conduire à terme pour ses partisans à une idéocratie. Si le citoyen de Jean-Jacques était condamné à être libre, celui des Idéologues, du moins l'image que nous en donne La Décade, était voué à avoir de bonnes mœurs ! Un bon sujet davantage qu'un bon citoyen. L'ÉCOLE NORMALE DE L'AN III ET LES ÉCOLES SPÉCIALES La Loi Daunou à laquelle La Décade demeura tout au long de son existence résolument fidèle, comme elle le resta aussi et pour les mêmes raisons à la Constitution de l'an III, prévoyait l'établissement des écoles primaires, des écoles normales, des écoles centrales et de l'Institut national. La Décade, comme d'ailleurs les autres Idéologues, ne s'est pas beaucoup préoccupée, à vrai dire, de l'École primaire. En raison, d'abord, d'un certain élitisme : ces anciens professeurs du secondaire avaient tendance à penser que les Lumières se propagent du haut vers le bas ; on le voit avec l'article de Garat sur les Observations de Destutt de Tracy sur l'instruction publique et les écoles centrales. Ensuite, l'école primaire où le citoyen, aux frais de la nation, devait apprendre à " lire, écrire, compter ", ne posait pas au fond de problèmes insurmontables (2). L'énorme intérêt manifesté par La Décade pour les activités de l'École normale qu'elle considère comme la création la plus prometteuse de la Convention thermidorienne, est révélateur d'abord de son importance dans le programme pédagogico-politique des Idéologues, ensuite de l'originalité intrinsèque du projet que même ses détracteurs politiques saluent comme une des grandes idées de l'époque, en endossant les termes du rapport de Lakanal sur l'établissement des Écoles normales du 2 brumaire an III : " Existe-t-il en France, en Europe, sur la terre, deux ou trois cents hommes en état d'enseigner les arts utiles et les connaissances nécessaires, avec ces méthodes qui, en vous apprenant une chose, vous apprennent à raisonner sur toutes ? Non : ce nombre n'existe nulle part ; il faut donc les former " (Décade, " Écoles Normales. Plan d'organisation présenté par Lakanal ", 3e vol., sept.-nov 94, 1e trim., p. 306/ t. III p. 109). Proportionnellement à sa courte existence, La Décade consacre une plus grande place à l'École Normale qu'aux activités du Lycée républicain ou du Lycée des Arts, par exemple, ou même encore aux cours du Collège de France remis au goût du jour par les Idéologues et dont les trois quarts des Chaires étaient tenues par des collaborateurs ou des sympathisants de la Décade, ou à celles du Muséum (3), pour se cantonner aux institutions créées sous le Directoire. L'École normale dont Ginguené regrettera toujours la dissolution, devait former les maîtres pour les écoles primaires et les écoles centrales qui venaient d'être créées, ces maîtres destinés à être les premiers exécuteurs d'un plan " qui a pour but, comme l'explique Lakanal, le rapporteur du comité d'Instruction publique, la régénération de l'entendement ". Regroupant les savants les plus renommés de l'époque, l'École normale devait donc assurer la formation des futurs enseignants en leur transmettant l'art d'enseigner les sciences. Établie aux Jacobins de la rue Saint-Honoré, l'École normale fut ouverte le 1er pluviôse de l'an III pour fermer ses portes quelques mois après, le 30 floréal an III.. L'École normale de l'an III a beau avoir duré quelques mois de l'hiver 1795, ce lieu où, selon les termes enthousiastes de Garat, " pour la première fois sur terre, la vérité, la raison et la philosophie vont avoir un séminaire " aura laissé des traces durables. Plusieurs de ses anciens élèves se sont retrouvés effectivement professeurs aux Écoles centrales, Gérusez, Laromiguière, Duhamel, Biot, Thurot, parmi les plus connus, et ils ont contribué certainement à introduire à la révolution de pensée (4) qui marque la France des débuts du XIXe siècle. Voici comment Laplace lui-même introduisait son enseignement des mathématiques, commun avec celui de Lagrange, caractérisant ainsi l'esprit avec lequel les cours étaient conduits : " Présenter les plus importantes découvertes que l'on ait faites dans les sciences, en développer les principes, faire remarquer les idées fines et heureuses qui leur ont donné naissance, indiquer la voie la plus directe qui peut y conduire, les meilleures sources où l'on peut en puiser les détails, ce qui reste encore à faire, la marche qu'il faut suivre pour s'élever à de nouvelles découvertes ; tel est l'objet de l'école normale, et c'est sous ce point de vue que les mathématiques y seront envisagées " La Décade nous apprend encore les noms des savants de premier ordre qui enseignaient à l'École normale et s'efforçaient, selon la recommandation de Lakanal, de " parler leurs idées " et de faire parler leurs élèves, qui, pendant la seconde partie du cours, posaient des questions ou élevaient des difficultés que les professeurs devaient résoudre sur le champ. En plus de Laplace et de Lagrange pour les mathématiques, ceux-ci pouvaient suivre les cours de Monge pour la géométrie descriptive, Haüy pour la physique, Berthollet pour la chimie, Daubenton pour l'histoire naturelle, Buache et Mentelle pour la géographie, Volney pour l'Histoire, Sicard pour la grammaire, Garat pour l'analyse des idées. Bernardin de Saint-Pierre devait donner le cours de morale mais ne le commença que deux mois plus tard et La Décade n'en fait pas de rapport. Nous savons par ailleurs qu'il ne satisfit pas à l'exhortation de La Décade, impatiente de voir la méthode analytique conquérir la morale (Décade, loc. cit., " Écoles normales - Premières Leçons - Suite ", 400-407/ t. III p. 129-133) : " cette science n'en est pour ainsi dire pas une encore, puisqu'elle n'a jamais été bien enseignée, jamais soumise à cette méthode analytique dont elle est cependant tout aussi susceptible qu'aucune autre ". En revanche, les cours de l'historien Volney sont jugés par la revue comme l'idéal du cours d'École normale. Plus tard La Décade publiera un très intéressant compte-rendu par Andrieux de l'ouvrage réunissant les cours d'histoire de Volney prononcés à l'École normale de l'an III et se félicite de son étude de l'Histoire comme une morale expérimentale ainsi que de ses considérations sur son utilité et les " différentes méthodes de la composer " qui donnent " beaucoup à penser " (Décade, 26e vol., juin-août 1800, 4e trim., 469-478/ t. VI p. 177-183). C'est cependant le cours de Garat qui est le plus longuement loué. La Décade souligne son objectif qui est " d'apprendre à tous comment ils pensent lorsqu'ils pensent bien ". L'entreprise idéologique de " recréation de l'entendement " est ici fort bien résumée. On voit combien La Décade était attentive dans ses critiques comme dans ses louanges à établir la fécondité aussi bien que la modernité des cours de l'École normale, modernité pris dans le même sens que dans la Querelle des Anciens et des Modernes, ou de la liberté des Modernes, de Constant. L'École normale de l'an III représente bien l'institution paradigme de l'entreprise idéologiste : elle en offre tout à la fois le revers et l'avers. Le revers, car il s'agissait d'une belle idée mais qui, malheureusement, comme avec chacune des expériences de l'Idéologie, fait long feu à chaque coup. Une liberté trop grande confinant au désordre durant la période de réalisation, en était peut-être la cause et nuisait au bon fonctionnement de l'établissement ; c'est ce qui s'est passé avec les Écoles centrales, comme on l'a vu. L'avers de la médaille, au contraire, se trouve exprimé dans l'avertissement d'une actualité remarquable, en tête du recueil des cours sténographiés, ce qui était encore une originalité bienvenue de l'École Normale. Il stipulait que " le but des Écoles normales est l'instruction des citoyens d'une république où la parole exercera une grande influence et même une puissance ". Il faut ajouter, on le sait, aux Écoles normales et centrales, les Écoles spéciales. Là aussi La Décade suit leurs activités et les publicise auprès de ses lecteurs. Faisaient partie des Écoles spéciales mises sur pied pour répondre à un besoin scientifique précis de la République, le Muséum d'histoire naturelle, c'est-à-dire l'ancien Jardin des plantes transformé dans sa mission et son organisation par la Convention thermidorienne sur le rapport de Lakanal, le 10 juin 1793. C'est là où Daubenton, Fourcroy, Jussieu, Lamarck, Saint-Hilaire, et plus tard Cuvier enseignaient. Toscan y était bibliothécaire et rédigeait pour La Décade les articles d'histoire naturelle, en particulier ceux de botanique. Mais presque tous les membres du Muséum étaient des amis de la revue, et pour certains, des collaborateurs assez réguliers. L'École des langues orientales vivantes est créée le 30 mars 1795 pour l'étude de l'Arabe, du Turc, du Persan, du Malais, du Grec moderne, de l'Arménien, comme nous l'apprend La Décade qui souligne en même temps le but louable poursuivi par la Convention avec son établissement. Ce genre d'école est " d'une utilité reconnue pour la politique et le commerce ". Les cours de l'École des langues orientales servaient de complément à ceux dispensés par le Collège de France et étaient plus spécialement destinés à former des " drogmans ". Liés à la politique d'instruction de la Convention thermidorienne, ils participent à la fois à la tradition de l'orientalisme savant comme la pratiquait un Sacy et aux impératifs de la formation de drogmans orientés vers la pratique. Les écoles de Santé qui avaient été établies à Paris, à Montpellier et à Strasbourg par la Convention thermidorienne par le décret du 14 frimaire an III, selon les plans de Fourcroy, de même que les sociétés médicales qui gravitèrent autour d'elles par la suite, telle la société médicale d'émulation de Paris, sont suivis, elles aussi avec grande attention par La Décade. Ce qui constitue, au reste, une de ses caractéristiques parmi les autres revues. Ces réseaux si divers et si nombreux enserraient la République et répandaient efficacement les doctrines et le discours idéologistes, comme il en allait autrefois de la franc-maçonnerie et de ses Loges ; il ne faut pas oublier enfin les différents projets de création d'écoles industrielles et agricoles que La Décade prompte à cultiver l'esprit moderne souligne avec enthousiasme. Tous ces projets se modelaient sur le Conservatoire des Arts et métiers, initié par l'Abbé Grégoire et soutenu, dès le début, par La Décade (Rubrique Politique intérieure, 20 vend., an III, et article " Sur le conservatoire des machines ", 10 brum., an III). Jean-Baptiste Say, en l'an VII, s'étend longuement dans un grand article " Du Conservatoire des Arts et Métiers " sur cet établissement qui représente " parmi les Institutions que la République a créées pour servir de fondement à la prospérité publique, une des plus belles et des plus utiles " (Décade, 19e vol., sept.-nov. 98, Section Arts Industriels, 1e trim., 198-212/t. III, p. 566-574). Ne fût-ce que parce qu'Horace Say y enseignait et rendait compte de ses activités dans la Décade, l'École Polytechnique, de son premier nom, fin 1794, École centrale des travaux publics, demeurait, à des titres nombreux, la plus chère aux Idéologues et à La Décade. Parmi tous les établissements créées en l'an III, l'École Polytechnique, ce " temple superbe élevé au civisme, aux sciences et aux Arts ", allie pratique et théorie dans l'enseignement de " toutes les branches des sciences physiques et mathématiques ". C'est l'institution républicaine qui " tiendra " d'abord le plus longtemps, et, ensuite, qui reste le modèle des Grandes Écoles scientifiques de l'enseignement supérieur. Elle constituera le dernier refuge de l'Idéologie, survivant même à La Décade. Andrieux, un des auteurs-fondateurs de la revue, entreprit même là un cours de grammaire générale, après la suppression punitive de la seconde classe de l'Institut et l'abolition des Écoles centrales par Bonaparte. L'École Polytechnique joue ainsi le rôle de relais de l'Idéologie et de ses ambitions ; plus tard, Auguste Comte, le père du positivisme, renouera dans ses murs avec son héritage, et par-delà, avec l'esprit scientifique et philosophique du XVIIIe siècle. L'INSTITUT NATIONAL La philosophie nouvelle, c'est-à-dire l'Idéologie, partait de la thèse que tout étant lié, il s'agissait de rendre cette liaison manifeste en affermissant, d'un côté de la boucle, les bases rationnelles de la politique, de l'autre, en établissant un modèle d'organisation de la pensée qui serait conforme aux exigences du développement social. Au cœur de ce dispositif, la création de l'Institut national des sciences et des arts, le 3 brumaire an IV, par la Convention thermidorienne qui venait remplacer l'Académie Française, abolie comme toutes les autres académies en 1793. Il fallait aux yeux des Idéologues qu'existât un Institut puisqu'il y avait, avec la nouvelle philosophie, une métascience ; de même, l'organisation en diverses sections de l'Institut qui répondaient aux objets divers auxquels s'appliquent les facultés de l'homme et sa mission intégraient parfaitement les vues de l'Idéologie. L'Institut national devait en effet comme le rappelle le discours de Daunou lors de la première séance de l'Institut, le 4 avril 1796 : " 1/ perfectionner les sciences et les arts par des recherches non interrompues, par la publication des découvertes, par la correspondance avec les sociétés étrangères ; 2/ suivre, conformément aux lois et arrêtés du Directoire exécutif, les travaux scientifiques et littéraires qui auront pour objet l'utilité générale et la gloire de la République ". L'innovation fondamentale consistait dans la création de la classe des sciences morales et politiques. Bien que ne comprenant que six sections, c'est celle-ci qui en fait conférait à l'ensemble de l'Institut son originalité agissant comme ferment de son unité. C'est dans une des six sections de cette classe, la section de l'analyse des sensations et des idées, que se retrouve le cercle premier des Idéologues. Destutt de Tracy, semblant justifier a posteriori, la création de cette classe, lit devant sa section ses Mémoires sur la faculté de penser, en 1796, dans lesquels il développe la nouvelle science des idées, l'Idéologie, la " mère de toutes les sciences " et leur flambeau : " Personne ne niera sans doute que la connaissance de la génération de nos idées est le fondement de l'art de communiquer ces idées, la grammaire ; de celui de combiner ces mêmes idées et d'en faire jaillir des idées nouvelles, la logique ; de celui d'enseigner et de répandre les vérités acquises, l'instruction ; de celui de former les habitudes des hommes, l'éducation ; de l'art plus important encore d'apprécier et de régler nos désirs, la morale ; et enfin du plus grand art au succès duquel doivent coopérer tous les autres, celui de régler la société de façon que l'homme y trouve le plus de secours et le moins de gêne possible de la part de ses semblables ". Reprenant l'idée " grande et majestueuse " de Condorcet proposée à la Convention lors du premier rapport du Comité d'instruction publique, l'Institut formait le couronnement des institutions consacrées par la loi Daunou à l'organisation du système d'Instruction publique. Sa division en trois classes, sciences physiques et mathématiques, sciences morales et politiques, littérature et beaux-arts, répond à la thèse Idéologiste de l'unité du savoir. Loin d'être simplement juxtaposées en un même lieu, les trois classes constituent une seule famille, un véritable organisme dont les différentes composantes se répondent l'une l'autre pour le perfectionnement et le bonheur de l'homme. Au premier mémoire lu à l'Institut par Cabanis, le 27 pluviôse an IV (16 février 1796) qui exprime cette idée idéologiste de la réunion nécessaire de tous les talents et de tous les travaux répond la conclusion de la notice des travaux de la classe des sciences morales et politiques rédigée par Ginguené, secrétaire de sa classe, en 1802, à la veille de la dissolution de cette classe, le 23 janvier 1803. Dissolution qui était en même temps celui de l'idéal qui avait présidé à l'organisation de l'Institut. L'unité des sciences physiques et mathématiques, des sciences morales et politiques, des lettres et des arts, sur le plan scientifique, renvoyait pour les Idéologues à l'indissociation, sur le plan politique, entre philosophie, républicanisme, utilitarisme. Cabanis lisant les " Considérations générales sur l'homme ", ce qui deviendra le premier mémoire de ses Rapports du physique et du moral, s'écriait donc : " C'est sans doute, citoyens, une grande et belle idée que celle qui considère toutes les sciences et tous les arts comme formant un ensemble, un tout indivisible, ou comme les rameaux d'un même tronc, unis par une origine commune, plus étroitement unis encore par le fruit qu'ils sont tous également destinés à produire : le perfectionnement et le bonheur de l'homme ". Et Ginguené, insistant, près de six années plus tard, sur les bienfaits de cette liaison intime, l'étend aux sections d'une même classe : " L'un des plus grands avantages de la forme constitutive de l'Institut national se fait surtout sentir à ceux de ses membres qui ont embrassé dans leurs études diverses branches des connaissances humaines. Les différentes sections qui composent chacune des classes, font entre elles une sorte de commerce intérieur de lumières qui tourne à l'agrément et au profit de toutes " (Décade, 35e vol., sept.-nov. 1802, 1er trim. an XI, p. 201/ t. IV p. 347). La Décade plaçait très haut l'autorité intellectuelle de l'Institut et considérait ses membres, ses plus illustres contemporains, non seulement comme les " chefs de l'enseignement " mais encore, selon les termes du Directoire exécutif, les " sources de la prospérité publique " (Décade, " Composition de l'Institut national des sciences et des arts ", 3e vol., sept.-nov. 95, 1er trim. an IV, p. 446/ t. III p. 215). Convaincue avec le premier Directoire que " le bonheur du peuple français est inséparable de la perfection des sciences et des arts et de l'accroissement de toutes les connaissances humaines " (ibidem), elle publiait régulièrement, le résumé des mémoires rédigé chaque trimestre par le secrétaire de la classe comme autant d'exemples de ces contributions permettant " d'entretenir le feu sacré de la liberté [...], de maintenir dans toute sa pureté l'égalité [...], de couvrir les champs mieux cultivés de productions plus abondantes et plus utiles, de seconder l'industrie, de vivifier le commerce, de donner en épurant les mœurs de nouveaux garants à la félicité [...], d'éclairer la conscience du juge, de dévoiler à la prudence du législateur les destinées futures des peuples... " (ibid.). On y apprend, au fil des notices et des comptes rendus des séances publiques de l'Institut, que l'Institut s'est penché sur le rôle du bonheur par rapport au gouvernement (Delisle de Sales), sur l'intolérance religieuse et philosophique (Creuzé La Touche), sur l'analyse des sensations et des idées (Toulongeon), sur l'application des mathématiques à l'économie politique (Dupont de Nemours), sur les institutions funéraires dans une République (Rœderer), sur la loi (Baudin), sur l'histoire des gouvernements italiens (Anquetil), sur les molécules (Lamarck), sur les traductions de Pétrarque, ainsi de suite. On peut suivre le débat instructif sur les mérites de la philosophie de Kant en qui les Idéologues voient un partisan attardé de l'innéisme (voir le mémoire lu à la classe des sciences morales et politiques par Destutt de Tracy (5), Décade, 34e Vol., juin-août 1802, Section Institut national, 4e trim. an X, 321-330/ t. IV p. 296-297) ou encore la querelle que fait Morellet à l'Institut à propos de la continuation par ses membres du Dictionnaire de la ci-devant Académie. De plus La Décade donne toutes les nouvelles concernant les sujets de concours, les séances publiques et les résultats de quelques enquêtes confiées à des commissions de l'Institut. Par exemple, elle rapporte, toujours soucieuse d'utilité, les rapports sur les secours publics, et l'état des hôpitaux et des prisons (Décade, 11e vol., sept.-nov. 96, 1er trim. an V, 87-91/ t. III p. 314-316). Et quand sera créé l'Institut d'Égypte, qui fut guère moins célèbre que l'Institut national, elle rapportera régulièrement les procès-verbaux de ses séances et la composition de ses membres. La trajectoire de l'Institut ayant été le mieux balisé par les sujets des mémoires lus aux séances et par les concours proposés par les différentes classes, nous terminerons cette intervention par le décompte des essais couronnés par la seconde classe et des sujets proposés. Ce que Cabanis disait en l'an VIII à l'occasion de sa Lettre aux auteurs de La Décade sur l'École Polytechnique : " dans ce mouvement rapide que l'époque actuelle imprime aux sciences et aux arts aussi bien qu'à la politique et à la législation, les esprits supérieurs ne cessent pas un seul instant d'acquérir de nouvelles connaissances et de nouvelles idées " (Décade, loc. cit.), se vérifie abondamment à la lecture des mémoires couronnés (6). L'Institut remplissait la mission qui lui avait été assignée par le Directoire et La Décade en donnait les preuves, en particulier de l'utilité publique de la seconde classe à laquelle " on en veut tant aujourd'hui ".Lebreton a soin de le rappeler en l'an XI, quand gronde l'orage, dans son analyse polémique du mémoire du juge Bourguignon, couronné en l'an X, sur la question proposée par l'Institut : Quels sont les moyens de perfectionner en France l'institution du jury ? " Un des plus grands services que puissent rendre les sociétés savantes, c'est d'ouvrir des concours sur les questions propres à avancer les sciences et les arts, ou à améliorer l'ordre social. Sous ce rapport, l'Institut national remplit parfaitement sa destination. À chaque trimestre, chacune des trois classes propose des questions qui sont ou de la plus haute importance ou au moins d'un grand intérêt. Ainsi la classe des sciences physiques et mathématiques a procuré à l'astronomie un des plus précieux avantages que cette science pût désirer, en demandant par un concours, des tables de la lune : le travail qu'elle a obtenu est immense et excellent. Le prix nouveau et magnifique qu'elle vient de proposer sur le galvanisme, d'après l'invitation du premier consul, peut avoir de plus vastes résultats ; il peut faire changer de face à la physique. De son côté, la classe des sciences morales et politiques, en mettant au concours la question des emprunts publics, ensuite celle de l'action de l'impôt sur la richesse, a fait éclore un très bon ouvrage d'économie politique et elle vient de se trouver dans l'heureuse nécessité d'en couronner deux sur la question si importante du perfectionnement du jury. Mais une des principales obligations qu'on ait à cette classe, quoique ce soit peut-être la portion de ses travaux qu'on apprécie le moins en ce moment, c'est de tâcher de perfectionner les sciences morales, de les rendre plus positives, de procurer à leur langue la clarté et la précision qui lui manquent encore, et qui sont nécessaires pour donner à ces sciences l'avantage de la démonstration, enfin pour les fixer. Tels sont les motifs des concours où elle proposa de remonter à l'origine de nos idées et d'en suivre le développement, de déterminer l'influence des signes sur la formation des idées et l'influence des habitudes sur les facultés intellectuelles, concours qui ont aussi produit deux bons ouvrages " (Décade, 35e vol., sept.-nov. 1802, 1e trim. an XI, p. 69-70/ t. IV p. 332). Voici, en conclusion, classées par livraisons annuelles de La Décade, les questions proposées par la classe des sciences morales et politiques ainsi que le nom des auteurs couronnés par l'Institut. AN V - Sujet du premier prix : Quels sont les moyens les plus propres à fonder la morale d'un peuple ? - Sujet du second prix : Recherches et observations sur la marche de l'esprit public en France, depuis François 1er jusqu'à la convocation des États-généraux, en 1789. Ces prix furent annoncés lors de la séance publique de l'Institut du 15 messidor. À cette séance également Rœderer annonça la recommandation suivante : " la question doit être examinée sous ses rapports avec la politique, l'économie et la morale ", pour traiter de la question proposée en l'an IV pour le prix d'économie publique : " Pour quels objets et à quelles conditions convient-il à un État républicain d'ouvrir des emprunts publics ? ". Le thème était d'actualité car le Directoire éprouvait de sérieuses difficultés financières. Rœderer annonce la prorogation du concours et termine son rapport par des considérations étendues sur la manière de traiter le sujet. AN VI - Prix d'économie politique : " Par quels objets et à quelles conditions convient-il à un État républicain d'ouvrir des emprunts publics ? " Signalons qu'en l'an V, la même question avait été posée mais aucun des mémoires soumis n'avait été jugé digne du prix. Rœderer en rend compte dans son rapport adressé à la seconde classe. Il lit à cette séance trois mémoires qu'il a lui-même rédigés sur cette importante question rendue actuelle par le contexte financier de l'époque (Décade, 14e Vol., juin-août 97, 4e trim. an V, 129-138/ t. III p. 369-373). Les mémoires reçus n'ayant pas été jugés satisfaisants, encore une fois, La Décade rapporte que le même sujet est proposé pour l'an VII. - Prix de science sociale : " Quelles doivent être, dans une république bien constituée, l'étendue et les limites du pouvoir du père de famille ? " - Prix de géographie : " Déterminer quels sont les grands changements arrivés sur le globe et qui sont, soit indiqués, soit prouvés par l'histoire ". - Prix de morale : " Quelles sont les institutions les plus propres à fonder la morale d'un peuple ? ". Pour ce sujet, Rœderer fait le précis, rapporté par La Décade (15e Vol., sept.-nov. 97, 1er trim. an VI, 534-537/ t. III p. 429-431), des observations sur la question, lors de la séance du 15 vendémiaire an VI, tout en précisant que c'était une erreur de rédaction qui avait d'abord énoncé la question avec le terme de " moyens " au lieu de celui " d'institutions ". On sait aussi que Jean-Baptiste Say concourut avec son Olbie mais que son essai ne fut pas distingué par l'Institut. AN VII La classe des sciences morales et politiques avait proposé pour sujet du prix de l'an VI la question suivante : Déterminer l'influence des signes sur la formation des idées. Mais les pièces envoyées pour ce concours n'ayant pas rempli les conditions du programme, quoique plusieurs d'entre elles continssent des recherches intéressantes, la classe propose de nouveau le même sujet pour l'an VII. La Décade (17e Vol., mars- mai 98, 3e trim. an VI, 138-147/ t. III, p. 459-463) indique les thèmes à explorer proposés par la classe aux candidats : " 1- Est-il bien vrai que les sensations ne puissent se transformer en idées que par le moyen des signes ? ou, ce qui revient au même, nos premières idées supposent-elles essentiellement le secours des signes ? 2- L'art de penser serait-il parfait, si l'art des signes était porté à sa perfection ? 3- Dans les Sciences où la vérité est reçue sans contestation, n'est-ce pas à la perfection des signes qu'on en est redevable ? 4- Dans celles qui fournissent un aliment éternel aux disputes, le partage des opinions n'est-il pas un effet nécessaire de l'inexactitude des signes ? 5- Y a-t-il quelque moyen de corriger les signes mal faits, et de rendre toutes les Sciences également susceptibles de démonstration ? " Ce sera finalement DeGérando qui remportera le prix. La Décade l'annonce en rapportant la séance publique de l'Institut du 15 germinal an VII (21e Vol., mars-mai 99, Section Variétés, 3e trim., 102-106/ t. III p. 603-604). AN VIII La Décade publie en l'an VIII (24e volume, déc. 99-fév. 1800, 2e trim. an VIII, 263-267/ t. IV p. 70-73), le rapport de Ginguené sur les mémoires reçus tout en déplorant de voir l'Institut renoncer à proposer pour la 3e fois " cette belle et grande question " sur " les institutions les plus propres à fonder la morale d'un peuple ". Ginguené termine son rapport en annonçant la nouvelle question pour l'an IX, question qualifiée de moins vaste mais dont la solution devrait être " très importante pour les progrès de l'ordre social ". Cette question est la suivante : " L'émulation est-elle un bon moyen d'éducation ? " AN IX - " L'émulation est-elle un bon moyen d'éducation ? ". Cette question avait été proposée en l'an VIII par la classe des sciences morales et politiques. Le prix du meilleur mémoire fut décerné à Laurent-François Feuillet (1768-1801), sous-bibliothécaire de l'Institut. La Décade publia l'extrait-analyse du mémoire distingué par l'Institut dans son 31e volume, sept.-nov. 1801, 1er trim. an X, 11-24/ t. IV p. 244-252). Il n'est pas indifférent de remarquer que l'émulation s'apparentant à la concurrence, l'article est de Le Breton qui signe d'habitude les textes en économie politique. - Le sujet du prix de géographie : " Déterminer quels sont les grands changements arrivés sur le globe et qui sont, soit indiqués, soit prouvés par l'histoire ", est retiré faute de mémoires satisfaisants. La classe lui substitue le sujet suivant : " Comparer les connaissances géographiques de Ptolémée sur l'intérieur de l'Afrique avec celles que les géographes et les historiens postérieurs nous ont transmises, en exceptant l'Égypte et les côtes de la Barbarie, depuis Tunis jusqu'au Maroc ". - Le prix en économie politique porte sur " cette question importante " : " Est-il vrai que dans un pays agricole toute espèce de contribution retombe en dernier terme sur les propriétaires fonciers ? Et si l'on se décide pour l'affirmative, les contributions indirectes y retombent-elles avec une surcharge ? " Il fut décerné à N.F. Canard. Cet ancien professeur de mathématiques, qui sera, l'année suivante encore, récipiendaire d'un prix de l'Institut, était également l'auteur de Principes d'économie politique (1802). - La classe propose de nouveau pour l'an X le même sujet proposé l'an VIII et l'an IX sans succès : " Quelles doivent être dans une République bien constituée l'étendue et les limites du pouvoir du père de famille ? " Elle propose pour sujet du prix de morale la question suivante : " Quel est le véritable caractère de la bonté dans l'homme public ? ". Enfin pour le sujet du prix de science sociale et de législation la question suivante est proposée : " Quels sont les moyens de perfectionner en France l'institution du jury ". La Décade publie en l'an IX (29e vol., mars-mai 1801, 3e trim., 276-280/ t. IV p. 181-183) le discours qui a remporté le prix d'histoire sur cette question : " Par quelles causes l'esprit de liberté (remarquons que le terme de liberté, au sens sans doute de liberté des Modernes, est venu se substituer à " public " dans ce nouveau libellé) s'est-il développé en France depuis François 1er jusqu'en 1789 ? ". L'auteur couronné est Nicolas Ponce (1746-1831), graveur, correspondant de l'Institut et membre de plusieurs sociétés savantes. L'auteur de l'analyse, Cubières, en profite pour souligner combien l'Institut propose des sujets depuis son établissement qui ont toujours eu " un but utile [...] (qui) appelaient pour ainsi dire au concours les vrais savants, les philosophes de tous les pays ". AN X La classe des sciences morales et politiques accorde deux prix d'égale valeur à François Bourguignon, juge au tribunal criminel de la Seine, et à N. F. Canard, ancien professeur de mathématiques à l'école centrale de Moulins, sur la question : " Quels sont les moyens de perfectionner en France l'insti-tution du jury ? " L'analyse-extrait du mémoire de Bourguignon est publié dans La Décade, en l'an XI (35e vol., sept.-nov. 1802, 1er trim., 69-84/t. IV p. 332-342). En revanche, la seconde classe retire deux questions qu'elle avait proposées les années précédentes : la première demandait : " Quel est le véritable caractère de la bonté dans l'homme public ? " Et la seconde : " Quelles doivent être dans une République bien constituée l'étendue et les limites du pouvoir du père de famille ? ". La classe propose pour l'année suivante la question : " Quelle a été l'influence de la réformation de Luther sur la situation politique des différents États de l'Europe et sur le progrès des Lumières ? ". Charles Villers sera couronné par la classe d'Histoire et de littérature ancienne qui avait pris pour ce sujet le relais de la seconde classe entretemps dissoute. C'était révélateur de l'esprit d'indépendance et d'objectivité de l'Institut : d'une part, Villers était le grand défenseur en France de la philosophie de Kant, et, d'autre part, le sujet posé pouvait passer pour un camouflet à Bonaparte qui venait de signer le Concordat. Deux autres sujets de prix sont rapportés par La Décade pour l'an X : le prix de morale : " Jusqu'à quel point les traitements barbares exercés sur les animaux intéressent-ils la morale publique, et conviendrait-il de faire des lois à cet égard ? ". Et le prix en économie politique : " Comment l'abolition progressive de la servitude en Europe a-t-elle influé sur le développement des Lumières et des richesses des nations ? ". AN XI La question proposée pour le prix d'analyse des sensations et des idées de la seconde classe s'inspire des thèses Idéologistes : " Déterminer l'influence de l'habitude sur la faculté de penser, et quelles sont les facultés élémentaires qu'on doit y reconnaître " est rapportée par la Décade dans son compte rendu de la séance publique de l'Institut du 20 vendémiaire (35e Vol., sept.-nov. 1802, 1e trim., 161-185/ t. IV, p. 328-331). Elle y reviendra en l'an XII mais pour préciser que le prix n'a pas été décerné, la seconde classe n'existant plus. AN XII La seconde classe est dissoute en l'an XII. Le prix de morale ne fut pas donné ni la question proposée de nouveau, apprend-on dans le compte rendu que fait La Décade de la séance publique de l'Institut du 2 germinal an XII (41e Vol., mars-mai 1804, 3e trim., 57-58/ t. IV p. 412). AN XIII La question sur l'influence de l'habitude sur la faculté de penser est remise en concours en l'an XIII par la classe de littérature et des beaux-arts qui a ainsi pris le relais de la ci-devant seconde classe. Le prix est décerne à Maine de Biran lors de la séance publique du 1er germinal de la classe d'histoire et de littérature ancienne, apprend-on dans le compte rendu de La Décade de cette séance (45e Vol., mars-mai 1805, 3e trim., 60-61/ t. IV p. 453-454). La Décade annonce également dans ce même compte rendu que l'autre prix proposé pour le concours de l'an XIII par la ci-devant classe ne peut être décerné, aucun des mémoires soumis en regard de la question : " Comment l'abolition progressive de la servitude en Europe a-t-elle influé sur le développement des lumières et des richesses des nations ? ", n'ayant été jugé satisfaisant. Le sujet ne sera point proposé à nouveau, le concours ayant été déjà prorogé de quinze mois sans succès. Le journal fera cependant état, l'an d'après, dans un long compte rendu, de l'ouvrage de J.-J. Leuliette, an-cien professeur de lettres à l'École centrale de Seine-et-Oise, sur cette même question, son essai ayant été distingué honorablement par l'Institut (Décade, 47e vol., sept.-nov. 1805, 1er trim., 387-402/ t. VII p. 383-391). La Décade publie enfin cette année une longue analyse polémique sur le discours de DeGérando qui a remporté le prix proposé par la seconde classe le 15 nivôse an XII : l'Éloge de Dumarsais. Il faut noter que la section de gram-maire avait été fondue dans la classe de langue et de littérature française. La Décade félicite DeGérando d'avoir remis à l'honneur le genre éloge et souligne la qualité de son analyse des " utiles principes d'une philosophie saine, ridiculement calomniée par les partisans des ténèbres du Moyen Âge (Décade, 45e Vol., mars-mai 1805, 3e trim., an XIII, 419-430/ t. IV p. 467-474). Signalons derechef, en conclusion, la résistance de l'Institut aux vexations exercées à l'encontre de l'Idéologie puisque on voit La Décade publier dans sa section Philosophie le long mémoire sur l'instinct que Dupont de Nemours avait lu à la classe des sciences physiques et mathématiques dans ses séances du 21 juillet, du 11 et du 18 août 1806 (50e Vol., 3e trim., 330-345, 396-410, 449-472/ t. IV, p. 512-549).
NOTES (1) On trouvera rapporté dans les tomes III et IV de notre édition un large éventail de ce type d'articles. (2) La Décade a le mérite cependant de proposer pour pallier au manque de fréquentation de ces écoles, l'idée d'une classe à mi-temps pour les enfants, ce qui devait permettre aux parents pauvres de faire bénéficier leurs enfants de l'instruction sans trop souffrir pécuniairement. Ginguené qui commente les nouvelles lois souligne aussi deux innovations louables : une place plus grande faite aux femmes dans le nouveau plan d'éducation, et faite aussi aux exercices physiques, " propres à entretenir la santé et à développer la force et l'agilité du corps (Décade, " Suite des Réflexions sur trois nouvelles lois relatives à l'Instruction publique ", § 3, Écoles primaires, 3e vol., sept.-nov. 94, 1er trim., 462-473/ t. III p. 103-105). De même La Décade salue une initiative privée : une école typographique pour femmes établie par le citoyen Deltufo. Cette institution se révèle, souligne La Décade, doublement civique : non seulement pour les femmes auxquelles elles procurent occupations lucratives menant à l'indépendance financière mais aussi pour la patrie qui " réclame impérieusement pour les utiles travaux de l'agriculture, pour ceux de la guerre, les bras nerveux des Républicains " (Décade, 1er vol., avril-juin 94, 3e trim., 467-469/ t. III p. 80-81). (3) Le Muséum, " ce grand monument élevé à la Nature [...] bien digne d'un peuple libre qui prépare les bases d'une éducation fondée sur la Nature, c'est-à-dire sur l'étude des faits ", comptait, d'ailleurs, parmi ses membres, Georges Toscan, un des auteurs-fondateurs de la revue. Et La Décade rapporte depuis le premier volume de ses livraisons, les travaux du Muséum en faisant bien ressortir le caractère démocratique de son organisation et l'originalité de sa mission qui combine recherche, enseignement, organisation, conservation et enrichissement des collections. La fondation du Muséum qui suscitera partout en Europe des répliques, tel le British Museum, suppose une théorie de la vie, unifiée, intégratrice et distributive inspirée de celle de Lamarck (comptant parmi les collaborateurs de La Décade) et de la philosophie scientifique des Idéologues. (4) Biot, ancien élève devenu professeur, en témoigne dans La Décade (30 floréal, an IX) : " depuis quelques années l'enseignement des sciences a tout à fait changé de face et c'est à l'École normale qu'on doit cette amélioration ". (5) Le Journal parisien (1797-1799) de Wilhem Von Humboldt (1767-1835) qui vient d'être traduit par Élisabeth Beyer et publié par Actes Sud, 2001, est fort intéressant à cet égard. On y voit les difficultés qu'éprouve Humboldt à expliquer la philosophie de Kant et le dessein de la Critique de la raison pure àDestutt de Tracy, Ginguené, Laromiguière, le jeune philosophe Idéologue, membre de l'Institut et brillant professeur de grammaire générale à l'École centrale. On y voit aussi Humboldt fréquenter les séances publiques de l'Institut et juger aussi des personnalités politiques et littéraires marquantes de l'époque qu'il rencontre dans les théâtres, salons et dîners de la capitale. (6) On retrouvera les mémoires publiés par La Décade dans les tomes composant notre édition ainsi que les rapports critiquant, à l'issue de chaque concours, l'ensemble des mémoires présentés et détaillant les motifs de leur refus ou de leur couronnement. |