DÉMOCRATIE ET SOLIDARITÉ

Joseph Yvon Thériault
Département de sociologie, Université d'Ottawa

Je me propose d'appréhender cette question de la démocratie et des inégalités par son contraire : la démocratie et la solidarité. Non pas que la démocratie mette fin aux inégalités, du moins la démocratie moderne n'est pas une démocratie des égaux. Elle repose sur une affirmation politique de l'égalité, non pas une égalité réelle ou une égalité de fait. C'est d'ailleurs à partir de cette distinction – démocratie formelle ; démocratie réelle – que plusieurs aujourd'hui encore, à la suite de Marx, croient pouvoir nier ou du moins banaliser le travail de la démocratie sur l'inégalité.

Notre approche prend exactement le contre-pied. Nous pensons qu'il existe une dynamique politique de la solidarité inscrite dans les prémisses de la démocratie moderne. Cette dynamique reste présente dans nos sociétés. Il y a donc un au delà solidaire à l'État néo-libéral. Je me propose de lancer la discussion sur ces questions en quatre moments:

  1. En rappelant le pessimisme ambiant formulé aujourd'hui sur la solidarité [section: De l'évolutionnisme à la société bloquée (1)].
  2. En formulant une hypothèse sur la matrice politique de la modernité [section : La dynamique solidaire (politique) de la modernité].
  3. En discutant des dangers qu'un tiers se substitue à la logique politique de la modernité [section : Le tiers juridico-politique comme substitut au politique].
  4. En précisant quelques pistes de renouvellement pour une politique solidaire aujourd'hui [section: Une solidarité au delà du néolibéralisme].

De l'évolutionnisme à la société bloquée

Si l'on suit la célèbre trilogie des droits proposée par T. H. Marshall (1950) à la fin des années quarante, l'histoire de la citoyenneté dans les sociétés démocratiques modernes s'est déployée à partir du socle des droits civiques (17e et 18e siècles), pour s'étendre aux droits politiques (19e siècle) et s'élargir finalement aux droits sociaux (20e siècle). Il s'agit ici d'une véritable histoire naturelle des droits dans les sociétés démocratiques. Les droits civiques, c'est-à-dire, les droits associés à la personne (liberté de parole, de pensée, de religion, de propriété, de contrat) auraient engendré des droits politiques (participation, droit d'être représenté, suffrage universel) qui auraient par la suite généré des droits sociaux (droits à l'éducation, à la santé, à un minimum de bien être économique et de sécurité etc.).

Cette histoire « naturelle » des droits dans les sociétés démocratiques a une valeur interprétative certaine. Elle correspond d'ailleurs globalement à l'histoire de la question sociale telle que vient de la proposer Robert Castel (1995). En effet pour ce dernier la modernité libérale a au départ posé la question sociale, d'une manière essentiellement contractuelle, autrement dit, comme relevant uniquement de la nouvelle liberté de chacun de vendre ou d'acheter du travail. Lentement toutefois, grâce au poids politique des travailleurs, ceuxci feront reconnaître, à travers l'État providence ou social, la propriété sociale, c'est-à-dire le fait qu'une une partie de la richesse nationale soit retirée des logiques contractuelles et servent à assurer un minimum de bien-être économique à tous.

Si l'histoire s'était arrêtée là, au milieu des années 1970, on pourrait continuer à lire la modernité démocratique comme le lent déploiement d'une solidarité sociale générée par les logiques individualistes inhérentes au monde moderne. Mais voilà que la mouvance des 30 dernières années semble contredire une telle lecture évolutionniste. Les événements sont assez connus pour que nous puissions nous contenter de les énumérer rapidement (2). Au niveau politique, l'État social, et particulièrement sa variante keynésienne d'après guerre a été remis en question comme créateur de lourdeur technocratique, d'inefficacité socio-économique, et générateur de comportements dépendants et irresponsables de la part des populations qu'il se proposait « d'assister ». Au niveau économique les régulations étatiques et salariales (fordistes) ont été mises en brèche au nom de la mondialisation et la de flexibilité qu'exigerait par la nouvelle économie. Au niveau social, les années 1980-1990 ont été celles du déploiement au sein des masses occidentales d'un individualisme nouveau, mais aussi celle de l'apparition de nouvelles fracturations des solidarités construites autour de l'État nation, notamment par le grossissement de nouvelle population marginale le phénomène d'exclusion sociale et par le développement de revendications identitaires particularistes.

La plupart de ces phénomènes, comme on peut le constater, éloignent nos sociétés du développement d'une solidarité nationale (étatique) comme on s'y était habitué avec le développement de l'État social , pour les (ré)orienter à la fois vers la valorisation des valeurs individuelles et la pluralisation des lieux de régulation et d'appartenance (du local au mondial ; de l'identitaire à l'humanitaire). Le néolibéralisme a fait de la trame directrice de ces phénomènes son credo, exigeant un rétrécissement des appareils étatiques tout en formulant de nouvelles légitimités à l'inégalité.

En fait, le programme néo-libéral, rétrécissement de l'État, rigueur budgétaire, dérégulation de l'économie, adaptabilité de la main d'uvre aux nouvelles technologies, ciblage des politiques sociales, décentralisation, fut à l'agenda de presque tous les gouvernements démocratiques. À moins d'accepter l'hypothèse de la manipulation ou de l'aliénation généralisées, il faut bien admettre qu'un tel agenda répondait à certaines aspirations au sein des populations concernées. Il faut toutefois souligner immédiatement, qu'au delà de la rhétorique idéologique, aucun des gouvernements démocratiques occidentaux n'a véritablement (ou n'a pu) démantelé l'État social. Comme le dit Alain Noël (1996, p.11) :

«Au cours des années 1980, les dépenses de ces pays [membres de l'OCDE] ont plafonné plus qu'elles n'ont été réduites et les orientations et les grands programmes sociaux hérités des années précédentes ont été largement maintenus. La politique contemporaine de l'État-providence [] est une politique du statu quo».

«Qu'est-ce qui change» se demande-t-il alors? Un infléchissement à droite des politiques sociales et une panne d'imagination à gauche pour inventer un politique de solidarité adaptée à la sensibilité et aux problèmes contemporains.

En effet à gauche (nous employons ici cette expression dans le sens du pôle de valorisation des valeurs solidaristes, par opposition au pôle de droite, celui de la valorisation des valeurs individuelles), la mouvance socio-politique des 30 dernières années a surtout été vécue sous la forme d'une régression. Régression en regard du schéma évolutionniste décrit plus haut et selon lequel la modernité démocratique marcherait «naturellement » vers un plus grand déploiement de son pôle collectif ; régression aussi en regard des capacités des sociétés modernes à trouver un nouveau modèle de régulation inclusif des nouveaux groupes marginalisés. Tout est dit comme si nos sociétés aujourd'hui n'étaient plus animées par des failles et des tensions porteuses d'historicité.

Il ne s'agit pas uniquement d'une panne de l'imaginaire politique. La socialité, ou plutôt l'a-socialité contemporaine, minerait dorénavant, par le bas, toute tentative de construire des solidarités. Nous serions entré dans l'âge de « l'individualisme radical » de la « désaffiliation », du « repli narcissique ». Que faut-il entendre par cela ? Essentiellement que le développement de l'autonomie individuelle qui fut l'un des grands moteurs de l'émancipation moderne en faisant passer la socialité de la tutelle au contrat, du contrat aux droits sociaux agirait aujourd'hui comme un diluant sur la capacité d'agir collectivement. Des crises pathologiques de la personnalité, au refus des engagements durables, en passant par la désintégration des réseaux primaires de socialité (en premier lieu la famille) tout concourrait aujourd'hui à faire basculer nos sociétés dans une logique d'évitement, c'est-à-dire dans le refus d'entrer en relation, même de manière conflictuelle, avec l'autre (3).

L'individualisme radical ne serait pas pour autant complètement atomisé, il conduirait, sous certaines conditions, à une forme régressive de solidarité. Le repli sur soi, s'il est une négation d'une relation dialogique ou contractuelle à l'autre impliquerait une certaine redécouverte de ses intérêts particuliers, de ses affects, de son corps, de l'identitaire, voire même du tribalisme (Maffesoli 1998).

  • D'où la résurgence, affirme-t-on, dans la société de l'individualisme radical de fragmentations nouvelles qui ne sont plus de l'ordre du construit, mais du déduit ;


  • d'où la tentation du corporatisme qui n'est rien d'autre que la fusion organique des groupes et des intérêts, préférable, a toujours clamé le camp conservateur, à la cacophonie démocratique;


  • d'où la préférence des nouvelles politiques sociales à préférer l'intervention ciblée la catégorisation des bénéficiaires ; la logique assurantielle , aux mesures universalisantes de l'État keynésien ;


  • d'où la reconnaissance comme unité d'intervention à travers les politiques de multiculturalisme de groupes identitaires (les autochtones, les immigrants), catégories qui recouperaient en grande partie les fragmentations propres à la société de l'individualisme radical ;


  • d'où enfin le renouveau d'intérêt pour l'économie sociale ou solidaire (4) qui, en s'appuyant sur la proximité et les solidarités « déjà là », reproduiraient les tendances pathologiques de l'individualisme radical: repli sur l'identitaire, les groupes primaires, fragmentation de la citoyenneté, attrait pour le corporatisme, etc..

La dynamique solidaire (politique) de la modernité

Mais justement ces phénomènes sont les tendances pathologiques de l'individualisme démocratique, non sa seule virtualité, ni même sa vérité première. Une lecture plus optimiste de ces phénomènes apparaît lorsqu'on lit la modernité, non uniquement à travers le seul pôle de l'individualisme mais, par la dynamique engendrée par la rencontre entre l'individualisme radical (l'hypothèse du rationalisme libéral) et l'univers plein du monde social (l'hypothèse sociologique ou communautarienne). Une telle dynamique nous apparaît d'ailleurs la véritable matrice de la modernité.

Que faut-il entendre par matrice ? Il s'agit d'une matrice dans le sens où Claude Lefort (1981 ; 1986) parle d'un fondement imaginaire à toute société. Lefort rappelle, en effet, que pour que la diversité de la réalité humaine prenne sens, fasse société, elle doit nécessairement se référer à un principe qui tout en la constituant comme société lui soit extérieur, autrement dit pour qu'existe une société il faut un principe instituant qui transcende les inégalités sociales. Dans l'ordre des sociétés pré-modernes ce principe a été habituellement de nature divine ou historique. L'originalité de la modernité réside dans le refus de tout principe transcendant hors-le-monde, dans sa volonté donc de faire coïncider l'ordre du monde avec un principe purement humain. De telles sociétés, privées de principes extérieurs instituants, courent continuellement le risque de l'éclatement en raison du dévoilement de l'inégalité – Lefort dira de la division originaire que réalise l'humanisation de leur principe constitutif – le réalisme des modernes.

Comment la modernité a-t-elle répondu à ce perpétuel danger que le dévoilement de la division originaire du social fait courir à l'existence même de la société ? La réponse selon Lefort se trouve dans la définition du pouvoir constitutif de la société moderne comme un lieu qui est humain tout en étant extérieur à la division et à la pluralité des existences concrètes. Ce lieu du pouvoir moderne, que Lefort appelle «un lieu vide», est celui de l'universalisme abstrait des modernes et trouve sa meilleure formulation politique dans l'invention des «droits de l'homme». Voici des droits au fondement de l'ordre social qui sont humains, qui appartiennent à tous les humains, sans exception, et qui pourtant ne sont spécifiquement les droits de personne (le pouvoir fondateur ne réside autrement dit dans aucune humanité concrète : riches, pauvres; hommes, femmes; travailleurs bourgeois, etc.).

Qui plus est, et c'est là la grande originalité du principe instituant les sociétés modernes, en s'affirmant dans « un lieu vide » comme des droits de personne, le lieu symbolique du pouvoir moderne est continuellement contraint de renvoyer son actualisation (son fonctionnement politique effectif) au pôle qu'il se proposait justement de recouvrir, soit le social et sa division, espace peuplé d'individus inégaux, de communautés différenciées, de classes, etc.. Seulement, cette pluralité d'êtres réels en conflits les uns avec les autres ne peuvent plus occuper de façon naïve le pouvoir, il leur est donné de l'occuper temporairement, toujours soupçonnés par ailleurs – riches ou pauvres de l'usurper en regard de son fondement symbolique, l'individualisme abstrait. D'où aussi, le renouvellement continuel des contestations contre l'injustice et l'exclusion qui surgissent de la société civile. C'est dans la tension, le continuel va-et-vient ainsi créé entre l'affirmation symbolique du pouvoir comme lieu vide et sa réalisation effective dans un monde plein, peuplé d'inégaux, que s'institue, on l'aura compris, l'aventure originale des démocraties modernes.

Nulle part mieux que dans la tension entre l'individu et la collectivité n'est révélée cette interrogation politique au cur des sociétés démocratiques. C'est ultimement le « peuple » en démocratie qui détient la souveraineté. C'est de la « volonté populaire », ou comme le disait Tocqueville de « l'opinion », qu'émanent en démocratie les grands choix de société. Mais, qui est ce peuple à qui la démocratie moderne octroie cette prérogative d'être le Souverain ultime ? Faut-il en effet comprendre la souveraineté populaire comme la remise du pouvoir aux individus libres (le modèle libéral d'une société comme somme des individus) ou, au contraire, le Souverain en démocratie n'est-il pas la collectivité et sa volonté générale le modèle rousseauiste d'un bien commun supérieur à la somme des parties ? Cette souveraineté est-elle à déduire d'un peuple concret l'individu utilitaire, les classes populaires ou encore est-elle une réalité à construire, par la raison, la délibération l'individu rationnel, l'espace public, la nation contrat? Ce questionnement sur le « peuple introuvable » (Rosanvallon,1998) est toujours au cur de l'imaginaire des démocraties contemporaines. Il est néanmoins, comme nous nous proposons de le voir, une position analytiquement difficile car, elle s'oppose à de longues traditions qui on vu dans cette tension, non un principe dynamique inhérent à la démocratie, mais un combat à finir ou une opposition à subsumer.

Une telle lecture n'est pas a priori originale. On a n'a qu'à penser au libéralisme (classique ou néo-libérale) qui oppose la liberté (attribut de l'individu) à l'égalité (attribut du collectif) ou, à l'opposé, au socialisme (de ses versions sociales-démocrates à ses versions marxistes) qui favorise le déploiement du pôle collectif de l'égalité – où se logerait la liberté réelle selon Marx au pôle individualiste de la liberté jugé délétère sur le vivre ensemble. D'une certaine façon ces traditions ont donc reconnu l'existence de ce questionnement sur le peuple qui traverse les démocraties modernes. Leurs limites consistent toutefois à avoir vu dans cette opposition une immaturité de nos sociétés au lieu d'y voir la matrice organisatrice de la vie politique. Pour le libéralisme le principe de l'égalité collective est une nostalgie conservatrice et le pôle collectif de l'action sociale un mal nécessaire qu'il faut limiter le plus possible. Pour les socialistes la suprématie du bien commun sur l'intérêt individuel était identifiée à un progrès et toutes hésitations sur cette question une régression. Certes, il ne faut pas caricaturer et des libéraux ont été préoccupés par l'inexistence d'un bien commun dans une théorie fondée sur l'individualisme possessif ou utilitaire (5). Plus timidement et surtout plus tardivement en raison dira-t-on d'une croyance en leur supériorité morale des socialistes ont mis de l'avant une conception de la liberté individuelle (6). Mais ce qu'il faut tout de même retenir c'est le postulat dans ces traditions du caractère incompatible de ces deux pôles et de la nécessité d'en soumettre définitivement l'un à l'autre.

Mais la société tient. Dans la logique binaire que nous venons de décrire elle tient, non par sa logique démocratique, mais par la victoire définitive, pourrait-on dire, de l'un de ses pôles. Pour les libéraux, comme pour une bonne part de leurs critiques de gauche, c'est l'individu, sa propriété, ses intérêts, qui maintiennent le lien social. Pour les socialistes modérés, nous l'avons vu, ce schéma aurait été inversé momentanément avec le développement de l'État social qui imprègne une valeur collective à nos sociétés ; pour les socialistes radicaux seule une inversion radicale de nos sociétés pourraient les faire basculer dans la solidarité. Dans un cas, comme dans l'autre, la solidarité comme construction politique (démocratique) est non pensée, un des deux pôles doit occuper toute la place

Le tiers juridico-politique comme substitut au politique

Il existe toutefois une troisième lecture à cette division manichéenne entre l'individu et le collectif. C'est celle qui fait intervenir un tiers, c'est-à-dire un élément extérieur au débat ayant comme effet de subsumer l'opposition. Il ne s'agit plus ici de postuler la victoire d'un pôle sur l'autre mais bien du dépassement même de l'antinomie. En regard du problème qui nous préoccupe au moins deux grands sous-systèmes sont souvent considérés comme des tiers : le sous-système social et le sous-système politico-juridique. Ces sous-systèmes rendraient obsolètes, ou du moins auraient la possibilité de le faire, l'opposition matricielle entre l'individu et le collectif.

Faute de temps nous sauterons par dessus l'analyse comme quoi le social peut-être lu comme un lieu régulant à la fois l'individus et le collectif, sublimant par le fait même la dynamique engendrée entre les deux par la modernité. On pense notamment, mais pas exclusivement, au fonctionnalisme absolu de Luhmann (1999) où dans l'univers postmoderne, les systèmes s'auto-régulent rendant superflu toute intentionnalité humaine individuelle ou collective.

Arrêtons nous plutôt au système juridico-politique. On sait ici que le libéralisme politique à distinguer du libéralisme classique ou néo-libérale dont nous venons de discuter a longtemps fait du lieu de l'État, le lieu capable de réaliser le juste, c'est-à-dire de transcender les individus et les intérêts corporatifs pour dégager les principes de justice à partir de ce qu'ils ont en commun (Rawls, 1993). C'est dans la tradition kantienne, on en conviendra, que se déploient avec plus de clarté les prémisses d'une République garante du juste parce que décrochée, tant des intérêts égoïstes (utilitaires) que corporatifs (communautaires) des individus qui la constituent. Il ne s'agit pas ici de considérer le politico-juridique comme le pôle du bien commun à opposer au pôle de la liberté ainsi que nous l'avons vu plus haut à propos de l'opposition libéralisme utilitaire vs socialisme ; il s'agit bien plutôt de percevoir le politico-juridique comme un tiers, au dessus de la mêlée, voué à arbitrer la division sociale.

Disons-le d'emblée, une telle hypothèse ne peut être rejetée facilement tant, du point de vue normatif que du point de vue factuel, elle est liée à la démocratie moderne. Pas de démocratie en effet sans la croyance en des institutions publiques qui sont fondées sur la primauté de la règle et du droit. Pas de démocratie non plus, sans que dans les faits le pouvoir ne soit soumis à des règles de droit et ouvert à une pluralité de conceptions du bien, ce qui contraint ceux qui occupent momentanément le pouvoir et leur conception du bien à la modération. Si l'État et son droit n'étaient que le commis d'un groupe particulier (de la bourgeoise comme le pensait Marx) ou encore la simple caisse résonnante de logiques systémiques ou de régulations sociales, il serait effectivement vain de parler de démocratie.

On en est pas là toutefois. L'existence d'un État tiers s'est affirmée dans les démocraties modernes d'une manière tangible, non pas uniquement comme un présupposé de la philosophie politique. Comme le souligne Robert Castel (1995, p. 430), le développement de l'État social ne fut ni la victoire des conceptions moralisatrices des classes dominantes, ni celle des chantres de la lutte des classes mais bien l'édification d'un tiers s'imposant au dessus des belligérants. L'État tiers, au nom des impératifs de la cohésion sociale, s'est même mis dès lors à créer du social (Donzelot 1984). Certains sont allés plus loin et ont même parlé d'un « mode de production étatique », faisant de l'État moderne le lieu structurant du vivre ensemble (Lefebvre 1977). Une telle proposition a certes prise du plomb dans l'aile avec la «crise » actuelle de l'État social et l'hégémonie d'un discours néo-libéral fustigeant l'action étatique. Néanmoins, il faut voir l'État comme un acteur ayant une logique propre de pouvoir, une marge d'autonomie, des intérêts particuliers ; un acteur qui contribue à la structuration de la dynamique économique, sociale et politique. Cela est normativement souhitable et sociologiquement vrai.

Mais l'État tiers, ce n'est pas l'État neutre, mais bien un État impulsant une forme particulière de rapports sociaux. La croissance de l'État moderne est intrinsèquement liée au déploiement de la rationalisation (Weber, 1986). C'est en s'appuyant sur une rationalité légale que l'État moderne a pu délégitimer le pouvoir issu de l'ordre dit naturel (traditionnel) de l'organisation sociale. C'est en substituant une logique de droit à une logique de charité que l'État social s'est imposé. C'est par le développement d'une bureaucratie visant à gérer rationnellement la société que l'État a pu créer du social, s'insinuant dans la famille, dans la communauté, dans l'entreprise, imposant même sa propre logique technique à l'univers politique (7). La République procédurale que Michael Sandel (1984) associe au développement de la bureaucratie moderne d'après-guerre est justement cet État bureaucratique universaliste qui s'impose au détriment de la pluralité des communautés. En visant à répondre aux exigences d'une société d'individus la bureaucratie accentue l'individualisation de la vie jusqu'à rendre problématique l'affirmation de toutes autres logiques sociales (Gauchet 1985). L'État tiers peut se substituer à la politique, à la démocratie. Le lien étatique – bureaucratique ; rationalisé peut donc lui aussi subsumer la question du peuple à la source de la démocratie moderne.

La même chose pourrait être dite de l'autre versant du système politico-juridique : le droit. Dans, Droits et démocratie, Habermas (1992) tente de démontrer comment le droit moderne par ses exigences universalistes (la norme) et son revoie continuel à des mondes vécus particuliers (les faits) est le lieu d'une médiation (réflexivité) entre l'individu libre et sa ou ses communautés. Que le droit universaliste moderne soit consubstantiel à nos démocraties, il faut en convenir, et Habermas a le mérite de le rappeler contre toute une tradition critique qui n'a vu dans le droit moderne qu'un formalisme détachant la vie politique de toute réalité substantive. Le développement du droit moderne reste néanmoins trop attaché au versant rationaliste de la modernité pour ne pas le soupçonner, lui aussi, de réduire l'activité politique aux exigences de l'activité rationnelle, serait-elle communicationnelle. La judiciarisation de plus en plus forte de nos sociétés ne s'est-elle pas réalisée justement au détriment d'une véritable communication politique par «l'incorporation» (8) des individus dans des statuts juridiques : les ayant droits ? Une société où le droit rationnel se serait substitué au politique pourrait-elle toujours être traversée par de nouvelles revendications sociales exigeant la re-définition de l'égalité et l'inégalité ?

Bien qu'étroitement associé à la démocratie l'appel à un tiers politico-juridique comme lien instituant le vivre ensemble ne saurait satisfaire les exigences de la démocratie moderne . La modernité démocratique ne saurait renvoyer de manière définitive la question du peuple ni au social empirique, ni encore à l'État neutre ou au droit rationnel. C'est pourquoi nous avons dit plus haut que seule l'activité politique engendrée par l'imaginaire démocratique est susceptible de répondre à la question du peuple sans subsumer sa division.

Une solidarité au-delà du néolibéralisme

Nos sociétés ne seraient donc pas bloquées. Cette idée d'une société bloquée traverse d'ailleurs toute l'histoire des sociétés démocratiques où les individus et particulièrement les intellectuels sont, par définition, à jamais insatisfaits de l'ordre d'un monde toujours sujet à une crise motivationnelle (9). Rappelons simplement comment Marx percevait un effondrement inévitable du libéralisme qui se déployait devant lui et que même un libéral comme Tocqueville appréhendait les lendemains de la démocratie. Rappelons comment la génération des intellectuels des années vingt (Weber, Schumpeter, Pareto, Michels) ont développé une théorie cynique de la démocratie, où celle-ci ne serait qu'une procédure rationalisant la domination. Soulignons enfin, comment au plein milieu de l'effervescence des années soixante, alors que la société bougeait de toute part et que l'État-providence était en pleine croissance, se développait une panoplie de théories sur l'unidimensionnalité de nos sociétés (de Marcuse à Foucault ; d'Althusser à Crozier). Chacune de ces générations a effectivement vu l'avenir bloqué et pourtant les sociétés démocratiques n'ont cessé de se renouveler. Toujours il s'est agit d'une évidente sous-estimation des capacités inhérentes à la démocratie de renouveler la question sociale.

Quelles sont alors dira-t-on les nouvelles logiques articulatoires à l'uvre dans nos sociétés ? Comment se recompose actuellement le rapport entre individu et solidarité? Nous n'essaierons pas de répondre à cette question en rappelant l'existence dans nos sociétés de puissants mouvements sociaux qui de l'humanitarisme à l'identitaire, de la diversité culturelle à la lutte contre l'exclusion, du mouvement pour l'émancipation des femmes à la défense des sans statuts, contestent la solution néo-libérale et renouvellent le questionnement sur la solidarité dans une société d'individus. À Seattle, comme à Davos, récemment la mondialisation triomphante à commencer à douter d'elle-même. Un peu partout dans les démocraties occidentales, aujourd'hui, se dessine par ailleurs une (re)valorisation de l'État face à sa prétendue impuissance devant les phénomènes de mondialisation.

C'est plutôt aux formes politiques de solidarité dans une société d'individus, question qui fut au cur de nos propos, jusqu'ici, que nous aimerions revenir brièvement pour conclure. En fait les forces qui travaillent politiquement la question de la solidarité dans nos sociétés sont assez bien connues. Nous les avons aperçus au cours des pages précédentes le plus souvent sous leur visage pathologique : individualisation ; fragmentation ; exclusion de la société salariale ; ciblage des politiques sociales ; retrait de l'État face à la mondialisation ; technicisation de la politique. Mais en fait il y a un versant (re)constructif dans plusieurs de ces mêmes phénomènes à condition de pouvoir en dégager une nouvelle dynamique. Par exemples, l'individualisation accroît dans nos sociétés la capacité réflexive des individus, phénomène essentiel à l'élargissement d'une démocratie autonome ; la fragmentation recrée des solidarités au niveau de la société civile que l'État social avait diluées, solidarités pouvant contribuer à une société plus solidaire ; l'exclusion de la société salariale pose la question d'une citoyenneté historiquement trop ancrée sur le travail ; le ciblage des politiques sociales et le retrait de l'État soulignent les limites du tout État ; la technicisation de la vie politique rappelle brutalement l'affaiblissement progressif d'autres lieux d'exercice de la citoyenneté (qu'il faudra recréer) ; enfin, les nouveaux visages que prennent les luttes à l'injustice posent, dans des termes nouveaux, la définition des libertés communes et l'égal respect (Shklar 1996).

Dans un texte récent Alain Noël (1996) dressait le tableau suivant des termes du débat contemporain sur l'État-providence (nous dirions plutôt sur la solidarité car la référence à l'État-providence reste ancrée dans une logique de son caractère indépassable). Alors que l'État-providence reposait sur une solidarité égalitariste, universaliste où l'État par des normes nationales assurait lui-même les transferts et les services sociaux ; l'État néo-libéral s'est efforcé d'implanter une solidarité limitée, particularisante où la décentralisation vers des organismes de la société civile allait assurer une adaptabilité des politiques sociales au monde du travail et une plus grande responsabilisation des individus. Se dessinerait face à cette double logique une troisième, l'État partenaire (nous préférerions ici l'appellation société autonome moins fascinée par la recherche d'une nouvelle régulation subsumant le politique) où certaines formes de solidarités universalistes persisteraient, particulièrement par l'intégration des transferts sociaux à la fiscalité (10), accompagnées d'un accroissement des responsabilités des groupes solidaires et des communautés locales et d'une plus grande diversité des formes de citoyenneté (tant culturel - le respect de la différence ; qu'économique – le partage du travail et la pluri-activité). Voilà en fait, rapidement brossés, les grands axes d'une nouvelle politique de solidarité dans nos sociétés. Pour qui n'est pas aveuglé par la fin de l'histoire où la société bloquée on retrouve là effectivement un vaste champ d'expérimentation qui épouse bien à notre avis les événements de notre temps.

Toujours faut-il encore qu'une telle proposition ne soit pas, ni au niveau des représentations, ni au niveau des faits, une forme nouvelle de régulation subsumant la nature politique du vivre ensemble, mais bien l'ouverture d'un nouveau champ de conflictualité où la société cherche sa voie entre l'autonomie individuelle et les nouvelles formes de régulation du social, entre la liberté (y compris celle du marché) et l'égalité, entre l'identité sociale et l'identité politique. Malgré sa prégnance dans nos sociétés l'imaginaire démocratique a néanmoins besoin d'être entretenu si l'on veut que son déploiement réussisse à contrer les tendances pathologiques de l'individualisme radical.

À cet égard la complexification et l'individualisation croissantes de nos sociétés posent effectivement de nouveaux défis. Nous avons vécu jusqu'ici dans des sociétés où le conflit sur la nature du peuple était borné par les frontières de l'État nation et institutionnalisé dans des groupes sociaux (les partis, les mouvements sociaux, les associations patronales, syndicales) qui circonscrivaient relativement bien les deux camps en présence – le pôle individuel et le pôle collectif. Dans des sociétés hypercomplexes il n'y a plus une telle limpidité. Les enjeux sociaux passent du local au mondial (sans pour autant que le national soit devenu obsolète) et les affrontements touchent des thèmes (l'identité, l'environnement, la science) où les perdants et les gagnants ne sont pas toujours identifiables en camps ennemis, comme l'étaient la lutte des classes ou la revendication pour une justice redistributive.

C'est pourquoi Ulrich Beck (1994) appellera les sociétés hypercomplexes des sociétés à risque, c'est-à-dire des espaces où les lieux de décisions doivent nécessairement être multipliés et où les acteurs doivent opérer une autolimitation intelligente. Dans de telles sociétés, commente Claus Offe (1997), où la macro régulation institutionnelle s'avère défaillante, voire parfois dangereuse, la réflexivité publique, dans la société civile, se doit d'être élevée (sinon l'hypothèse du fonctionnalisme absolu s'avérerait vrai). L'exigence de la décentralisation n'apparaît donc pas comme un besoin de régulation mais au contraire, comme une manière de pluraliser et de politiser les lieux de décisions. C'est pourquoi les sociétés hypercomplexes exigent une citoyenneté éclairée.

L'existence d'une réflexivité diffuse dans l'espace public exige par ailleurs une forte capacité d'« autonomie morale » des individus (Offe 1997), ce que rend possible l'individualisation en créant des individus plus réflexifs (Giddens 1994) et plus disponibles, pour parler comme Habermas (1987), à l'agir communicationnel. Cette exigence d'une citoyenneté diffuse plus centrée sur le rôle politique de l'individu n'élimine pas pour autant la tension entre le point de vue individuel et le point de vue collectif.

Celui-ci doit se retrouver (11) :

  1. au sein même de l'individu qui doit apprendre de façon réflexive à pondérer sa morale individuelle au point de vue de l'autre (d'où la nécessité d'un apprentissage à la citoyenneté) ;


  2. dans l'accroissement de la participation aux associations de la société civile où l'individu forme son autonomie morale à travers un processus délibératif ;


  3. par le maintien d'institutions politico-juridiques à nature universaliste, formule qui reste la seule capable de constituer la diversité humaine en communauté politique.

Ces exigences sont le prix à payer pour que de l'hégémonie néo-libérale surgisse un nouveau déploiement de la solidarité.

 

NOTES

(1) Nous empruntons largement dans cette communication à un texte plus vaste "La solidarité et la société des individus" rédigé en collaboration avec François Houle en vue d'une éventuelle publication dans un recueil de textes portant sur l'après État néolibéral.

(2) Pour un bilan des critiques adressées à l'État-providence, voir Rosanvallon (1981;1992); Fitoussi et Rosanvallon (1992); Offe 1997.

(3) C'est le constat auquel arrive aujourd'hui Marcel Gauchet (1998) dont l'uvre entière pourtant peut être interprétée comme une réhabilitation positive du rôle de l'individualisation dans la modernité démocratique.

(4) Sur l'économie sociale ou solidaire voir, Laville (1994). Voir pour des éléments critiques à cette approche, Castel (1995, p.719 et ss.).

(5) Voir sur cette question l'excellent ouvrage de Jean-Pierre Dupuis (1992).

(6) On pense notamment à des travaux comme ceux d'André Gorz (1988) qui tente depuis le début des années soixante d'appuyer un "socialisme" fondé sur l'autonomie

(7) Nous parlons évidemment ici du phénomène bien connu de la perte de pouvoir des Parlements (et des politiques, même l'exécutif) face au pouvoir de la bureaucratie étatique

(8) Nous empruntons cette expression à Bourque, Duschatel, et Pineault (1999), qui voient dans les processus d'incorporation de la citoyenneté un phénomène qui mine la dimension politique de celle-ci. Voir aussi Bourque et Duschatel (1996)

(9) Sur la crise motivationnelle, voir Habermas (1978), Gauchet (1999)

(10) C'est l'enjeu de la question d'un salaire du citoyen, un revenu minimum garanti, se substituant aux politiques toujours fortement teintées de logiques assurantielles propres à l'État social keynésien (voir Van Parijs (1995).

(11) On trouvera une discussion éclairante sur les exigences d'une démocratie radicale aujourd'hui dans Offe (1997).

 

RÉFÉRENCES

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