L'ÉTHIQUE APPLIQUÉE ET LES "NOUVELLES NORMATIVITÉS" Jean-François Malherbe La "demande d'éthique" croît de jour en jour dans les cultures occidentales. Le plus souvent, elle s'exprime comme demande d'un code d'éthique, nouveau, revu, amendé, rajeuni, complété, etc. Face à cette demande, le philosophe se trouve devant un double piège relatif à la normativité : juridisme ou relativisme. Ou bien il énoncera de nouvelles règles, ou bien il suggérera à son interlocuteur que toutes ces règles n'ont pas tant d'importance et qu'il suffit de suivre son " gros bon sens ". Dans le premier cas, il contribuera au carcan juridiste que semblent affectionner ses contemporains. Dans le second, il renforcera d'arbitraires convictions. Dans les deux hypothèses, le philosophe reniera sa raison d'être qui est de penser et de provoquer ses semblables à faire de même. Il se laissera, en quelque sorte, intimider par l'interdit de penser. Mais les philosophes ne sont pas disposés à renier leur raison d'être. Aussi tentent-ils de se ressaisir pour échapper à la fascination de la demande sociale d'éthique. C'est à ceux qui décident de faire face que s'adressent les propos qui suivent dont l'ambition est de montrer du doigt une possible voie pour déjouer d'un seul mouvement les deux pièges. Il s'agit tout simplement de résister à l'interdit de penser. 1 . Les "nouvelles normativités" J'appelle interdit de penser la structure implicite des "nouvelles normativités". J'entends par là le dénominateur commun d'une séries d'évidences propres à notre culture "politically correct". Évidences dont la mise en cause est immédiatement réprimée par un "tu n'y penses pas" aussi inquiet qu'empressé. Cette réprimande ne croit pas si bien dire "On n'y pense pas", en effet, dans cette culture régie par l'interdit de penser! Quelles sont ces évidences ? En voici quelques unes. On observera qu'elles peuvent toutes s'énoncer sous la forme d'un interdit et que chacune exclut toute interrogation critique. Je leur donnerai pourtant une tournure positive car c'est ainsi qu'on a l'habitude d'entendre ces slogans néo-libéraux.
Ce qui est frappé d'interdit, c'est d'interdire, de prendre distance, de juger, de discerner, de résister, c'est aussi l'histoire, les devoirs, la vérité, les limites, la finalité. Bref , ces 10 commandements nouveaux du Meilleur des mondes clament haut et fort : il est interdit de penser.() Et l'on se trouve devant une sorte de "morale narcissique souterraine", comme dit fort justement Jacques Grand'Maison, "où toute altérité se doit d'être le miroir de soi ou bien devient objet de rejet si elle ne l'est pas."() Le philosophe déjouera le premier piège celui du juridisme, ou de l'inflation normative - en interrogeant la demande qui lui est adressée. Ne masque-t-elle pas une autre demande plus fondamentale mais aussi plus difficile à exprimer : une demande d'aide face à la peur du vide normatif ? Pour ma part, je soutiens que c'est presque toujours le cas. La demande sociale d'éthique se présente comme demande de nouvelles normes mais, ainsi exprimée, elle travestit une peur qui tente de s'exorciser dans une fuite en avant dont la conséquence la plus tangible est l'actuelle inflation normative. Or cette inflation renforce l'interdit de penser qui en est le plus souvent la cause et, corrélativement, l'inhibition du jugement qui subit l'emprise de cet interdit. Nous courrons droit à l'impasse, à moins que nous n'y soyons déjà enfermés. Le philosophe déjouera le second piège celui du relativisme - en se rappelant que la théorie des quatre causes chère à Aristote permet de distinguer très clairement l'éthique de la technique. La technique consiste à mettre en uvre le travail le plus performant pour imprimer la forme dans la matière. Tandis que l'éthique consiste à s'interroger sur la finalité de l'opération, c'est-à-dire d'abord à examiner si la finalité que l'on prétend poursuivre est bien celle qui est effectivement poursuivie, ensuite se demander si la finalité effectivement poursuivie est recommandable ou non et, enfin, dans le cas où la finalité poursuivie serait effectivement recommandable, à vérifier que les processus techniques envisagés sont appropriés à leur finalité. S'il répond en technicien à la demande éthique telle qu'elle lui est soumise de prime abord, le philosophe renforce la spirale d'inhibition du jugement qu'il a pour tâche de briser. Mais qu'est-ce qu'une éthique non-technique ? C'est précisément une éthique appliquée, c'est-à-dire une éthique proprement philosophique, une éthique inlassablement questionnante, une éthique infiniment dérangeante, une éthique suprêmement critique et pratique à la fois. C'est une éthique qui se définit comme le travail que nous consentons à effectuer avec d'autres, dans le monde, pour réduire, autant que faire se peut, l'écart qui sépare nos valeurs pratiquées de nos valeurs affichées. C'est une éthique du pas-à-pas. Une éthique de résistance à toutes les formes de totalitarisme. Une éthique philosophique, c'est une protestation vivante à l'encontre de toute réduction objectificatrice de l'être-sujets-ensemble. Et à cet égard, les contributions d'Aristote, de Machiavel et de Hannah Arendt me paraissent exemplaires. Mais avant de l'évoquer, je voudrais prendre la mesure de l'inflation normative et m'interroger sur ses liens avec la violence. 2 . L'inflamation normative La problématique de l'éthique appliquée comporte une dimension politique. J'entends ce mot dans le sens que lui donnaient les Grecs de l'époque classique : le souci du bien commun. C'est une tâche au cur de laquelle se met au monde ce qu'on pourrait appeler l'"être-sujets-ensemble" puisqu'en politique il s'agit d'une pluralité de sujets qui ensemble tentent d'advenir précisément comme sujets. Je soutiens que la tâche politique de l'éthique appliquée consiste à contribuer "autant que faire se peut" à la mise en place des conditions optimales pour l'exercice du jugement moral. Or, le jugement moral ne peut s'épanouir dans l'inhibition. Mais quelles sont les causes de cette inhibition? C'est peut-être le sociologue français Émile Durkheim qui nous en fournit la clé dans son étude classique sur le suicide. Il établit dans cet ouvrage une corrélation entre le taux de suicide observé dans une société et l'anomie de cette société. Par anomie, il entend l'absence de normes encadrant les sujets dans la vie sociale. À la lecture de Durkheim, on est conduit à se demander si cette corrélation ne s'expliquerait pas ainsi : sans normes pour baliser ses pratiques sociales, le sujet perdrait le sens de son existence et deviendrait plus vulnérable. Je me demande pour ma part si les fines observations du sociologue ne pourraient pas être prolongées dans le contexte actuel de la façon suivante. En appelant hyponomie ce qu'il appelait anomie à savoir le manque de normes, et hypernomie l'excès de normes, on pourrait sans doute représenter la situation présente par une courbe en U. Si tel était le cas, on pourrait lire le diagramme comme suit : l'hypernomie comme l'hyponomie seraient corrélées à la violence de façon symétrique. Plus le manque ou l'excès de normes se ferait sentir, plus le taux de suicide augmenterait. Si de plus on considérait que l'hyponomie rend le jugement moral asthénique faute de balises, on pourrait par symétrie former l'hypothèse que l'hypernomie tétanise le jugement moral par encombrement de balises. Par conséquent, on pourrait former la conjecture que le jugement moral s'épanouirait au mieux dans une sorte d'équilibre normatif, entre asthénie et tétanos. (Je laisserai ici de côté une discussion technique sur les modalités de cet équilibre normatif qu'il conviendrait de confronter aux travaux de John Rawls et aux discussions qu'ils ont suscitées.) Dès lors, la tâche politique de l'éthique appliquée serait de travailler à la production de cet équilibre normatif favorable à l'exercice du jugement moral, c'est-à-dire de lutter à la fois contre l'hyponomie et l'hypernomie. Mais à ce point de l'exposé les choses se compliquent car on observe dans notre société simultanément des phénomènes des deux ordres. Je caractériserais la situation en distinguant la sphère privée de l'espace public. La première me paraît hyponormée tandis que la seconde est manifestement hypernormée. Le sujet contemporain semble bien sous-balisé dans sa sphère privée et sur-balisé dans l'espace public. Quoi qu'il en soit, à la croisée des deux univers comme dans chacun d'eux pour des raisons symétriquement opposées, son jugement moral est inhibé. Et, comme l'a magistralement montré Hannah Arendt, cette inhibition est à l'origine de la banalisation du mal caractéristique des totalitarismes. Ce schéma interprétatif éclaire la dimension politique de l'éthique appliquée mais il permet aussi d'interpréter de façon critique la "demande d'éthique" qui de jour en jour croît dans les cultures occidentales. Le philosophe se trouve donc aux prises avec une spirale inflation-inhibition qu'il lui faut briser absolument tout en respectant profondément les sujets porteurs de ces demandes masquées. Il s'agit là d'un lent travail éducatif, ce qui nous reporte à la première partie de cet exposé. Mais aussi d'un difficile travail politique, ce qui demande à être approfondi. Certains auteurs philosophiques peuvent nous donner des indications précieuses à cet égard : Aristote, Machiavel et Arendt tout particulièrement. Nicolas Machiavel observait qu'"il n'y a rien de plus difficile à traiter, de plus incertain à réussir, et de plus dangereux à conduire, que de prendre l'initiative d'introduire de nouvelles institutions. Celui qui les introduit a en effet pour ennemis tous ceux à qui profitent les anciennes institutions, et pour tièdes défenseurs tous ceux à qui profiteraient les nouvelles, tiédeur née pour une part de la crainte qu'ils ont de leurs adversaires qui ont les lois pour eux, et pour une autre part de l'incrédulité des hommes qui ne croient vraiment aux nouveautés que lorsqu'ils en voient paraître une ferme expérience." (Le Prince, pp. 92-93). Le philosophe se trouve ainsi devant un travail particulièrement périlleux car l'exercice du jugement moral, bien qu'il ait été étudié en profondeur, par Aristote notamment, depuis plus de deux millénaires, apparaît toujours comme une nouveauté à ceux qui s'en effraient. Toujours est-il que, de génération en génération, nos sociétés se transmettent des systèmes normatifs que chaque époque modifie, réforme, complète selon les nécessités du temps et les rapports de forces qui la structurent. Léguerons-nous à nos enfants des systèmes normatifs rigidifiés par le tétanos dans l'espace public et asthéniques dans la sphère privée? Ou bien aurons-nous le courage de réapproprier ces systèmes à leur raison d'être qui est de protéger l'autonomie des citoyens dans des relations de réciprocité. 3 . Le " devoir de penser " Par normativité, j'entends tout système d'énoncés prescriptifs ou proscriptifs destiné à régir une part au moins des interactions sociales. Bref, l'ensemble normatif que depuis les anciens grecs nous appelons globalement "la Loi". Quelle est le rôle de l'éthique à l'égard de la Loi ? Ce n'est pas ici le lieu de retracer toute l'histoire de la philosophie
du droit qui a vu le jour en Grèce il y a 2500 ans. Je me contenterai
de rappeler la position qu'Aristote a prise à ce sujet dans l'Éthique
à Nicomaque. Dans un texte admirable, que nous ne devrions jamais
perdre de vue, le philosophe s'interroge sur le rapport entre ce qui est
juste (to dikaion) et ce qui est équitable (to épieikès).
Il avait remarqué, en effet, à la suite de Sophocle que,
même dans le cas d'une loi juste, l'application de la loi "à
la lettre" pouvait s'avérer injuste. Il se demande, par conséquent,
s'il n'existe pas une sorte de "justice supérieure à
la simple justice" qu'il appelle "équité".
L'actualité de ce texte est manifeste. Ne sommes-nous pas dans des cultures qui préfèrent multiplier et détailler les règles que de stimuler et soutenir l'exercice du jugement moral ? Aristote appelle "phronésis" la vertu de celui qui exerce son jugement pour que jamais la justice selon la loi ne soit inéquitable. La plupart des traducteurs rendent ce mot en français par "prudence". Pour ma part, je préfère traduire "obéissance créative" car le mot "prudence" est entaché aujourd'hui d'une connotation de crainte, voire de pusillanimité, que le mot grec ne traîne pas avec lui. L'"obéissance créative", c'est le souci actif de l'équitable par-delà le juste selon la lettre de la loi. C'est le soin apporté à corriger la loi là où la loi fait défaut à cause de sa généralité. C'est l'exercice de la "jugeote" qui pose que l'équitable est "supérieur non pas au juste absolu, mais au juste où peut se rencontrer l'erreur due au caractère absolu de la règle". Telle est la nature de l'équitable: être un correctif de la loi, là où la loi manque de nous éclairer par excès de généralité. Certes, cette position a de quoi effrayer dans une culture où l'on n'apprend plus aux enfants à exercer leur jugement moral mais plutôt à vivre selon leur bon plaisir pour autant que cela ne contredise pas la loi. Mais qu'est-ce que le "jugement" (que j'ai appelé jusqu'ici plus familièrement "jugeote") ? Le jugement, répond Aristote, c'est la capacité :
Certes, on pourrait m'objecter que cette perspective est trop liée à une idéologie religieuse dont nous nous sommes libérés au siècle passé et que, par conséquent, elle serait inappropriée pour nous aider à penser notre condition d'aujourd'hui. Loin de moi de nier que quelques uns des plus grands penseurs médiévaux aient eu recours à l'aristotélisme pour systématiser la doctrine chrétienne. C'est là une évidence historique incontestable. Toutefois, on me permettra de remarquer que d'autres penseurs, peu suspects de cléricalisme, tels Nicolas Machiavel ou Hannah Arendt, se sont appuyés sur le même Aristote pour développer leur propre philosophie du jugement. Il conviendrait donc de ne pas jeter le bébé avec l'eau du bain. Pour ma part, je considère le Prince comme un retour, typique de la Renaissance, aux Anciens et surtout à Aristote. Mais il s'agit d'un retour à Aristote contre Platon, d'une reprise de la prudence aristotélicienne contre l'idéalisme moral platonicien. En effet, en dépit de la redécouverte d'Aristote au moyen-âge et de la tentative "réaliste" de Thomas d'Aquin, le christianisme, depuis Augustin, avait cédé à une sorte d'"angélisme" moral que Machiavel considérait comme une des principales causes de la décadence italienne en général et florentine en particulier. À force de valoriser l'idéal, le jugement moral en situation était devenu inopérant. La vertu avait fini par désespérer de poser sa marque sur ce monde-ci et s'était vue contrainte de se réfugier dans une espérance de l'au-delà déconnectée du présent. Pour Machiavel, il est temps de voir les choses comme elles sont, de ne plus se voiler la face devant la cruauté du monde, et d'en tenir compte intelligemment pour s'ouvrir la possibilité d'agir effectivement sur le monde et de préserver la liberté du Prince. Mais ne pourrions-nous pas tous être des princes, quelle que soit notre naissance? La fortune n'en donne-t-elle pas l'occasion à chacun s'il veut la voir? Une République de Princes, tel me semble être l'horizon du travail de Machiavel sur la liberté. Machiavel a pleinement conscience de "s'écarter des solutions des autres". Mais, comme Aristote, il considère que les droits de la vérité l'emportent sur ceux de l'amitié. Considérons quelques extraits.
On tient ici, me semble-t-il la clé qui permet d'affirmer que Machiavel a plus de mépris pour ceux qui se nourrissent d'illusions et prennent les Idées platoniciennes (leurs fantasmes) pour la réalité, que pour les vertus morales qu'il mentionne. Il rejoint, en la radicalisant, l'attitude d'Aristote qui disait que l'homme doit être vertueux [virtuoso, chez Machiavel] "autant qu'il est possible". Il rejette en la ridiculisant l'utopie [ou-topia, "qui n'a pas de lieu"] que Platon avait développée en cédant dans ses dernières oeuvres aux mirages du Philosophe-Roi. Et tout le brillant essai de Machiavel me semble en appeler à la "prudence" que recommandait Aristote: suivre la vertu mais en déroger lorsque la nécessité entrave toute prise humaine effective sur la réalité. Autrement dit, dans sa version machiavélienne, la prudence aristotélicienne, est considérée comme l'art de distinguer pertinemment "ce qui dépend de nous" de "ce qui nous échappe" en raison des "conditions humaines". Dans ce qui dépend de nous, il convient de se laisser guider par la virtù telle qu'elle est définie par les moralistes anciens (Sénèque, Cicéron) mais dans ce qui ne dépend pas de nous, la virtù consiste à ne pas s'embarrasser de scrupules ruineux et à se contenter de "maintenir les choses en l'état" [mantenere lo stato] . C'est à partir de cette bipartition des contextes d'action que Machiavel en arrive à dire qu'il se trouvera des vertus ruineuses et des vices salvateurs; mais il précise "qualche cosa che parrà virtù" et "qualcuna altra che parrà vizio": "quelque chose qui paraîtra vertu" et "quelque autre qui paraîtra vice". Chez Machiavel, la différence entre l'être et le paraître devient relative au contexte d'action, à la situation. Dans les situations de nécessité (ou de déterminisme), les apparences de la virtù et du vice sont trompeuses. Ce n'est que dans les situations de contingence (de liberté) que les apparences de la virtù pourraient correspondre à la réalité de la virtù. Lorsqu'on prend la nécessité pour de la contingence, le déterminisme pour de la liberté, on s'imagine que ce qui ne dépend nullement de nous est en notre pouvoir et c'est là que se trouve le vrai vice. Par contre, la véritable virtù est d'être capable de distinguer les unes des autres les situations de déterminisme et de liberté, puis d'agir en conséquence, au mépris des apparences, au mépris du "qu'en dira-t-on?" auquel, par ailleurs, Machiavel accorde une grande place. Machiavel ne méprise pas la loi ni les vertus morales en tant que telles. Il raille les belles âmes qui s'imaginent pouvoir faire fi de la nécessité et s'aveuglent sur les possibilités réelles de la liberté humaine. C'est d'ailleurs dans le souci de préserver et même, si possible, d'élargir la marge de manoeuvre de la liberté du Prince que Machiavel lui recommande de s'exercer au discernement du nécessaire et du contingent. C'est dans cet esprit que Machiavel dessine de l'homme commun un portrait aussi rude que pénétrant :
Ce portrait sans indulgence n'invite-t-il pas le Prince à considérer cette "humaine nature" comme appartenant non pas à la contingence mais à la nécessité à laquelle n'échappent que ceux qui savent saisir l'opportunità que leur en offre la fortuna et qui, de ce fait, deviennent virtuosi, de ceux qui sont renards pour reconnaître les rets et lions pour faire peur aux loups ? Quoi qu'il en soit, la leçon à retenir de la lecture du Prince est, certainement et à tout le moins, la définition de la virtù qu'il construit en fonction de la différence qu'il nous force à reconnaître entre la nécessité et la contingence. Quant à Hannah Arendt (1906-1975), sa philosophie du jugement pourrait sans doute être ramassée dans cette formule : " Penser est un devoir ". D'abord élève de Heidegger et de Jaspers, cette juive d'origine allemande s'est réfugiée en France puis aux USA suite à la montée du nazisme. Elle n'a cessé, sa vie durant, de s'interroger notamment sur l'origine du mal et le mécanisme de sa reproduction. Divers travaux d'inspiration socratique, parmi lesquels l'analyse du procès à Jérusalem de l'officier nazi Adolf Eichmann, lui ont permis d'affronter cette redoutable question. Pour la question qui nous occupe, on pourrait peut-être la caractériser comme une "aristotélicienne post-kantienne" puisqu'elle redéfinit la "phronésis" aristotélicienne, que j'ai appelée "obéissance créative", dans la perspective kantienne d'un "devoir". N'érige-t-elle pas en "impératif catégorique" le "devoir de penser" en nous montrant que "penser" est la seule maxime d'action qui soit effectivement universalisable ? Ne nous indique-t-elle pas ainsi le chemin éthique qui permet d'éviter le totalitarisme non seulement politique mais aussi technicien ? Elle voit en tous cas dans la fidélité au devoir de penser la plus significative condition de la République démocratique en même temps que la plus radicale prévention des totalitarismes politiques qui incarnent à ses yeux le mal absolu. Ce qui caractérisait Eichmann, écrit Arendt, "ce n'était
pas de la stupidité mais une curieuse et authentique inaptitude
à penser." Mais qu'est-ce que penser? C'est :
La figure du penseur par excellence est, aux yeux d'Arendt, celle de Socrate qui disait :
Nombre de gens croient, comme Platon, que "nul ne fait le mal volontairement". Malheureusement, objecte Ahrendt, il est faux que "tout le monde veut faire le bien". Mais
Et la figure par excellence de cette attitude, Arendt la voit sur le visage d'Eichmann dont elle a suivi le procès à Jérusalem.
Nous pouvons maintenant répondre à la question qui ouvrait la seconde partie de cet exposé : "Qu'est-ce que le jugement ?" Juger, c'est penser. C'est " tout examiner et réfléchir à tout ce qui arrive, sans égard au contenu spécifique et sans souci des conséquences ". Juger, c'est faire marcher sa "jugeote" pour que l'application de la loi n'entraîne pas les dégâts qu'elle a pour raison d'être de prévenir. Bref, de même qu'en technique il serait paralysant de s'en tenir à la littéralité des modus operandi, en éthique il serait aberrant de s'en tenir à l'application littérale des normes. En éthique comme en technique, le jugement est nécessaire. L'obéissance est créative ou elle pave la voie au totalitarisme. On peut d'ailleurs se demander pourquoi il s'exerce si habilement au plan technique alors qu'il est inhibé au plan éthique.
NOTES (1) Évidemment, le découpage de ce nouveau décalogue est un peu artificiel. D'autres implicites pourraient encore être mis au jour. (2) Jacques Grand'Maison : Quand le jugement fout le camp, Nouvelle édition, Fides, Montréal, 2000, page 173. (3) Sophocle, Antigone, Les Belles Lettres, Paris, 1997, page 37 : "les lois non écrites des dieux". (4) De nos jour encore, les magistrats peuvent rendre leurs jugements " en équité " plutôt que "by the book". (5) Aristote : Éthique à Nicomaque, 1137b10. Traduction de J. Tricot, Librairie philosophique J. Vrin, Paris, 1987, page 267. (6) 1142b30 (JT 301) (7) 1143a20 (JT 303) (8) 1144a5 (JT 308) (9) Il Principe /Le Prince, Traduction de Gérard Luciani, "Folio bilingue", Galimard, Paris, 1995, p. 197. (10) Idem, p. 199-200. Traduction modifiée. (11) Dans un autre langage, on pourrait dire qu'il existe des situations (les "impasses morales" caractérisées précisément par la nécessité) dans lesquelles "l'obéissance à la loi morale serait mortifère tandis que sa transgression serait vivifiante". Notons au passage que l'instauration d'une problématique de la transgression témoigne toujours de l'importance reconnue à la loi. Le problème de la transgression étant précisément qu'il s'agit d'enfreindre par nécessité une loi qu'on révère et qu'on respecterait en d'autres circonstances (i.e. dans une situation de liberté et non plus de nécessité). (12) Le Prince, traduction de Gérard Luciani, Folio Bilingue, Gallimard, Paris, 1989, p. 45. (13) Il convient toutefois que le lecteur moderne ne se laisse pas abuser par les hyperboles florentines de l'auteur du Prince. En voici un exemple particulièrement significatif. Lorsqu'il discute de la valeur des armées de mercenaires, Machiavel est extrêmement critique (Livres XII-XIII) et démontre qu'un Prince sans armée propre est méprisable et sa principauté peu sûre. Mais au passage, il ne peut réprimer l'hyperbole suivante qui, prise à la lettre, contredit radicalement son enseignement: Il vaudrait mieux pour un prince de perdre une bataille avec ses propres soldats que de la gagner avec des mercenaires! Cette exagération manifeste fait partie du caractère florentin et n'a d'utilité que dans la perspective rhétorique de pousser à l'extrême le raisonnement tenu pour s'assurer qu'il a été suivi jusqu'au bout par son destinataire. De nombreux commentateurs ont enfermé Machiavel dans ces hyperboles "machiavéliques". Et l'on serait en droit de se demander si cette attitude n'est pas une stratégie, plus ou moins inconsciente selon les cas, destinée à protéger leur narcissisme des coups fatals de l'ironie machiavélienne. (14) Hannah Arendt : Considérations morales, "Rivages poche / Petite bibliothèque", Payot, Paris, 1996, p. 26. (15) Idem, p. 27. (16) Idem, p. 48. (17) Idem, p. 49-51. (18) Idem, p. 58. (19) Hannah Arendt : Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, "Folio", Gallimard, Paris, 1966. (20) Idem, p.48. (21) Idem, p. 206. |