CITOYENNETÉ : DÉSOBÉISSANCE CIVILE ET AMOUR DU MONDE

Jean-Claude Ravet
Rédacteur en chef adjoint, Revue Relations
jcravet.relations@cjf.qc.ca

Conférence donnée dans le cadre du quatrième cycle annuel des Débats de la Chaire unesco-uqam sur l'étude des fondements philosophiques de la justice et de la société démocratique. Journée d'étude interdisciplinaire et interuniversitaire, table-ronde sur les valeurs du politique en contexte.

Cette réflexion sur la citoyenneté a ses pieds, si j'ose dire, dans la crise du politique. Le sol sur lequel se sont constituées les théories républicaines et démocratique de la citoyenneté, est ébranlé. Je ne parle pas seulement de la conception technocratique qui s'impose et du processus de dépolitisation de la société, faisant du citoyen un usager et un consommateur des biens publics, pour ne pas dire un investisseur soucieux de rentabiliser ses investissements dans l'entreprise-État - phénomène qui vide de son sens la démocratie réduite à une coquille formelle et procédurière. Je parle également de l'offensive néolibérale qui cherche à démanteler les mécanismes de régulation politique de l'économie en faveur d'une souveraineté du capital et des nouveaux citoyens de ce monde devenu marché que sont les transnationales. Comment par ailleurs ne pas penser cette crise du politique sans entendre le bruit de bottes et sentir le frisson dans le dos devant cette guerre impériale faite au nom de la démocratie qui contribue à faire de plus en plus de la politique la continuation de la guerre par d'autres moyens.

La " Raison " qui a présidé à la mise en place de la fiction démocratique de sujets libres et égaux est mise à mal. Elle n'est pas étrangère à ce monde lui-même désincarné réduit à n'être qu'inventaire de ressources, réservoir d'énergie mis à la disposition d'une humanité affairiste, technicienne soucieuse de maîtrise, de mainmise, de domination et d'exploitation.

Cette fiction bourgeoise de la citoyenneté s'est d'ailleurs mise en place en occultant les espaces publics populaires de même que les expériences insurrectionnelles de démocratie directe telles les conseils et les communes. La parole n'est pas simple instrument de communication, véhicule de la raison, elle est aussi habitation du monde et lieu social où les parlers s'affrontent.

J'ai participé récemment à une table ronde organisée à l'occasion de la sortie du numéro de Relations portant sur l'anarchisme. J'ai pu entendre les récriminations de jeunes anars contre le terme de citoyen auquel ils préféraient le mot militant, peut-être à la suite de Empire d'Antonio Negri. Cette substitution pose problème dans la mesure où le constat postmoderne d'aplatissement du monde fait figure de norme. Revendiquer encore la citoyenneté est au contraire se rebeller contre cet état de choses, c'est en appeler d'un monde qui ne se réduit pas à son rétrécissement en simple environnement mais se pose encore comme lieu d'appartenance et d'enracinement où la quête de sens est fondamentale et où la parole partagée est garante d'humanisation. Le monde est cet espace de l'être et du vivre ensemble, de ce qui est commun aux hommes et au femmes. Œuvre d'art humaine qui nous rend plus humain, qui implique souci et responsabilité. Notre manière d'agir et de vivre n'est pas condamnée à reproduire platement l'état de choses mais incarne une lutte et l'institution de contre-pouvoir où le politique et le monde sont compris et posés comme horizon de sens.

À cet égard Arendt et Patocka se présentent comme des compagnons de route et de combat. Tous deux ont développé une éthique de la révolte qui me paraît fondamental de mettre en valeur et en relief pour affronter la tâche qui est la nôtre de création et de transformation du monde.

Le politique se fonde sur cette éthique de la révolte, celle-ci est source même du politique qui se dresse contre l'ordre social qui se donne comme naturel; qui ébranle le sol des certitude et des évidences, des servitudes volontaires parce qu'allant soi-disant de soi, si ce n'est comme condition de liberté. Il fait de la liberté non plus un état mais une lutte, une tâche, une responsabilité. Cette éthique de la révolte est indignation convertie en courage de combattre l'invivable, passion de la justice, insurrection contre la dictature du présent et du fait accompli, pouvoir instituant qui traverse les institutions et conteste leur réification. Elle habite l'espace qui lie les hommes et les femmes entre eux : le monde où se meuvent les hommes en tant qu'êtres libres, et dans lequel la pensée et le jugement ne sont pas simple calcul et décision technique, mais mode de présence au monde.

Chez Arendt cette institution de la liberté est mise en scène dans les actions de désobéissance civile dont elle était témoins dans les années 60-70. C'est le temps de lutte pour les droits civiques des Noirs, c'est la contestation de la guerre du Vietnam, c'est le printemps de Prague. La désobéissance civile rappelle le fondement du pouvoir et de l'action politique : l'action concertée et la parole partagée. Elle remplit le même rôle que celui des associations volontaires durant la Révolution américaine. Ceux et celles qui s'y engagent sont des hors la loi qui défendent le principe de la loi. Le désobéissance civile ne cherche pas à abolir la loi mais à l'élargir, l'approfondir, la bonifier. Elle rappelle que les lois sont historiques et tributaires de rapports sociaux et de pouvoir, même si elles qui se présentent comme impartiales, comme disait Anatole France, parce qu'elles interdisent tant aux riches qu'aux pauvres de mendier du pain et de dormir sous les ponts. " La loi c'est la loi " est un principe totalitaire, une devise justifiant le somnambulisme démocratique contemporain. La désobéissance civile injecte du pouvoir (action collective des citoyens) dans une administration des choses qui cherche à sans affranchir.

Arendt considérait fondamentale la catégorie politique du Paria conscient qui a été développée par Bernard Lazare et malheureusement tombée dans l'oubli. Le paria conscient c'est le paria qui refuse de participer à sa propre servitude et se rend responsables des injustices commises grâce à sa soumission, sa passivité, son indolence : " responsable de la souillure qui en rejaillissait sur l'humanité en lui. " Par cette attitude de rebelle il préserve les condition d'apparition du politique et décrit la tâche politique dans une société dans laquelle le citoyen est privée de sa faculté d'agir et d'innover.

Ce n'est pas pour rien que la figure de l'apatride est, pour Arendt, la figure emblématique de la modernité. Le citoyen ne peut-être que celui qui reconstitue l'espace public par son agir rebelle dans un univers où cette présence, ce souci du monde, cette responsabilité vis-à-vis du monde apparaissent comme une tentation archaïque stérile.

Il nous aurait fallu parler de Patocka. Disons simplement pour terminer que son œuvre philosophique contribue à fonder les assises d'une citoyenneté " rebelle ", soucieuse du monde comme habitation et lieu d'une existence vécue dans et pour la liberté. Arrachement à une vie soumise à l'utilité et à l'affairement quotidien. Existence solidaire de ceux et celles qui ont compris l'enjeu d'un monde purement soumis à la technique et à la logique marchande. Solidarité des ébranlés.

Ne devons-nous pas être sur la scène politique comme des exilés du monde, rappelant de notre exil cet amour du monde qu'on tente de couvrir définitivement de la chape d'acier de l'oubli?