LA PROBLÉMATIQUE DE LA COMPLEXITÉ À PARTIR DE LE LIEU DE L'HOMME DE FERNAND DUMONT : LA CULTURE COMME «PHÉNOMÈNE» ET LA «CONSCIENCE HISTORIQUE» Hugo Séguin-Noël Conférence donnée dans le cadre du quatrième cycle annuel des Débats de la Chaire unesco-uqam sur l'étude des fondements philosophiques de la justice et de la société démocratique. Journée d'étude interdisciplinaire et interuniversitaire, table-ronde sur les valeurs du politique en contexte. Introduction Dans Récit d'une émigration, son autobiographie intellectuelle, le sociologue québécois Fernand Dumont affirme que son ouvrage Le lieu de l'homme restait pour lui " le plus important de ses livres ", ainsi que celui où se reconnaissait le mieux le sens de ses recherches (Dumont 1997 : 152). En effet, c'est dans Le lieu de l'homme, publié en 1968, que Dumont expose pour la première fois en détail sa théorie de la culture. C'est à partir de cette théorie qu'il déploie l'ensemble de sa réflexion sur les sociétés industrielles occidentales et la crise de la culture que ces dernières connaissent. Cette théorie de la culture est ainsi à l'œuvre chez Dumont alors qu'il traite dans d'autres ouvrages de la question des idéologies (1974), de celle de l'épistémologie des sciences humaines (1981), de celle de la théologie (1987), ou de celle de l'histoire québécoise (1996 [1993]) et de la situation politique du Québec (1996 [1995]). C'est dire qu'on ne sait pas faire l'économie de la théorie de la culture élaborée dans Le lieu de l'homme lorsqu'on aborde la réflexion de Dumont sur les sociétés industrielles occidentales. Mon intention dans cette brève communication est de présenter schématiquement comment Dumont articule dans Le lieu de l'homme sa théorie de la culture avec le travail d'une " conscience historique ", ou si l'on préfère la présence de l'historicité, chez un individu ou un sujet. Aussi, cet exposé s'arrêtera en un premier temps sur la définition que donne Dumont de la culture, pour en un deuxième temps s'arrêter à cette expression de " conscience historique ". Il devrait alors nous apparaître que le développement de la problématique de la complexité sociale et des valeurs nécessite qu'on s'interroge sur les modalités définissant la relation entre un individu et sa collectivité. La culture et la " communauté de conscience " Selon Dumont, la " culture " se comprend premièrement comme l'expérience d'une " distance " induite par la présence de deux " pôles ". Cette distance résulterait du rapprochement chez le sujet d'un sens premier du monde avec un univers second de signification. Avec ce premier pôle, le sens premier du monde, Dumont appréhende le sens qui est présent dans les pratiques sociales propres à une collectivité particulière. Le sens que propose ce premier pôle de la culture nous est par conséquent donné, celui-ci précédant notre existence. Le deuxième pôle de la culture, l'univers second de signification, relève plutôt de l'élaboration d'un " horizon " devant nous assurer que le monde présente une certaine cohérence. C'est cet " horizon " et la cohérence qu'il garantit au monde qui fait en sorte que l'on puisse reconnaître l'existence d'une " communauté de conscience ". Aussi, on trouvera cette définition de la culture au début du lieu de l'homme : " Cette distance et les deux pôles qui l'indiquent, c'est bien ce qu'il faudrait entendre par le concept de culture. Celle-ci consisterait en deux fédérations opposées des symboles, des signes, des objets privilégiés où le monde prend sa forme et sa signification pour une communauté de conscience. En proposant cette définition (…) nous ne nous éloignons guère des acceptions selon lesquelles on parle couramment de la culture. Elle rejoint les modèles, les coutumes, les idéaux qu'étudient, sous cette étiquette, les anthropologues ; elle convient tout autant à ces " humanités " que nos maîtres de collège appelaient aussi la culture. " (Dumont 1994 [1968] : 40) C'est donc explicitement que Dumont définit la culture comme la dynamique d'une distance induite par l'opposition de deux pôles ou de deux fédérations d'objets. Naturellement, je ne dispose pas ici du temps nécessaire pour développer chacune des notions théoriques et pratiques que Dumont met en jeu avec cette définition de la culture. Qu'il ambitionne avec celle-ci de tout autant permettre la pratique moderne de l'anthropologie, que le programme des " humanités " des collèges classiques, me semble bien illustrer l'emploi " paradigmatique " qu'il entend lui reconnaître. D'ailleurs, en presque trente ans de travaux et de recherches, Dumont n'a jamais remis en question cette définition de la culture (1), ni ne semble jamais non plus l'avoir épuisée. Notamment parce qu'elle me paraît répondre de la problématique de la complexité sociale et des valeurs, je m'arrêterai ici plus particulièrement à cette expression, évoquée par Dumont dans sa définition de la culture, de " communauté de conscience ". En effet, cela n'est certainement pas un hasard, si, avec cette expression de " communauté de conscience ", Dumont se voit en mesure d'articuler dans sa théorie de la culture deux des dimensions fondamentales du sujet, mais qui trop souvent sont opposées l'une à l'autre : sa dimension psychologique et individuelle et sa dimension sociologique et collective. De plus, il me semble impossible d'admettre l'existence d'une communauté de conscience, sans en contrepartie évoquer la présence chez l'individu ou le sujet d'une " conscience de la communauté ". Je reviendrai cependant sur ce point un plus tard. Ce qu'il me semble pour l'instant essentiel de relever, c'est que la dynamique de la distance qui anime la culture repose chez Dumont sur l'articulation par le sujet de ces dimensions psychologique et sociologique. Il ne saurait y avoir de distance entre un sens premier et donné du monde et la signification cohérente d'un horizon sans qu'un sujet, justement grâce au travail de sa conscience, n'éprouve sa société et le monde comme un objet de connaissance. C'est-à-dire que le travail d'une conscience individuelle propre à un sujet singulier est requis afin d'induire la dynamique de la distance caractérisant la culture. Toutefois, cette conscience individuelle ne pourrait s'exercer sur des objets de connaissance sans qu'un sujet participe d'une société et d'un monde lui étant préexistent. Ainsi, tous les sujets possèdent la capacité de " mettre à distance " le sens premier et donné du monde et la signification cohérente d'un horizon, c'est-à-dire de faire de ces deux-ci des objets de connaissance en mesure d'être analysés et interprétés par eux. La critique d'un gouvernement recourant à une idéologie manichéenne afin de légitimer une attaque armée sur un autre pays, pour prendre un exemple complètement au hasard, illustre me semble-t-il bien ceci. Cette capacité pour le sujet et le groupe auquel il appartient de faire de la culture et de la société un objet de connaissance a néanmoins un prix. Effectivement, en devenant pour le sujet et son groupe un objet de connaissance, la culture n'est plus toujours en mesure de faire en sorte qu'on associe spontanément un sens premier et donné du monde avec une signification cohérente d'un horizon. Autrement dit, la dynamique de distance dont procède la culture induit aussi chez cette dernière une " crise ". Plus concrètement, ce constat d'une crise de la culture se présente chez le sujet comme un déchirement entre le sens premier et donné du monde et l'horizon second d'une signification cohérente. Cette crise serait alors intrinsèque à la culture, puisqu'elle répond de la dynamique même par laquelle Dumont caractérise celle-ci. Il s'agit d'ailleurs là de l'un des leitmotivs de la pensée sociologique de Dumont. Justement, c'est parce que la dynamique dont procède la culture induit chez cette dernière une crise que nous saurions selon Dumont remarquer sa présence (Dumont 1986 [1983] : 45). C'est donc seulement à partir du moment où la culture est remise en question qu'on saura être conscient de sa présence, c'est-à-dire à partir du moment où celle-ci ne nous est plus spontanée ou " transparente ". Ceci implique, et il s'agit à mon avis d'un des éléments essentiels de la théorie de la culture élaborée dans Le lieu de l'homme, que cette crise de la culture se traduit chez le sujet par une crise de la conscience. Dumont écrit d'ailleurs : " … par le dédoublement de son monde et de la parole qu'elle porte sur lui, la conscience se trouve instaurée dans une dualité qui est sienne, qui est sa propre structure : elle se reconnaît dans un déchirement irrémédiable qui lui apparaît, en même temps, comme son œuvre propre. " (Dumont 1994 [1968] : 61-62) C'est dire qu'il serait alors impossible de penser le phénomène qu'est la culture sans y admettre l'activité de la conscience du sujet, tout comme l'activité de cette conscience est impensable sans la reconnaissance du phénomène de la culture. Ainsi, chez Dumont, la culture et la conscience ont besoin l'une de l'autre afin de respectivement se constituer comme phénomène et comme activité. La " conscience historique " et la culture La conscience ne se caractérise toutefois pas exclusivement selon les modalités qui définissent son interaction avec la culture. C'est qu'on ne peut, pas plus d'ailleurs que pour la culture, se contenter d'une définition essentiellement opératoire de la conscience. Pour le sujet, et c'est l'une des implications de la définition de la culture de Dumont que j'ai citée, le monde possède déjà un sens et une signification. Le monde a déjà son histoire. Aussi, parce qu'elle ne peut que s'inscrire dans le contexte d'une culture particulière et de l'histoire de cette dernière, la conscience de par son activité remet toujours en jeu le sens ou la signification du monde et de ses objets. Cette activité n'est donc pas une simple opération de nature asémantique, puisque au contraire la présence d'un sens est justement garantie par cette même activité. Surtout, c'est parce que l'activité de la conscience s'inscrit dans une culture particulière que selon Dumont le sujet ne se retrouve pas immergé dans " … l'actualité de ses actes… " (Dumont 1994 [1968] : 213). La dynamique de la distance dont procède la culture fait donc en sorte que le sujet saura, toujours grâce à l'activité de sa conscience, se distinguer un passé et un futur, et cela autant sur le plan individuel que collectif. Le sujet se voit de la sorte en mesure de se reconnaître simultanément une durée individuelle ainsi qu'une histoire collective. Fondamentalement, la conscience se définirait alors chez Dumont, quoique cela ne soit jamais énoncé de manière explicite chez lui, comme la réalisation par le sujet que son existence prend place dans l'espace, mais surtout, et cela nous concerne plus particulièrement ici, dans le temps. La conscience est par conséquent double : c'est-à-dire qu'elle est à la fois donnée et construite pour le sujet (Lalande 1968 : 175-176), chez qui le temps et l'espace sont aussi des objets de connaissance. La raison pour laquelle Dumont, du moins à ma connaissance, ne nous a jamais donné de définition " scientifique " de la conscience, comme celles par exemple que l'on retrouve dans les dictionnaires des sciences humaines, réside probablement dans le fait qu'il n'y voyait pas un très grand intérêt. En effet, pour celui-ci, et je cite : " L'universalité abstraite de la conscience qui est l'intention nécessaire de nos pensées ne sera jamais le fondement de nos accords premiers. " (Dumont1994 [1968] : 257). Le titre du chapitre qu'il consacre à la conscience dans Le lieu de l'homme fait d'ailleurs de celle-ci une " conscience historique (2)". En effet, selon Dumont, l'inscription de la durée individuelle du sujet dans une histoire collective crée chez celui-ci un sentiment d'historicité qui assure le " fondement " de ces " accords premiers ". Cette inscription du sujet s'avérerait à nouveau impossible sans qu'opère une prise en charge partielle par une culture particulière du sens ou de la signification du monde et de ses objets. C'est qu'il est nécessaire pour le sujet que son existence dans le monde soit déjà revêtue d'un sens, sans quoi sa conscience ne pourrait répondre d'une " dramatique ". La culture consisterait alors en ce " dans quoi " le sujet est un être historique et en ce " par quoi " ce dernier tâche d'avoir une histoire qui a un sens (Dumont 1994 [1968] : 213). La question de la mémoire occupe de la sorte une place importante dans la pensée sociologique de Dumont (1995). C'est donc parce que le sujet participe d'une culture particulière, que cette dernière soit considérée en tant que phénomène ou encore comme un " milieu de conscience ", que celui-ci est en mesure de connaître un sentiment d'historicité et de participer à l'élaboration d'une histoire collective. En ce sens, la culture agirait bien en tant que " conscience historique " . Dumont évoque alors la notion de " vocation " afin d'illustrer certaines des possibilités que nous ouvre une telle conscience historique. La conception qu'il propose de cette notion de vocation est cependant dénuée de toutes connotations moralistes ou métaphysiques. Il ramène en effet cette notion à son contenu premier, c'est-à-dire le sens identitaire qu'acquiert le sujet à travers le temps de son existence. En fait, cette notion de vocation me paraît ne consister en rien d'autre que le sentiment de continuité qui à l'occasion transparaît de nos actes quand ceux-ci sont mis en relation avec notre durée individuelle. Je ne me m'attarderai toutefois pas plus longtemps sur cette notion de vocation, qui personnellement me semble n'être qu'une variante sociologique plus ou moins habile du concept heideggerien de " dasein ". Néanmoins, cette notion de vocation invoque une question centrale dans la théorie de la culture et la pensée sociologique de Dumont : la question du sens de l'existence, ou encore d'un sens " existentiel ". Le sens dont il est ici question est celui que produit une action humaine, ainsi que le sens sans lequel il serait impossible de produire une action humaine. Dumont constate alors : " … si le sens est perçu au sein des impératifs de nos conduites, que si nous le faisons pour une part, il nous parvient aussi ; il est déjà là. Cela, les traditions de jadis le disaient sans cesse, à tel point que le travail et l'événement étaient confinés dans les horizons les plus étroits de l'empirisme. En défaisant ces vastes constructions, la technique moderne ne supprime pas la référence à un avènement du sens ; elle le fait apparaître comme un irréductible. " (Dumont 1994 [1968] : 241) Ainsi, pour Dumont, la technique moderne ne nous serait pas aliénante parce qu'elle est dénuée de sens, mais, bien au contraire, parce que le sens existentiel qu'elle promulgue s'avère " irréductible ". Le sens existentiel de la technique moderne, s'il nécessite une activité humaine afin d'être déployé, a toutefois pour conséquence d'immerger le sujet dans l'actualité de ses gestes. Dès lors, le sens existentiel qu'on retrouvait auparavant dans l'activité humaine est assujetti à celui que promulgue la technique moderne. Dumont théorise dans Le lieu de l'homme cet état de fait en recourant au couple événement / avènement. Car les traditions, même si elles confinaient la signification cohérente d'un horizon à un sens premier et donné du monde, admettaient néanmoins que l'avènement d'un sens existentiel puisse procéder grâce au sujet d'un événement empirique singulier. C'est précisément cet avènement du sens de la technique moderne prend en charge à la place du sujet, lui imposant alors l'actualité du moment présent. Aussi, le sens existentiel de la technique moderne ne repose pas sur une conception de la temporalité qui permet l'élaboration par le sujet d'une conscience historique. De plus, elle ne semble pas admettre pour la culture la même dynamique de la distance qu'on lui reconnaissait jusque là, car si la technique moderne a un sens premier et donné, il ne me semble toutefois pas que ce dernier se dédouble encore en une signification seconde. Conclusion Alors, dans quelle(s) perspective(s) se situe la problématique de la complexité sociale et des valeurs selon le cadre de la théorie de la culture de Dumont ? Cette problématique se situerait premièrement selon la perspective d'un constat sociologique : l'intégration progressive de la logique de la technique moderne dans nos sociétés industrielles est la cause d'une crise de la culture de nature inédite (3). Deuxièmement, cette problématique se situerait selon la perspective d'un constat éthique ou politique : il est nécessaire, face à cette crise de la culture inédite, d'élaborer de nouvelles " médiations culturelles " afin d'assurer une certaine forme de cohésion sociale. Il nous faudrait de la sorte pour Dumont de nouvelles formes de " traditions ". Finalement, cette problématique se situerait selon la perspective d'un questionnement épistémologique : l'élaboration de nouvelles médiations culturelles ne peut faire l'économie d'une réflexion sur la relation qu'entretiennent, chez le sujet et sa culture, ces dimensions psychologique ou individuelle et sociologique ou collective. C'est là me semble-t-il l'un des nœuds de la problématique de la complexité sociale et des valeurs. C'est donc dire que la problématique de la complexité sociale et des valeurs s'inscrit chez Dumont dans le contexte d'une " philosophie de la culture ", ou encore d'une " herméneutique de la culture ". Je conclurai alors en soulignant l'importance pour le développement de la problématique de la complexité sociale et des valeurs de cette relation chez le sujet entre ces dimensions psychologique et sociologique. En effet, la présence de ces deux dimensions dans la conscience du sujet ainsi que dans la culture implique la reconnaissance d'une " dialectique " à l'œuvre dans notre pratique des sciences humaines, et cela depuis le 19ième siècle. Dans ce contexte, l'approche herméneutique que Dumont développe dans sa pensée sociologique, entre autres avec la théorie de la culture qu'il expose dans Le lieu de l'homme, m'apparaît constituer une approche dont la fréquentation ne peut nous être que bénéfique. NOTES (1) Il n'y a pas en ce sens deux " Dumont " comme il y aurait par exemple plusieurs " Heidegger ". (2) Ce qui incidemment implique que la science de l'histoire connaît aussi une crise … (3) Y aurait-il alors deux types de crise de la culture dans Le lieu de l'homme, soit une première qui relève de la nature intrinsèque de la culture et une seconde résultant de la technique moderne promulguée à la suite de la révolution industrielle ? BIBLIOGRAPHIE Dumont, Fernand (1994 [1968]). Le lieu de l'homme. La culture comme distance et mémoire. Montréal : Hurtubise HMH et Fides. 264 p. Dumont, Fernand (1974). Les idéologies. Paris : P.U.F.. 183 p. Dumont, Fernand (1981). L'anthropologie en l'absence de l'homme. Paris : P.U.F.. Dumont, Fernand (1986 [1983]). " Mutations culturelles et philosophie ", pp.45-54, dans : Cauchy, Venant (éd.). Philosophie et culture ; Actes du XVIIième congrès mondial de philosophie. Montréal : du Beffroi et Montmorency. 426 p. Dumont, Fernand (1987). L'institution de la théologie ; Essai sur la situation du théologien. Montréal : Fidès. 283 p. Dumont, Fernand (1996 [1993]). Genèse de la société québécoise. Montréal : Boréal. Dumont, Fernand (1996 [1995]). Raisons communes. Montréal : Boréal. 255 p. Dumont, Fernand (1995). L'avenir de la mémoire. Québec : Nuit Blanche. 95 p. Dumont, Fernand (1997). Récit d'une émigration ; mémoires. Montréal : Boréal. 265 p. Lalande, André (1968). " Conscience ", pp.175-176, In Vocabulaire technique et critique de la philosophie. Paris : P.U.F..1323 p.
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