NAISSANCE DE L'ÉTAT DE DROIT ET TRANSFORMATIONS DE LA JUSTICE

Gian Mario Cazzaniga
Professeur titulaire
Université de Pise

Quand nous réflechissons sur la naissance de l'État de Droit, il faut d'abord se rappeler que le fondement de l'état de droit est la citoyenneté, et que la citoyenneté présuppose l'existence d'un sujet de droit. Nous rencontrons ici les questions centrales de la modernité. Dans le monde classique et au Moyen Âge nous pouvons parler de droit en tant que le droit se pose à l'intérieur d'un kosmos, d'un monde juste, dont la communauté humaine fait partie, et il s'agit d'une communauté qui est composée par des groupes, unis par des liens de sang et de voisinage, où il n'y a pas des individus dans le sens moderne du terme.

La modernité à son tour se fonde sur un ordre bâti par les hommes, avec un procès d'autopoiêsis, un ordre artificiel qui naît de la peur de la mort et de la volonté de construire des conventions, des règles artificielles, qui garantissent la sûreté de la vie, donc de bâtir un ordre, un monde commun (ce que Hobbes appelle common-wealth). Mais il y a aussi un courant parallèle dans la modernité, de Grotius à Spinoza à Leibniz, qui se fonde sur l'existence d'un droit naturel et d'un sujet qui est porteur de droits à l'intérieur de cette naturalité, bâtie par Dieu et qui est antérieure à tout pacte possible de citoyenneté. Tandis que, chez Hobbes, l'homme-citoyen échange la sûreté de sa vie avec la subordination à l'autorité politique, roi ou magistrat quel quíil soit, chez Grotius, Spinoza et Leibniz, l'homme-citoyen conserve ses droits dans la vie associée parce que le droit naturel, donc le pacte de l'homme avec Dieu, est antérieur au pacte de citoyenneté.

Cet effort théorique de la modernité deviendra réalité historique avec les révolutions atlantiques, de la Déclaration d'Indépendance des États Unis (1776) à la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen (1789), avec une réalisation d'un système juridique fondé sur le sujet de droit et sur l'universalité de l'attribution de cette nature juridique à tous les hommes et à toutes les femmes.

Le fondement de l'état moderne donc est double : d'un côté il y a une seule juridiction, puisque il y a des sujets de droit égaux entre eux, tandis que dans les sociétés précédentes il y avait des sociétés de corps, à l'intérieur d'un ordre gérarchique, avec une pluralité de droits, de l'autre il y a des individus porteurs de droits au lieu de groupes comme dans les sociétés traditionnelles.

Toutefois ces deux courants de la modernité, celui de l'État qui garantit la paix et celui du sujet de droits imprescriptibles, qui surpassent donc même l'État, continueront à se croiser dans l'histoire de l'État moderne occidental sans se fondre jamais. Il serait trop long ici de faire l'histoire de l'État de Droit, qui naît philosophiquement avec l'État républicain de Kant et historiquement avec le Code Civil de Napoléon, dernier produit des Lumières écrit par des Idéologues, et qui se réalise avec l'État de Droit (Rechtsstaat) des juristes libéraux allemands au XIXe siècle.

Mais c'est bien avec le Rechtsstaat que la rencontre des deux courants se réalise et toutefois se montre impossible, du moment qu'il s'agit d'une conception laïque du droit, en tant que produit de l'action humaine, qui reconnaît les citoyens en tant que porteurs de droits et qui toutefois subordonne à la loi d'un point de vue autoritaire et hiérarchique le citoyen, avec une sorte de dé-humanisation du souverain de Hobbes, qui maintenant s'appelle Loi.

Le XXe siècle cherchera de sortir de cette impasse de façons différentes. D'un côté, à l'intérieur du cadre de l'État-nation, il connaîtra les expériences du totalitarisme, un fils spirituel de la modernité qui cherche de réaliser des formes politiques fondées sur la participation active des masses et sur le dépassement du droit formel, et qui finit pour renouveler les cauchemars de la Raison d'État et de la suspicion universelle. De l'autre le développement technologique produit de nouvelles liaisons au-delà des États, telles que les nouveaux systèmes de transports et de télécommunications, produit un processus de globalisation qui contribue à la naissance de la Société des Nations et de l'Organisation de Nations Unies, en renouvelant les propositions et les espérances de la Paix Universelle de Kant.

Mais les juridictions qui devraient tutéler les droits du nouveau citoyen du monde font partie d'une globalité qui est seulement virtuelle. La Déclaration universelle des droits humains exprimée par l'ONU le 10 decembre 1948 et les autres qui ont suivi ont toujours rencontré la méfiance des représentants des cultures asiatiques et africaines qui considèrent ces Déclarations trop liées à la culture occidentale, trop individualistes et trop mercantiles. Il faut aussi constater que l'application de ces principes et de ces droits par les organismes de l'ONU a été partisane, du moment que ces organes de représentation mondiale ont été parfois dirigés, parfois dépourvus de vigueur, par l'État-nation plus fort, les États Unis d'Amérique.

La question n'est pas seulement historico-politique, elle est aussi historico-philosophique. Si nous essayons un bilan de la philosophie politique occidentale, nous voyons que la pensée européenne continentale laïcise l'État mais en garde l'hégémonie sur les individus en fonction du bonum commune, tandis que la culture politique des États Unis théoriquement réduit le rôle de l'État à faveur des droits individuels et de la primauté de la loi (rule of law), mais pratiquement dévirilise la démocratie représentative, en la subordonnant au pouvoir exécutif, au Président.

Il n'est pas seulement question de balance des pouvoirs, question qui se pose aussi en Europe, mais des fondements de la nature du politique. Sur les questions qui semblent mettre en discussion la way of life americaine, le PrÉsident peut suspendre le pacte de citoyenneté et les accords internationaux paraphés parce qu'il, en tant que representant suprême de la nation, se pose comme garant direct du pacte entre l'homme et Dieu, en renouvelant le courant de la théologie fédérative des pères fondateurs du Mayflower et en constituant ainsi l'expression de ce que nous pourrions appeler le fondamentalisme de l'Occident contemporain.

Il nous semble que la question centrale avec laquelle va s'ouvrir le XXIe siècle est bien celle-ci, ce qu'on pourrait appeler "le retour de Dieu". Et puisqu'il s'agit d'un Dieu de la vengeance avec des représentants différents sur la terre, les transformations de la justice qui en dérivent son constituées par le passage d'une métareligion telle que le droit naturel à une guerre de confessions religieuses, ou soi-disantes telles, où le droit est suspendu en face d'un droit plus haut, qui est celui de la vengeance divine.

Nous avons parlé, un peu schématiquement, de deux courants de la philosophie politique moderne, "celui de l'État qui garantit la paix et celui du sujet de droits imprescriptibles, qui donc surpassent même l'Etat", en affirmant qu'ils "continueront à se croiser dans l'histoire de l'Etat moderne occidental sans se fondre jamais". La question est ouverte et un bilan de la situation contemporaine ne la simplifie pas, du moment que l'Europe, qui semble n'avoir pas oublié Hobbes, nous apparaît plus voisine à une perspective de paix et de droit international, soutenue par des organisations mondiales, que les Etats Unis, qui toutefois sont sans doute à l'intérieur du courant qui soutient la primauté des droits de l'individu sur les constructions étatiques.

Ce qui nous semble plus clair, mais qui n'est pas réconfortant, est le rapport entre droit de l'homme et juridictions. Il n'existe pas aujourd'hui un pouvoir souverain, doué de légitimité et de force, reconnu à niveau mondial par toutes les nations, capable de légiférer de façon autonome et de developper des actions de tutelle au regard de ces droits.

Nous ne voulons pas parler des récentes guerres médio-orientales, qui nous semblent liées au droits (royalties) des sociétés du pétrole plutôt qu'aux droits de l'homme. Nous voulons seulement rappeler l'histoire d'Aung San Suu Kyi, prix Nobel 1991 pour la Paix, vainqueur des élections birmanes en 1990, d'alors emprisonnée ou empêchée de sortir de sa maison, récemment mise en semi-liberté sans rendre au peuple birman ses droits politiques et civils. On n'a pas eu l'impression que les organisations gouvernementales et non-gouvernementales qui s'occupent de droits de l'homme se soient occupées longuement de cette question.

Si nous relisons aujourd'hui l'oeuvre de Kant "Sur la paix perpétuelle" (Zum ewigen Frieden, 1795) et ses propositions pour sauvegarder la paix parmi les nations, avec des hypothèses différentes d'union et d'arbitrage, les propositions qu'on débat aujourd'hui encore dans la philosophie politique, non seulement la civitas gentium, l'état fédératif mondial, mais le foedus gentium aussi, le système confédéral de nations liées par un pacte de paix, nous apparaissent très lointain.