LA DÉMOCRATIE COMME SYSTÈME SYMBOLIQUE, OU LES SYMBOLES DE LA SOUVERAINETÉ

Gian Mario Cazzaniga
Université de Pise

La démocratie, ou gouvernement du peuple, soit représente une aspiration présente dans toute l'histoire de l'humanité en tant que société idéale où les femmes et les hommes prennent dans leurs mains leur propre destinée, soit renvoie à des expériences historiques qui caractérisent l'Occident, en partant de la Grèce ancienne et des libres villes du Moyen ge pour arriver à la Révolution américaine de 1776 et à la Révolution française de 1789. Mais en réalité quand nous parlons de démocratie aujourd'hui en Occident nous nous référons à une forme historique particulière différente de la forme ancienne, et qui est en passe de subir une nouvelle métamorphose dans l'époque présente. Il peut être alors utile de rappeler l’histoire de la démocratie, en nous aidant des symboles qui ont caractérisé dans les différentes périodes les formes de la souveraineté et du fondement du pouvoir qu’ont cru reconnaître les sociétés démocratiques au fil du temps.

La démocratie de la polis grecque est symbolisée par l'agorà: il s'agit d'une structure- symbolique complexe, parce que l'agorà est la place du marché, donc le lieu primaire des échanges entre producteurs et consommateurs, mais c'est aussi une institution juridique, parce que pour avoir accès au marché il faut être un hommes libre, c'est-à-dire un citoyen, ou encore un métèque, un thète, même un esclave qui sont bien que figures juridiques de la dépendance, autorisés à accéder à l'agorà, et du fait, des figures reconnues. La question est bien entendue plus compliquée, mais ce qui nous intéresse ici est que, à partir de sa forme ancienne, le lieu de l'échange est un lieu juridique fondé sur la reconnaissance mutuelle des sujets, même si ces sujets n'ont pas les mêmes droits. Le lieu originel de la démocratie est donc le lieu institutionnel des échanges, c'est-à-dire un lieu de la communication.
L’agorà (Forum chez les Romains) n'est pas seulement la place du marché: il s'agit d’une structure carrée, où il y a la boulé, le lieu où les citoyens se réunissent pour délibérer, ce que plus tard nous appellerons parlement ou congrès. Il y a aussi le temple où le demos, qui est aussi ethnos c'est-à-dire le peuple ayant une identité culturelle commune, se réunit pour se reconnaître en tant que communauté liée à ses dieux propres, et aussi pour utiliser un service public de la communauté, du moment que le temple organise aussi l'hôpital.

La structure de la ville italienne ou flamande ou hanséatique ou suisse du Moyen ge et de la Renaissance est semblable à celle de l'Antiquité: le marché, la cathédrale, l'hôpital, le palais où le peuple se réunit (Palazzo del Popolo ou Broletto, Stadthuis, Rathaus, Hôtel de Ville). Ces structures-symboliques, soit de l'antiquité païenne, soit du Moyen ge chrétien, constituent toujours un centre qui est situé en haut: la place du marché, le siège de l'assemblée politique et le lieu sacré (témenos) de réunion religieuse sont réunis sur une colline, soit pour des raisons hygiéniques et militaires, soit pour des raisons symboliques. Il faut se rappeler que le peuplement urbain de la plaine marécageuse est très récent dans notre histoire: encore dans le cinéma américain des années quarante on parle souvent de upper-town et de down-town comme des deux côtés sociaux de la ville, les riches et les pauvres. Le pouvoir, l'autorité, la souveraineté, sont toujours placés en haut, du moins pour les cultures uraniennes auxquelles nous appartenons. On disait Son Altesse aux princes, Sa Hautesse au Sultan de Turquie.

Dans la structure sociale du Moyen ge opère aussi un modèle vertical, en particulier sur les terres des Allemands, des Francs et des Burgondes, c'est-à-dire dans l'empire de Charlemagne, où il y a le seigneur féodal siégeant en haut dans son château, avec sa cour, et le peuple des artisans et des marchands logeant un peu plus bas, un peuple qui constitue la société du bourg, la future societé civile (bürgerliche Gesellschaft) et les paysans-serfs dans la plaine. Mais ce modèle hiérarchique est aussi soumis à la volonté de Dieu dont tous les hommes, même les paysans, sont fils, et constituent l'église-ekklesia, le peuple de Dieu, l'assemblée des fidèles qui est l'archétype de la démocratie occidentale, c'est-à-dire judéo chrétienne, destiné à vivre longuement, aves ses avatars, dans la modernité.

Il y a une seule exception au Moyen ge. Il s'agit d'un modèle très original, une expérience qui vivra du XIIe siècle jusqu'à l'affirmation des États nationaux, déclinant au XVIIe siècle mais survivant jusqu’au XIXe siècle: la ligue hanséatique. Soit les familles et les associations marchandes, soit les villes qui constituent la Ligue ont une double afférence parce qu'elles maintiennent non seulement des liens féodaux avec les seigneurs territoriaux, mais elles disposent aussi, à l’étranger, en tant que membres de la Ligue, de droits souverains, d’où l'extraterritorialité des comptoirs (Kontore) de la Ligue à Londres comme à Bruges, à Bergen comme à Novgorod etc. Il s’agit d’une structure volontaire à réseau, d’une organisation à liens faibles, qui nous aide à mieux comprendre l’idée de confoederatio chez Althusius et les racines de la pensée fédéraliste contemporaine. Cette exception nous intéresse non seulement pour son originalité, mais aussi pour nous rappeler que nous lisons l'histoire comme si le passé est seulement le premier degré de développement du présent. Mais la réalité, en commençant par celle du passé lui-même, est toujours déjà plus riche des schémas à travers lesquels nous l’appréhendons et essayons de la comprendre.

Après les guerres de religion ce modèle va connaître une métamorphose: le pouvoir politique s'autonomise, puisqu'il n'y a plus un seul représentant de Dieu sur terre. Déjà Luther avait affirmé la spiritualisation du pouvoir de l'épée, parce que le prince a le devoir, ou mieux la mission, de discipliner ses sujets, corrompus par suite du pêché originel. Déjà Calvin avait préfiguré l'idéologie républicaine moderne en affirmant le droit du peuple de Dieu, guidé par les vieux fidèles, à l'autogouvernement, se rencontrant sur ce terrain avec l’humanisme républicain de Machiavel, une rencontre idéelle qui sans doute les aurait étonnés tous les deux. Mais c'est seulement avec le droit divin des rois que s'affirme la souveraineté, une catégorie de la modernité d'où naîtra l'État laïque contemporain. Voici une affirmation qui peut surprendre: le siècle du droit divin des rois, le XVIIe siècle, est le siècle de la Contre-réforme, de la Révocation de l'édit de Nantes, de la chasse aux sorcières, du procès de Galilée etc. En fait la primauté du prince sur les confessions religieuses, une primauté qui découle des guerres de religion ("cuius regio, eius religio…", en partant de la paix d'Augsburg en 1555), renverse le rapport médiéval entre pape et empereur, déjà remis en cause par Marsile de Padoue et par les bartolistes, en affirmant la victoire définitive du pouvoir politique sur le pouvoir sacerdotal, une victoire qui se réalisera bientôt dans les révolutions modernes avec l'affirmation de la souveraineté populaire.

Les symboles de la souveraineté des rois, des symboles solaires qui ont pour la plupart, ainsi que les rites, une origine persane et byzantine, sont l'aigle et le lion, tandis qu’on emploie plus rarement le dragon et le chêne, symbole de l’axe du monde, qui ont une origine celte. Mais le symbole par excellence au XVIIe siècle dans l’iconographie comme dans la littérature est le soleil, avec les planètes autour de lui (toujours le centre et toujours la hauteur), ou Jupiter tonans, qui est un repêchage humaniste d’une représentation païenne, et aussi une laïcisation du Christ pantocratór. "Le souverain représente l'histoire. Il tient dans sa main l'événement historique comme un sceptre…" dit Walter Benjamin, Le drame du baroque allemand (1928). On peut remarquer que les figures de la souveraineté, dans les milieux judéo-chrétiens, sont toujours masculines: le souverain est tel parce que Dieu le veut, et les figures de Dieu, soit Yahvé, le Dieu-père d'Abraham et Moshé, soit Jésus, le Dieu-fils de l'Évangile, sont masculines: le Dieu d'Israël n'a pas des filles.

Le passage de la souveraineté des rois à celle du peuple produira des figures féminines de la souveraineté: la nation, la loi, la justice sont toujours représentées par des femmes, jusqu'à Marianne avec son bonnet phrygien, le bonnet des esclaves libérés, un symbole de la Liberté qui deviendra très tôt le symbole de la République française. Rappelons-nous encore La liberté qui combat sur les barricades de Delacroix (1830), les cheveux et les seins nus au vent, parce que la souveraineté du peuple est une jeune femme charmante mais aussi une mère, qui protège et nourrit ses fils. Les symboles vivent longuement dans l'imaginaire des peuples. Quand les navires anglais, il y a peu d'années, partaient vers les Malouines, que les Anglais appellent Falkland, les jeunes filles qui assistaient au départ saluaient les marins qui allaient combattre en se découvrant les seins.

Cette figure féminine de la Liberté, qui est aussi une figure de la Constitution, deviendra universelle, en constituant le symbole le plus connu peut-être de la démocratie au XIXe siècle, avec La liberté éclairant le monde, la statue monumentale bâtie à l'entrée du port de New York par Frédéric Auguste Bartholdi, un franc-maçon alsacien qui avait combattu avec le franc-maçon Garibaldi en 1871, et financée par un comité d'amitié franco-américaine qui voulait rappeler le centenaire de la révolution aux États-Unis, y compris le soutien de la France de Louis XVI aux insurgés et la participation des volontaires français, guidés par le franc-maçon Marie-Joseph marquis de Lafayette, à la guerre de libération des colons dirigée par le franc-maçon George Washington. Parfois tout semble se tenir.

L'affirmation des figures féminines de la souveraineté diffusées par la Révolution, se reproduira dans la littérature saint-simonienne, où le nouveau Messie qu’on attend est une femme qui vient de l’Orient et dans la Société Positiviste de Comte, où l'Humanité est représentée comme une jeune mère avec son petit-fils, et enfin dans le mouvement ouvrier et socialiste: l'avenir est un soleil naissant qui illumine l'émancipation du travail salarié, et sur les drapeaux du mouvement ouvrier continental et anglo-saxon on retrouve les symboles du compagnonnage, des ventes charbonnières et des loges républicaines, mais la société socialiste, où le pouvoir est aux travailleurs, est symbolisée par une jeune fille couverte de fleurs: le présent, l'ouvrier, est mâle, mais le futur, le socialisme, est femelle, ainsi que la paix.

Métamorphose de la souveraineté ? Non. En réalité l'utopie commune des modernes, l'utopie libérale et l'utopie socialiste, est la société autogerée, la société sans État. Le symbole de la société future peut être figurée comme figure féminine parce que c’est seulement dans le futur que la liberté vivra parmi le genre humain et que la souveraineté, c'est-à-dire le monopole du pouvoir de contrainte, sera morte n’ayant plus raison d’être — C’est ce que soutenait aussi Hans Kelsen, qui n’était pas socialiste, mais plutôt libéral optimiste.

Avec cette mort souhaitée de la souveraineté on arrive au présent. Mais il faut encore réfléchir sur le passage du droit divin des rois à la souveraineté populaire. Nous sommes habitués à considérer la souveraineté populaire comme fondement de la démocratie moderne, et la constitution comme acte de fondation de cette souveraineté populaire. Mais dans son acception classique, athénienne et républicaine, la souveraineté s'identifie avec l'assemblée qui délibère, elle est antérieure à la loi. Comme disait Johann Gottlieb Fichte, qui avait bien connu les révolutionnaires français, “une pure démocratie n'a pas de constitution juridique” ("eine reine Demokratie ist keine Rechtsverfassung" , Rechtslehre 1812).

Il y a ici une contradiction qu'on peut résoudre seulement avec la Représentation. Le problème fondamental n'est pas de décider combien d'êtres humains font partie du peuple: ce problème se posait déjà avec le demos athénien qui au temps de Platon était constitué par un dixième peut-être de la population, exlcuant les femmes, les jeunes, les esclaves, les métèques etc. Le problème se pose plutôt de la nature du représentant, c'est-à-dire du rapport du représentant avec ses électeurs, d'un côté, et de l'autre avec le corps électoral entier. La solution sera telle qu'elle a duré jusqu'à aujourd'hui: le représentant dès qu'il est membre de l'assemblée, dès qu'il débat et légifère avec les autres représentants, ne représente plus une partie mais le tout, il représente le peuple entier dans sa vraie nature, avec une parousìa de ce que Rousseau appelait la volonté générale.

La souveraineté du peuple donc est une, inaliénable, tandis que le mandat confié au représentant constitue seulement un détachement d’une “portion de volonté générale”; comme écrira Sieyès en ’89. Mais c’est bien Sieyès, qu’on est en train de réévaluer dans la littérature récente, qui introduira la distinction entre pouvoir constituant et pouvoirs constitués, sauvant ainsi le caractère inaliénable de la souveraineté et les droits inaliénables de l’individu qui ne sont pas matière de mandat aux représentants. La question ne touche pas seulement Rousseau ou la France révolutionnaire: après la Glorieuse Revolution de 1688, la souveraineté anglaise résidera dans l'unité du roi et des représentants du peuple, ce qu'on appelle Le Roi dans le Parlement (The King in Parliament) et dans cette expérience aussi l'élu-législateur n'a pas de mandat contraignant, tandis que les droits de l’individu sont sauvés également d’une autre façon, c’est-à-dire par la référence aux droits anciens, à un pacte originel entre le roi et son peuple.

On peut souligner encore la nouveauté de cette conception de la démocratie en se rappelant que, de l’antiquité à la Renaissance, l’instrument de la démocratie était le tirage au sort ; d’Aristote à Harrington et à Montesquieu, règne la conviction que les élections sont aristocrates et le tirage à sort démocrate tandis que la représentation à travers les élections constitue la forme indiscutée de notre démocratie moderne provenant d’une conception organique du corps électoral et du rapport du peuple avec ses représentants. C’est dans ce sens que nous disions auparavant que ”l'église-ekklesia, le peuple de Dieu, l'assemblée des fidèles… est l'archétype de la démocratie occidentale, c'est-à-dire judéo-chrétienne ”.

Ce qui est curieux est que cette conception mystique de la démocratie, de l’unité du peuple-souverain qui se réalise dans chaque représentant-législateur, a connu sa crise seulement à la fin du XXe siècle, au moment où la généralisation du suffrage universel matérialisait cette unité du peuple souverain. Cette crise entraînera aussi la crise de la souveraineté de l’État: d’un côté la globalisation des communications et des échanges a mis en difficulté l’État–nation, de l’autre l’affirmation des droits de l’individu, même envers son propre État, a commencé à déplacer la souveraineté de l’état territorial vers des juridictions supranationales naissantes, telles que la Cour de Strasbourg ou la Cour Pénale Internationale de La Haye, une globalité encore virtuelle, où le symbole de la libre communication et des libres échanges est plutôt le réseau d'Internet.

Cette globalité en partie est virtuelle, c'est-à-dire appartient à ce qu'on pourrait appeler un univers parallèle, un monde de Cartoonia (rappelez-vous: Qui a peur de Jessica Rabbit ?), et en partie est très réelle. Dans cette deuxième partie le symbole de la souveraineté ne peut être que le dollar, le lien universel des échanges au commencement du XXIe siècle. Après tout, le dollar vient du bas allemand daler, qui reprend thaler, une pièce d’argent tyrolaise de la Renaissance qui plus tard sera propagée avec Marie -Thérèse jusqu’à l’Afrique, et daler-thaler venait de l’arabe dirham, qui était la pièce d’argent courante au Moyen-ge, même dans les pays chrétiens, et qui venait de drachmè, l’ancienne monnaie grecque d’argent. La globalisation culturelle et financière vient de loin.

La démocratie se réalise-t-elle donc dans le marché, dans l'agorà universelle ? Oui et non. Si nous regardons le revers du billet du One Dollar, nous pouvons lire dans cette image de sceau (The great Seal of the United States) une histoire culturelle et symbolique très riche: à droite nous avons la souveraineté, l'aigle américaine qui serre dans son bec le serpent (symbole de la lutte de l’ange contre le démon) et dans ses pattes la paix (la branche d'olivier) et la guerre (les flèches), et nous avons aussi l'unité du peuple souverain avec la devise "e pluribus unum", qui sous-tend les douze étoiles, les douze colonies insurgées, tandis qu'à droite nous avons des symboles maçonniques: la pyramide coupée, qui montre gravée sur sa base la date de la Déclaration d'Indépendance: 1776 et qui en haut est surmontée par un triangle, le delta lumineux, qui renferme au centre l'œil de Dieu, avec des devises millénaristes d’instauration d’un nouveau ordre: "annuit cœptis", "novus ordo seculorum".

Si le dollar apparaît aujourd’hui comme le symbole de la souveraineté du marché, ces inscriptions sur son revers ne représentent pas seulement la culture déiste (In God we trust) et maçonnique de ses pères fondateurs au XVIIIe siècle, elles représentent aussi l’importance des symboles dans la construction de la démocratie moderne et la coexistence actuelle de ces valeurs avec l’univers parallèle de Cartoonia et avec la main invisible qui semble gouverner le marché, une coexistence difficile qui nous dit que la société humaine est une construction symbolique et que la démocratie doit encore être bâtie, même en Occident. Comme nous l’affirmions à propos de la Ligue hanséatique: " … la réalité, en commençant par celle du passé lui-même, est toujours déjà plus riche des schémas à travers lesquels nous l’appréhendons et essayons de la comprendre "

Gian-Mario Cazzaniga est professeur de philosophie morale et politique à l’université de Pise. Sa recherche porte actuellement sur la souveraineté et il dirige en collaboration avec Jean-Yves Zarka un groupe de recherche international sur les métamorphoses de la souveraineté. Parmi ses nombreux ouvrages, citons La religione dei moderni, L’economia della corruzione et un ouvrage collectif sous sa direction et celle de J-Y Zarka en deux volumes : L’individu dans la pensée moderne.