DROITS DE L'HOMME OU DROITS DE LA PERSONNE ?

Geneviève Koubi
Centre de théorie du droit - CNRS
Université de Paris X Nanterre, France
 &
Centre d'études et de recherche: Fondements du droit public
Université de Paris X Nanterre et de Cergy-Pontoise, France

Montréal, 15 janvier 2003

Évoquant le "langage d'une administration totale" 1, Herbert Marcuse avait remarqué que les paroles publiques [plus qu'officielles], énoncées par les instances de pouvoir (gouvernants, experts, politiciens, entreprises, publicitaires) influençaient considérablement les comportements individuels et les conduites sociales; il y relevait les facteurs d'une atrophie de la pensée critique tant leur fonction organisatrice et ordonnatrice pénétrait les consciences collectives. Le raccourci des expressions, les abréviations des locutions et la répétition des termes fomentent l'adhésion à leurs présupposés. H. Marcuse signalait alors le risque de l'opérationnalisme qui consiste "à rendre le concept synonyme d'un ensemble d'opérations", l'objectif recherché par de tels discours étant de défaire les concepts de leur tonalité réflexive et de leur attribuer un sens figé et immuable, confinant à une association invariable entre normativité et normalité. Marcuse indiquait ainsi que "dans l'univers du discours public, pour ses points névralgiques, apparaissent des propositions analytiques qui se justifient par elles-mêmes et qui fonctionnent comme des formules rituelles, quasi-magiques. Imposées sans cesse à l'esprit de celui qui les reçoit, elles vont bientôt l'enfermer dans le cercle des conditions prescrites par la formule"; il ajoutait encore que "dans cet univers du discours public, la parole est un déplacement de synonymes et de tautologie" 2.
De fait, la formule "droits de la personne" appartient à ces jeux discursifs qui retraduisent l'efficience de la langue politique et juridique dans le traitement des contradictions internes aux sociétés démocratiques contemporaines...

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De nos jours, dans les discours politiques, économiques, sociaux et juridiques se révèle une tendance générale à assimiler les expressions de "droits de l'homme" et de "droits de la personne" 3, à les confondre et, ainsi, à substituer à l'expression "droit de l'homme" celle de "droits de la personne"; or, ces deux expressions ne sont pas synonymes, elles ne sont pas interchangeables; si elles se recoupent parfois, elles ne se recouvrent pas. De ce fait, la substitution ainsi opérée est un acte de langage qui n'est pas dépourvu de conséquences sur les postures des gouvernants comme sur les conduites collectives et les attitudes individuelles.

La superposition des seuls mots de "homme" et de "personne" ne permet guère l'analyse du déplacement de sens que suppose la substitution de l'une à l'autre des deux expressions 4. L'instrumentalisation des morphèmes à partir de leurs représentations prétendument concrètes induit immanquablement leur déconceptualisation. Car ces expressions ne sont pas divisibles; le concept de "droit de l'homme" - comme celui de "droits de la personne" - s'entend dans l'abstraction propre aux discours philosophiques et juridiques. Penser que, dans ce cadre, le terme de "personne" renvoie à une perception concrète de l'individu est un leurre, mais l'objectif des discours qui tendent à l'inculquer est de réduire le concept de "droits de la personne" à une image fixe et de défaire le "concept de droits de l'homme" de sa multidimensionnalité intrinsèque. Herbert Marcuse avait d'ailleurs signalé que "si, sur le plan linguistique, le développement des concepts est bloqué, si le langage refuse l'abstraction et la médiation, s'il s'abandonne aux faits immédiats, il ne peut plus s'employer à dévoiler les facteurs derrière les faits et ainsi, il ne peut plus s'employer à dévoiler le contenu historique des faits" 5. Il remarquait ainsi que d'une part, "le langage fonctionnel est un langage harmonisé qui est fondamentalement anti-critique et anti-dialectique" 6 et que d'autre part, "le langage fonctionnel est un discours radicalement anti-historique" 7.

Cependant, lorsque la finalité d'une locution est de proposer l'inscription sémantique d'un principe, donc d'un élément fondamental des processus de fabrication des lois et de création du droit, la composante principale du discours, sa substance ne saurait être exclusivement fonctionnelle. Le premier des principes que suggère le concept de droits de l'homme est le principe d'égalité tandis que celui qui sous-tend le concept de droits de la personne est la notion de dignité. Alors que la notion de dignité se comprend dans l'espace mouvant de la morale et, par là, conforte les distinctions sociales, le principe d'égalité est le principe fondateur des démocraties modernes: il engage l'action civique et s'oppose aux logiques de domination et de subordination qui préfigurent les dérives autoritaires et les logiques totalitaires des institutions de pouvoir.

La substitution de l'expression "droits de la personne" à celle de "droits de l'homme" retrace l'existence d'une déformation substantielle des rapports entre espace public et sphère privée, entre pouvoir politique et société civile, entre institutions publiques et corps social. Elle annonce, dès lors, un réagencement des structurations sociales et des échanges économiques. Celui-ci repose sur la décomposition des "textes" promoteurs que sont les Déclarations des droits de l'homme et du citoyen proposées ou proclamées durant la période révolutionnaire en France, tout au long du XVIIIème siècle, du siècle des Lumières à l'implosion révolutionnaire du régime monarchique en France 8. Une (re)lecture de ces textes s'avèrerait alors indispensable pour une mise en perspective philosophique plus que politique ou juridique des enjeux qui sous-tendent la substitution.
Cependant, ces textes ont tous en commun une dimension historique substantielle: s'attachant à formuler les droits de l'homme et à en signifier la qualité imprescriptible, ils signent la fin du despotisme, l'abolition des privilèges, la condamnation de l'arbitraire, - ce qui revient, en quelque sorte, à célébrer l'avènement de la Raison.


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Les droits de l'homme se pensent. Ce caractère raisonné et réfléchi des droits de l'homme marque un moment essentiel dans l'histoire de la pensée philosophique et juridique de la cohésion sociale. Il conduit à l'avènement du sujet de droit en l'opposant au sujet du droit, l'émancipation de l'individu se traduisant par la fin de son assujettissement au roi, aux seigneurs. La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 est ainsi un événement majeur dans la construction de l'univers politique, elle joue un rôle clef dans la formation de l'idée de droit sans l'État. En ce sens, "la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen n'est pas seulement un document du passé, (...) en raison de sa signification essentielle, c'est un élément vivant, impossible à supprimer, de notre culture..." 9.

L'avènement de l'individu "sujet de droit" est alors inéluctablement lié à l'érection de l'individu "citoyen". Le sujet de droit est citoyen ou n'est pas. L'expression "droits de l'homme" ne se referme donc pas sur l'homme compris comme un "être humain", elle ouvre sur l'homme entendu comme "être social". L'individu dont se saisit l'expression est le sujet empirique et non l'être moral 10. Il n'existe pas de dissociation entre "homme" et "citoyen". Dans l'expression "droits de l'homme", le terme "homme" contient donc la dynamique de la citoyenneté, revêtant toute la force de la participation aux affaires publiques - qu'elles qu'en soient les formes ou les modalités - requise de chacun, l'invitant à se pénétrer de sa qualité de "membre du corps social". Les droits de l'homme sont des droits politiques, des droits civiques plus que civils.

Le concept de "droits de l'homme" est donc à la racine de la constitution de la société civile. Il expose des capacités d'action et des formes d'intervention à l'encontre des pouvoirs publics, notamment pour obliger leur garantie par les gouvernants et pour empêcher les résurgences de l'arbitraire. Le concept de "droits de l'homme" renvoie ainsi à la connaissance du droit et à la conscience critique.

Produit de l'histoire des idées politiques et des faits sociaux, les droits de l'homme sont surtout conçus comme des pouvoirs d'action contre l'État. Les droits de l'homme sont posés comme des principes incontestables qui affermissent la cohésion du corps social 11. Ils composent les moyens de lutte et les arguments imparables à partir desquels sont appréciés, mesurés, jugés les actes de Pouvoir, - d'ordre législatif ou bien, conformes aux premiers, d'ordre exécutif 12. Ils constituent le "noyau dur" de la résistance à toute forme d'oppression: "la résistance à l'oppression est la conséquence des autres droits de l'homme" 13. Les droits de l'homme conduisent les citoyens à une vigilance de tous les instants pour que leur garantie soit correctement assurée par les organes de gouvernement, par les autorités administratives et par les agents publics 14; l'obéissance aux lois ne se conçoit pas sans la vertu civique qui demeure liée à la forme émancipatrice de l'égalité. Car, "les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits…" 15. La jouissance et l'exercice des droits de l'homme contraignent les organes de pouvoir à édifier, maintenir, consolider la texture publique du lien social - ce que signifie substantiellement la référence tant au "bonheur de tous" (1789 16) qu'au "bonheur commun" (1793 17).

Quand bien même la conception des droits de l'homme relèveraient d'une idéologie libérale "bourgeoise" en 1789, quand bien même ils auraient été de fondement individualiste, leur redéploiement en 1793 en a clairement signifié la texture sociale et solidaire. Les "droits de l'homme" sont des droits qui garantissent l'individu de son intégration effective dans le corps social et politique - ce d'autant plus qu'ainsi affirmés, ces droits dépendent de l'institution de l'égalité politique, juridique, économique et sociale. Ils permettent le passage du "je" au "nous" en mettant à distance le jeu singulier et l'exclusive personnelle du "je". Norbert Elias avait d'ailleurs effleuré cette question en signifiant que "l'individu humain ne peut dire je qu'à condition de pouvoir dire nous et parce qu'il le peut vraiment" 18.

3/

Loin de n'être qu'une formule historique, les droits de l'homme demeurent d'actualité marquant la force de l'idée d'intérêt général. Ils sont alors toujours à défendre, toujours à conquérir. Ils produisent, de nos jours encore, une incitation au combat permanent afin que soit confirmée et amplifiée leur inscription dans l'ordre juridique tant il est vrai que "toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, (...) n'a point de constitution" 19. La notion de droits de l'homme accède ainsi au statut d'argument-clef et de mesure-force, elle justifie les actions revendicatives et explicite les appréciations critiques qui peuvent être portées à l'encontre de toute forme de pouvoir (institution, intervention, exercice, inertie) 20. Ce rapport constant que la notion de droits de l'homme entretient avec l'idée du Pouvoir oblige à penser que le lien social, la constitution du corps politique, la composition de la société civile dépendent "aussi" de la vigilance des citoyens quant à un exercice du pouvoir "conforme" aux principes de droit ainsi proclamés 21.

D'ordre politique, les droits de l'homme disposent d'un caractère abstrait qui rend illusoire leur segmentation: les droits de l'homme sont indivisibles, et qui légitime l'action contestatrice: les droits de l'homme sont toujours extensibles. Ils forment un tout, un tout à partir duquel se décline l'ensemble des libertés dont jouissent les citoyens et les droits dont la satisfaction pour les membres du corps social est exigée de la part des instances de Pouvoir. En effet, il ne peut exister de dissociation conceptuelle entre les "droits de..." et les "droits à...": droits-résistance et droits-créance relèvent d'une même dynamique en ce qu'ils signifient substantiellement une "opposition" à toute action gouvernementale qui risquerait de leur porter atteinte. D'une part, "le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme" 22, d'autre part, "le gouvernement est institué pour garantir à l'homme la jouissance de ses droits naturels et imprescriptibles" 23.

Toutefois, les droits de l'homme ne peuvent être considérés comme sources de droits et libertés définitivement acquis; ils sont continuellement à défendre, à soutenir, à préserver, à acquérir, à conquérir. Ils sont ainsi l'expression d'une revendication toujours recommencée, toujours engagée, envers et à l'encontre des pouvoirs institués 24. Les droits de l'homme sont donc contenus dans un corpus extensif qui permet de circonscrire et de développer le champ des libertés en toutes matières, en tous domaines…

Telle ne peut être l'analyse conduite en ce qui concerne les droits de la personne.

4/

La notion de "droits de la personne" ne dispose pas de sources révolutionnaires.

Liée à l'émergence d'une société profondément libérale tant au point de vue politique que sur le terrain économique, elle permet aux gouvernants qui la diffusent de prévenir toute manifestation révolutionnaire ou, plus exactement, d'empêcher que les phénomènes révolutionnaires soient qualifiés comme tels. Suivant cette logique sémantique, les conflits et revendications collectives sont désormais circonscrits comme des démarches particularistes, voire personnalisées, limitées dans leurs étendues, refermées sur des lamentations sociales ou culturelles et, par là, exclues des espaces politiques. La distanciation par rapport au passé recherchée par le langage fonctionnel qui introduit la notion de "droits de la personne" est ici préoccupante. Herbert Marcuse avait ainsi prévenu que lorsque les principes démocratiques se trouvent malmenés par la démocratie elle-même, "c'est que les vieux concepts historiques sont mis en échec par des redéfinitions opérationnelles mises au goût du jour. Ces redéfinitions sont des falsifications des concepts qui ont été imposées par les pouvoirs existants et par la force des faits établis" 25.

La notion de "droits de la personne" ne répond donc pas aux mêmes objectifs que celle de "droits de l'homme". Elle permet de déterminer un cadre de droits diversifiés recentrés autour du seul individu, sans que puisse être mise en valeur sa stature de citoyen, sa qualité de membre du corps social, sa fonction de participant au monde politique. Elle assure les pouvoirs publics d'une force de persuasion et d'un système de séduction qui confortent les avancées du libéralisme économique et son lot d'effets pervers (accroissement des inégalités, précarité sociale, uniformisation des conduites). Alors même que la référence principale est soit la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, soit, de l'ordre des valeurs, la Déclaration universelle des droits de l'homme du 10 décembre 1948, la notion de droits de l'homme s'efface au prétexte incongru que la notion de "droits de la personne" apparaîtrait plus consensuelle.

La déperdition de sens qui affecte la perception des droits de l'homme, du fait de la substitution ainsi opérée, est la résultante d'une impasse faite à propos des conditions d'émergence historique et philosophique de la notion dans l'ordre du discours politique et juridique. L'émergence de la notion de droits de la personne défait le concept de droits de l'homme de ses composantes révolutionnaires comme s'il était nécessaire d'en brider la dynamique pour en atténuer la portée: elle modifie amplement l'approche des droits: alors que l'homme en est titulaire, la personne en est bénéficiaire.

La nuance que signifie cette transmutation induit une interrogation fondamentale sur l'évolution des sociétés démocratiques contemporaines. Les droits de l'homme étaient "reconnus" et "proclamés" parce que "conquis", les droits de la personne sont "attribués" ou "accordés" parce que "réclamés". Les droits de l'homme se pensent dans l'espace public, dans l'interaction sociale, dans le débat politique; les droits de la personne sont refermés sur l'individu lui-même - et, ce faisant, en amoindrissant les lieux de structuration de son esprit civique, donc en limitant l'espace d'exercice de sa pensée critique - et, dès lors, en l'éloignant de son environnement social et politique.

5/

Les rapports sociaux ne sont plus, n'existent que des relations interpersonnelles.

La notion de "droits de la personne" ne dispose pas de dimensions ouvertes sur le champ politique et social. Elle assure les gouvernants et les institutions de pouvoir d'une puissance d'énonciation qui met la "norme" au cœur de la conscience morale et la "règle" au centre de la vie sociale. La force du droit est alors une question capitale.

C'est dans ce cadre que peut être décelé le passage d'un État de droit à une société de droit 26: la règle de droit redevient commandement en réprimant non la désobéissance aux lois mais bien la contestation et la critique des lois, alors même qu'elles seraient en instance de porter atteinte aux droits de l'homme; elle avalise le conformisme social que requiert la légitimation de toute société ultra-libérale, sous le prétexte d'une demande de sécurité 27 que les gouvernants ont eux-mêmes produite - suivant en cela les techniques de la publicité qui créant le besoin suscite la frustration et exige l'intervention d'un Tiers pour y apporter satisfaction. Or, "le langage clos ne démontre pas, il n'explique pas - il communique la décision, le diktat, l'ordre. Quand il définit, la définition est une simple distinction "entre le bien et le mal"; il établit les raisons et les torts de façon indiscutable, et il justifie une valeur par une autre valeur. Il baigne dans les tautologies, mais les tautologies sont des "sentences" terriblement efficaces. Elles jugent à l'aide de "préjugés", elles condamnent (...). Cette sorte de justification fait naître une conscience pour laquelle le langage du pouvoir dominant est le langage de la vérité" 28.

La substitution des droits de la personne aux droits de l'homme relève du langage dominant des les sociétés démocratiques libérales; elle permet pourtant d'opérer un retour sur le statut de sujet du droit. Elle a accompagné l'éclosion des codes de bonne conduite, la prolifération des chartes éthiques, les discours sur l'autorégulation, l'imprécation de la société ultra-libérale, mondialisation aidant. Et, prônant une altération de la dissociation entre espace public et sphères privées, elle a recomposé les lieux de la domination car, en empêchant la protestation collective et en refermant l'opposition sur la plainte individuelle, elle a contribué au renforcement des lieux, des temps et des discours de Pouvoir.

6/

Les raisons invoquées pour justifier le passage des droits de l'homme aux droits de la personne masquent, bien évidemment, ces intentions. Elles se révèlent fallacieuses, qu'elles prétendent "simplifier" les langages juridiques et politiques ou qu'elles évoquent la perception sexuée du mot "homme" 29.

Sur ce dernier point, il semble nécessaire de signifier que l'abstraction est ici un moyen d'interdire la discrimination, le mot "homme" s'entendant comme un terme générique, exposant le "genre humain". La différenciation sexuelle n'est pas une distinction juridique; elle n'a pas à détenir de sens politique. Si elle devait être tenue comme substantielle à la détermination des droits, le principe d'égalité se verrait amoindri dans son essence - ce qui risquerait de conduire à des dérives inconcevables aux effets insondables. Certes, sont constatées des inégalités morales, sociales et économiques entre les hommes et les femmes, mais les registres dans lesquels ces catégories peuvent être pensées et des mesures compensatoires adoptées, doivent être soigneusement distingués. Rien n'assure que le mot "personne" soit utile à la cause féministe 30.

De plus, d'une certaine manière, les passages sémiotiques d'homme à être humain, d'être humain à personne humaine, puis de personne humaine à personne sont liés à ce refus de la distinction sexuelle; mais ils ont permis l'introduction de dérives qui soutiennent la pérennisation de la société marchande. Car le terme de "personne" est un terme vide 31, c'est un terme qui ne prend sens que par le qualificatif qui lui est attribué: personne physique, personne morale (entreprises, groupements, associations; collectivités, communautés, organismes dotés de la personnalité juridique..). D'une part, des "personnes fictives" sont bénéficiaires des droits de la personne; d'autre part, ces personnes fictives, notamment les associations, groupes et communautés, acquièrent des droits qui les dotent de pouvoirs de commandement, de coercition à l'encontre de leurs membres, personnes physiques 32.

7/

Les déplacements de sens induits par la substitution des expressions droits de la personne à droits de l'homme ne sont pas neutres. Ils traduisent l'évolution des discours politiques et, surtout, les idéologies qui les sous-tendent. Ils retracent le refus de la contestation et surtout, la réticence à l'égard du traitement des contradictions internes à toute société qui révèlent la qualité des rapports de forces en présence.

Des droits de l'homme reconnus à l'encontre des instances de pouvoir et construits autour des modalités de résistance à l'arbitraire et à l'injustice, se convertissent en des droits de la personne, en des droits civils, d'ordre subjectif, de consonance privée. Pourtant, point n'était nécessaire de requalifier le titulaire des droits: dès leur énonciation, le principe posé est que les droits de l'homme ne peuvent qu'appartenir à des individus 33. La modification prétend cependant contribuer à une concrétisation des droits en cause; elle correspond effectivement à leur individualisation et à leur personnalisation mais elle affaiblit sensiblement le contenu des droits puisque ces derniers ne peuvent être exercés par celui qui en "bénéficie" et souvent à la suite de procédures particulières. Les droits de la personne sont des droits "mérités" parce que "sollicités", ils relèvent d'un pouvoir attributif en réponse à un mouvement réclamatif. La conception des droits de la personne est sans aucun doute de nature moins contestataire que celle des droits de l'homme 34; elle éconduit la revendication et prône l'obéissance.

L'objectif dissimulé dans ce passage d'une locution à une autre est de dépolitiser et d'atomiser les rapports sociaux. Les instruments mis en œuvre pour y parvenir sont: la religion et la morale - qui liquéfient le discours de droit -; le développement des modes alternatifs de résolution des conflits collectifs - médiation, arbitrage -; et, surtout, la transformation des conflits collectifs en litiges individuels. Le sujet de droit n'est plus un citoyen, il devient principalement "une partie au procès". Procéduralisation aidant, la judiciarisation des relations sociales et des rapports interpersonnels est, pour une large part, issue de la substitution des droits de la personne aux droits de l'homme. La figure du "juge" prédomine, quelle que soit sa fonction, juge ou arbitre, médiateur ou conciliateur. Pour quelle raison s'évertuer à faire oublier que le juge est un acteur de pouvoir, qu'il est une figure institutionnelle ? Il "dit le droit", il est toujours du côté du pouvoir, défenseur des intérêts propres à un système donné.

Les droits de la personne s'inscrivent ainsi dans le champ de la civilité et non pas de la socialité. Si tout droit possède une dimension sociale, celle-ci se limite là aux aspects relationnels "privés" que consolide la définition d'un droit au respect ou d'un droit à la considération 35. La protection de la personne - qu'elle soit physique ou morale - s'oppose à la garantie des droits de l'homme. L'individu n'est plus considéré comme un membre du corps social, il est une "personne" dont les droits dépendent de la protection qui leur est accordée - ce qui revient à déclasser les formes de sociabilité propres aux systèmes de droit. Les droits de la personne font de lui un être fragile, vulnérable ou délicat, auquel l'assistance obligeante des entreprises privées comme des administrations publiques concède une force relative de réclamation... devant le juge.

Le concept de droits de la personne contribue donc activement à défaire la notion de droits de l'homme de sa teneur solidaire, de son caractère actif, de sa portée civique en invitant à la conciliation civile et à la déconflictualisation sociale.

La substitution de la notion de droits de la personne au concept de droits de l'homme ne se limite pas à une simple opération linguistique.

Travailler et approfondir la dissociation entre droits de l'homme et droits de la personne deviendraient primordiaux afin d'empêcher les institutions de pouvoir, quelles qu'elles soient, - étatiques ou gouvernementales, représentatives de la population ou de quelconques communautés - de s'arroger le pouvoir de définir le contenu et l'étendue des droits dont la jouissance doit être garantie. Cette distinction qui s'oppose à la substitution, ne serait-elle pas fondamentale pour éviter le renoncement, le désistement, le retrait des citoyens de la scène publique ?

La notion de "droits de la personne" appartient aux discours préconisant la fin de l'État providence. Elle annonçait l'avènement de la société néo-libérale... Mais les deux expressions de droits de l'homme et de droits de la personne se voient peu à peu réunies dans celle, plus problématique, potentiellement source de dérives linguistiques et de confusions juridiques, de "droits humains". Ce qui n'apparaît que comme une traduction littérale de la formule anglaise "human rights", montre les nouveaux enjeux maintenant que le paradigme du marché est désormais entériné: l'expression de "droits humains" invite, elle, à entrer dans l'ère de la mondialisation... - amenant à renier, encore une fois et cette fois-ci plus nettement, la nature révolutionnaire des droits de l'homme, à atténuer la qualité constructive de nos droits et de nos libertés, et à taire la conscience critique...

 

NOTES

(1) H. MARCUSE, L'homme unidimensionnel, Ed. de Minuit, coll. Points, Paris, p. 121 et sv.

(2) Ibid. p. 123.

(3) L'ensemble des remarques ici développées avait fait l'objet d'une étude préliminaire: G. KOUBI, Droits de l'homme et droits de la personne: réflexion sur l'imprudence d'une indistinction, Revue internationale de psychosociologie, 1999, n° 15, p. 35.

(4) Se limiter au constat de cette unique translation relève d'une argumentation linguistique déséquilibrée, limitée à la seule langue française. La question ne se pose pas dans ces seuls moments d'énonciation dans la mesure où les transformations sémantiques qui accompagnent la substitution revêtent une orientation idéologique indéniable...

(5) H. MARCUSE, L'homme unidimensionnel, Ed. de Minuit, coll. Points, Paris, p. 132.

(6) Ibid.

(7) Ibid. p. 134.

(8) v. pour une présentation de quelques-uns uns des projets de Déclarations des droits de l'homme exposés durant la période révolutionnaire, les textes réunis et présentés par C. FAURE, Les déclarations des droits de l'homme de 1789, Payot, coll. Bibliothèque historique, 1988.

(9) G. DEL VECCHIO, La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, Ed. Nagard, Rome, LGDJ, Paris, 1979, p. 6; il remarquait aussi: "Ce n'est pas dans ce qu'elle a eu d'empirique que la Révolution s'unit idéalement à la Déclaration des droits, mais dans sa signification philosophique et rationnelle. L'idée de la Déclaration constitue en vérité le principe vers lequel la nouvelle conscience historique était arrivée à s'orienter, poussée par l'expérience soufferte, éclairée par la spéculation philosophique; aussi domine-t-elle les éléments difformes et relativement accidentels du bouleversement, et tend-elle à constituer la pierre d'assise de l'organisation future, tout comme elle est l'indice que l'organisation passée était insoutenable. La Déclaration est l'enseigne des nouvelles exigences qui se font jour sur la scène historique; elle est donc le but et le programme de la Révolution; et si, dans la série des événements historiques, elle ne représente "qu'un" des termes du conflit, elle n'en résume pas moins la raison tout entière, et lui donne cette empreinte idéale, grâce à quoi elle marque un moment dans l'histoire du monde" (: p. 11).

(10) en référence à L. DUMONT, Essai sur l'individualisme - Une perspective anthropologique sur l'idéologie moderne, Seuil, coll. Esprit, Paris, p. 69, en ce qu'il distingue deux sens du mot "individu": " 1) Le sujet empirique de la parole, de la pensée, de la volonté, échantillon indivisible de l'espèce humaine [...]; 2) l'être moral, indépendant et ainsi (essentiellement) non social, tel qu'on le rencontre avant tout dans notre idéologie moderne de l'homme et de la société".

(11) Le préambule de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 en marque soigneusement les temps: "considérant que l'ignorance, l'oubli ou le mépris des droits de l'homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des Gouvernements, [ils] ont résolu d'exposer, dans une déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l'homme, (…) afin que les réclamations des citoyens, fondées désormais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la constitution et au bonheur de tous". C'est également en ce sens que se comprennent les formules du préambule de la Déclaration universelle des droits de l'homme du 10 décembre 1948 rappelant qu'il "est essentiel que les droits de l'homme soient protégés par un régime de droit, pour que l'homme ne soit pas contraint, en suprême recours, à la révolte contre la tyrannie et l'oppression"

(12) L'article 9 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen dispose en effet que "la loi doit protéger la liberté publique et individuelle contre l'oppression de ceux qui gouvernent".

(13) art. 33 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 24 juin 1793.

(14) art. 7 et art. 15 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789; art. 12, 23 et 24 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 24 juin 1793.

(15) art. 1er de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789. Cette problématique est confirmée par l'article 6 de cette même Déclaration qui proclame que " la loi est l'expression de la volonté générale " et par voie de conséquence, " tous les citoyens [sont] égaux à ses yeux... ".

(16) Préambule de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789.

(17) art. 1er de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 24 juin 1793.

(18) N. ELIAS, La société des individus, Fayard, coll. Agora, Paris, p. 105. Il précisait encore: "La société et ses lois ne sont rien en dehors des individus; la société n'est pas simplement un "objet" face aux individus isolés; elle est ce que chaque individu désigne lorsqu'il dit "nous". Ce "nous" ne résulte pas de ce qu'un grand nombre d'individus, qui disent "je" en parlant d'eux-mêmes, se réunissent a posteriori et décident de constituer un groupe. Les fonctions et les relations interhumaines que nous traduisons par des éléments grammaticaux comme "je", "tu". "il" ou "elle", et "nous", "vous", "ils" ou "elles" sont interdépendantes. Aucune d'elles ne saurait exister sans les autres. La "fonction du nous" réunit toutes les autres".

(19) art. 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789.

(20) Deux articles de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 24 juin 1793 peuvent en rendre compte: art. 34: "Il y a oppression contre le corps social lorsqu'un seul de ses membres et opprimé. Il y a oppression contre chaque membre lorsque le corps social est opprimé"; art. 35: "Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs".

(21) al. 4 art. 8 du titre VII de la Constitution française du 3 septembre 1791: "L'Assemblée nationale constituante [...] remet le dépôt [de la Constitution] à la fidélité du corps législatif, du roi et du juge, à la vigilance des pères de famille, aux épouses et aux mères, à l'affection des jeunes citoyens, au courage de tous les Français"; art. 123 de la Constitution française du 24 juin 1793: "La République française honore la loyauté, le courage, la vieillesse, la piété filiale, le malheur. Elle remet le dépôt de sa Constitution sous la garde de toutes les vertus" (souligné par nous).
NB: en guise de clin d'œil: l'alinéa 2 de l'article 8 de la Constitution de 1791 précise: "Les colonies et les possessions française dans l'Asie, l'Afrique et l'Amérique, quoiqu'elles fassent partie de l'Empire français, ne sont pas comprises dans la présente Constitution". En 1791, seul le Royaume était compris comme indivisible; en 1793, c'est "la République française [qui] est une et indivisible" (art. 1er Const.) et " le peule souverain est l'universalité des citoyens français" (art. 7 Const.).

(22) art. 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789.

(23) art. 1er de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 24 juin 1793.

(24) Le préambule de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 signale que les actes du pouvoir législatif, comme ceux du pouvoir exécutif, doivent pouvoir "être à chaque instant comparés avec le but de toute institution politique".

(25) H. MARCUSE, L'homme unidimensionnel, Ed. de Minuit, coll. Points, Paris, p. 134 poursuivant ainsi: "en se rappelant le passé on peut retenir des notions dangereuses et la société établie semble redouter les contenus subversifs de la mémoire"; cette approche est renforcée par les précisions suivantes: "Si la rationalité en progrès de la société industrielle tend à liquider les éléments gênants de temps et de mémoire en tend que "résidus irrationnels", elle tend en même temps à liquider la rationalité que contiennent ces résidus irrationnels. Reconnaître le passé en temps que présent et s'y référer, ce sont des attitudes qui vont à l'encontre d'une fonctionnalisation de la pensée par le moyen de la réalité établie et à travers elle. Elles s'opposent à l'enfermement de l'univers du discours et de l'univers des comportements: grâce à elles peuvent se développer les concepts qui ébranlent et transcendent l'univers clos parce qu'ils l'appréhendent comme un univers historique" (p. 135).

(26) G. CARCASSONNE relève ce passage quand "il est demandé au droit de se substituer à d'autres instruments défaillants. Maintes fois diagnostiqué, l'évanouissement des repères qui identifient une société, des valeurs qui la cimentent, mérite d'être rapproché de cette prolifération des normes. Ce que les codes sociaux - la morale, la foi, la conviction, la politesse... suffisent plus à assurer, c'est au droit qu'il revient d'y pourvoir": ds, Société de droit contre Etat de droit, ds L'Etat de droit, Mélanges en l'honneur de Guy Braibant, Dalloz, Paris, 1996, p. 39.

(27) Dans son Introduction à une politique de l'homme, (Seuil, coll. Points / Essais, 4e éd. 1999), Edgar MORIN a d'ailleurs signalé que "l'individualisation est source d'insécurité et d'angoisses accrues" (p. 67). Cette remarque qui accentue l'interdépendance entre individualisation et insécurité laisse supposer l'existence d'un lien entre l'énoncé des droits de la personne et la nécessité du renforcement de la répression des actes générateurs d'insécurité... La détermination de ces actes relève des institutions de pouvoir, d'où ressort d'abord la conjonction entre incivilités et infractions d'où découle ensuite le développement des politiques de "tolérance zéro"... qui suppriment toute référence à la "gravité de l'acte" et conduit, inévitablement à une disproportionnalité entre le fait retenu et la punition décidée, - ce qui est fondamentalement contraire à la notion de "droits de l'homme". Cf. Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789: art. 8 " la loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires..."; art. 9: "... s'il est jugé indispensable de l'arrêter [l'individu], toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s'assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi ". Cette dernière formule fut reprise dans l'article 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 24 juin 1793, déclaration qui en réitérant le principe selon lequel "la loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires", dans son article 15 précise encore que "les peines doivent être proportionnées au délit et utiles à la société".

(28) H. MARCUSE, L'homme unidimensionnel, Ed. de Minuit, coll. Points, Paris, p. 138.

(29) Il apparaît encore nécessaire de signaler que dans l'espace du droit international, alors que la référence première renvoie aux droits de l'homme, d'ès l'instant où la problématique s'attache aux minorités culturelles, la notion de personne réapparaît (Déclaration des droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, linguistiques et religieuses de 1992 par exemple).

(30) ... si la qualité de la personne s'analyse à partir de son sexe - outre le fait que l'énoncé serait ambigu: personne masculine, virile, mâle, et personne féminine, femelle ? - faudrait-il penser que les droits en cause devraient être différenciés ? Cette différenciation ne conduit-elle pas à la défection radicale de la notion d'égalité en droits ?

(31) ce que révèle la formule " il n'y a personne. ".

(32) La dimension personnaliste sert les stratégies des groupes de population qui y fondent ainsi dans l'espace du droit, leurs prétentions communautariennes.

(33) En quelque sorte, il pourrait être soutenu que la notion de "droits" et de sujet de droit/s a été repensée à partir des développements du droit international, quand les collectivités nationales et étatiques ont été conduite à envisager une projection des droits dans les rapports inter-étatiques: v. J. HERSCH, Les droits de l'homme d'un point de vue philosophique, in R. KLIBANSKY et D. PEARS, (dir.), La philosophie en Europe, Gallimard, folio / essais, Paris, 1993, p. 505, notamment, p. 527 sv.

(34) Se trouve alors remise en cause la généralité de la loi posée par l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789: "La loi est l'expression de la volonté générale. (…). Elle doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse. …". Dans la pensée libérale post-moderne, la question du droit comme forme, instrument, outil, moyen de la cohésion sociale se voit située à la lisière du débat politique.

(35) C. HAROCHE, J.-C. VATIN, (dir.), La considération, Desclée de Brouwer, Paris, 1998.