POURQUOI L'INVENTION DE LA SOUVERAINETÉ François Marien Pris dans son sens "d'instance dernière", le concept de souveraineté mis de l'avant par Jean Bodin en 1572 ne constitue pas une nouveauté. Dès l'Antiquité, Aristote parle dans sa Politique du "pouvoir suprême"; le droit romain utilise la notion d'Imperium; et le Moyen Age a son concept de Seigneurie (1). Il ne brille pas non plus par son originalité si replacé dans le contexte de l'histoire des idées au XVIe siècle, car la théorie du "droit divin", au sein de laquelle il est articulé, lui pré-existait déjà (2). Telle est la raison pour laquelle la connaissance de l'uvre de Bodin n'est généralement pas considérée comme essentielle aujourd'hui, et que certaines histoires de la philosophie politique, telle celle de Léo Strauss, ne comportent aucune entrée répondant au nom de cet écrivain (voir History of Political Philosophy, 1972 et rééditions). Pourtant, de toutes les théorisations sur la notion d'"autorité suprême", celle de Bodin s'est imposée sans partage dès son avènement, et exerce encore aujourd'hui un empire certain. On aimerais donc ici tenter de connaître les raisons de l'extraordinaire postérité intellectuelle de cet écrivain parfois jugé secondaire. Dans ce dessein, on essaiera de savoir pourquoi Bodin a inventé la souveraineté. Nous tenterons ici d'illustrer que ce concept est la pièce maîtresse d'un raisonnement plus ample ayant pour objet de rompre dans les faits les liens unissant la société à la figure divine, cela afin de trouver une solution politique aux guerres religieuses issues de la Réforme. La Réforme (1517) plonge l'Europe dans une crise d'une amplitude sans précédent. Joseph Lecler retrace le nud de cette situation au Moyen Age alors que, par suite de la promulgation de l'Inquisition (Grégoire IX, 1252), les autorités publiques instituèrent la peine de mort pour les "hérétiques" (Histoire de la tolérance au siècle de la Réforme, Albin Michel, 1994 - 1955 -, p. 106). La raison en était, selon Lecler, qu'une identité religieuse commune était perçue comme le meilleur garant de la stabilité politique (voir op. cit., p. 123). La lutte que se livraient la papauté et les autorités temporelles pour la prééminence durant ces années n'entama aucunement les assises juridiques de ce principe. Par exemple, si le roi de France ruinait graduellement l'influence propre du Pape dans ses domaines et que l'Inquisition n'y avait pas cours, il jurait néanmoins, lors de la cérémonie de son sacre, de faire prévaloir la "vraie foi", de poursuivre les "hérétiques" et de les mettre à mort (3). Par suite de la Réforme, donc, cette pratique commune à toutes les entités organisées d'Europe fut systématiquement mise en uvre, selon l'allégeance des personnages en position d'autorité, à l'encontre des catholiques ou des protestants, ou même des sectes dissidentes d'une confession majoritaire (4). Il en résulta un cycle de conflits civils et extérieurs qui traversa le XVIe et une partie du XVIIe siècle et qui, de l'affichage des 95 thèses à l'expulsion des Huguenots (1517-1688), fit des dizaines de millions de morts (5). Le chaos ayant son origine dans les affaires religieuses, c'est donc vers ce problème que se tournent ceux dont l'objectif est le rétablissement de la paix. C'est d'abord en France durant les Guerres de religion (1562-98), sous la plume des théoriciens appelés "politiques", que s'ébauchent les premières tentatives de solutions originales, comme en font foi les Six Livres de la république. En effet, d'une part, en conseillant la promulgation de lois en faveur de la tolérance et, par le fait même, la dé-judiciarisation de la question de l'identité religieuse, Bodin ne propose rien de moins, dans les faits, que l'abolition des fondements théocratiques sur lesquels reposait jusqu'alors l'organisation politique du royaume. Dans un second temps, par le biais de l'invention du concept de "souveraineté", il se fait l'avocat d'un accroissement sans précédent des pouvoirs déjà considérables du roi, ceci afin de s'assurer que l'application et l'intégrité des mesures légales qu'il préconise soient respectées. Bien sûr, le penseur articule ses demandes dans le cadre de la très médiévale théorie du droit divin, mais un examen de son texte montre qu'il en subvertit l'esprit premier, car alors que cette théorie est formulée à l'origine pour promouvoir entre autres l'unité de la foi par la force, Bodin s'en sert ici pour faire l'apologie du contraire:
L'édit de Nantes, imposé manu militari par Henri IV (1598), constitue la première étape de l'application de ce programme (6). À la faveur de l'accalmie qui s'ensuit, la royauté termine le conflit et s'érige en pouvoir totalitaire. Sous le ministère de Richelieu (1624-42), l'influence des protagonistes les plus remuants est cassée: les catholiques se voient imposer le silence, les protestants sont désarmés et la noblesse des deux côtés, dont bien des éléments sont traditionnellement hostiles à toute forme d'autorité centralisée, voit sa marge de manuvre réduite à néant. Ces mesures sont en accord avec la réflexion théorique de l'époque: dans le sillage des "politiques", les catholiques Guy Coquille (Instruction du droit français, 1607), Charles Loyseau (Traité des Seigneuries, 1609) et Cardin Le Bret (De la Souveraineté du Roy, 1632), autant que le protestant Moïse Amyraut (Discours sur la souveraineté des rois, 1650), par exemple, en déduisent tous qu'une monarchie omnipuissante (c'est-à-dire "souveraine") et tolérante en matière de religion est la seule forme viable de gouvernement (7). La Fronde (1648-52), qui n'est pas, à proprement parler, un épisode à caractère religieux, achève de persuader la population du bien fondé de ces spéculations (8). La problématique engendrée par l'exacerbation de la question religieuse aux XVIe et XVIIe siècles s'est bien entendu manifestée à l'échelle de l'Europe. Les cas spécifiques de certains États protestants, la Hollande, l'Angleterre et la Prusse méritent une attention particulière dans le cadre de ce travail, tant en raison de l'originalité des idées qui y ont été mises de l'avant que de l'influence qu'elles ont exercées par la suite. Il est à noter que les désordres se poursuivent dans ces pays beaucoup plus tard qu'en France, car la législation médiévale visant à l'annihilation des cultes minoritaires y est encore appliquée à la lettre. Ainsi, par exemple, l'Allemagne est réduite en cendres à la faveur de la guerre de Trente Ans et l'Angleterre, déchirée entre des rois catholiques et un peuple fractionné en une multitude de sectes protestantes se combattant et se persécutant néanmoins entre elles, se voit déstabilisée de façon chronique (9). La persistance de ce type de problème conditionne donc aussi la réflexion politique dans ces pays. Le Hollandais Grotius, par exemple, croit lui aussi que le retour de la paix passe par l'établissement de la tolérance, et c'est dans cet esprit qu'il formule la théorie du droit Naturel (voir Le Droit de la guerre et de la paix, 1625). La première opération de Grotius consiste à affirmer l'autonomie du droit face à la théologie, en se fondant sur les mathématiques (10). Dans un second temps, il tente de rompre formellement liens juridiques qui unissent l'Église à l'État, en arguant que la "souveraineté" ne réside pas dans Dieu, mais bien dans la société civile, et que la légitimité de son exercice découle d'un contrat en vertu duquel le "peuple" délègue l'autorité au Prince. Celui-ci se voit donc ainsi invité, comme en France, à appliquer la théorie à la pratique (11). Thomas Hobbes (voir De Cive, 1641, et Leviathan, 1651), pour ne citer que cet autre exemple, se démarque de son homologue batave dans la mesure où il postule que la légitimité de la souveraineté réside dans la personne du Prince, car le "peuple", à ses yeux, lui a abandonné ses droits depuis longtemps. Par contre, il s'en rapproche en ce sens que l'augmentation sans précédent des pouvoirs royaux qu'il recommande n'a d'autre fin que d'écraser le fanatisme religieux, de faire prévaloir la tolérance et de rétablir la paix sociale (12). Par delà les différences que l'on peut observer dans leur argumentation spécifique, il est donc possible de dire que deux points de convergence unissent les protagonistes de la réflexion politique dans les États touchés par les guerres de religion aux XVIe et XVIIe siècles, et que Jean Bodin a été l'initiateur de ce courant: d'une part, on veut sortir le religieux de la sphère du politique (sans pour autant demander la séparation juridique de l'Église et de l'État), d'autre part, on confie aux rois l'application pratique de ce programme en lui remettant sans condition l'autorité suprême, désignée pour l'occasion par le terme de "souveraineté". Durant la décennie de 1650, les écrivains semblent avoir gagné leur pari. Que ce soit dans le cadre de théories de droit divin (par exemple en France) ou du droit naturel (par exemple en Prusse) - ou même en dehors de toute légalité, comme c'est le cas du lord protecteur en Angleterre -, les forces de l'anarchie sont jugulées par voie de totalitarisme (13). Les traités de Westphalie (1648), ratifiés par les représentants de toutes les grandes puissances de l'Europe continentale, officialisent cette situation: d'après la formule cujus religio, cujus regio, la tolérance est mise en application dans le Saint-Empire sur la base de la "souveraineté" des princes. Dans le cadre de ces nouveaux principes, la reconstruction semble pouvoir commencer. Pourquoi la souveraineté ? À notre sens, l'invention de ce terme est relié à la nécessité, au XVIe siècle, de reconstruire les cadres théoriques de la société du fait de l'effondrement de la théocratie médiévale par suite de la Réforme. Au sortir du Moyen Age, les Six Livres de la république représentent un premier exemple de conceptualisation d'une autorité suprême n'étant plus tenue de réaliser l'objectif de l'unité de la foi par la force. On sait pourtant que les choses n'en sont pas restées là. En effet, si l'invention de la souveraineté a permis de briser le monopole des prêtres sur la définition des principes de l'organisation collective en autorisant la coexistence de plusieurs religions dans l'État, les successeurs des Bodin, Grotius, Hobbes, etc, se sont graduellement rendus compte qu'il était trop dangereux d'investir une seule personne de ce pouvoir terrible: la "tyrannie" (ou le "despotisme"), au même titre que la discorde religieuse auparavant, eût risqué elle aussi d'anéantir la société. C'est pourquoi les penseurs des "Lumières", tout en gardant la notion de tolérance, ont tenté de mitiger, de diluer la souveraineté en la remettant à une entité nouvelle, la "nation", et, par le biais de "droits de l'Homme", ils ont voulu définir un champ ou les individus pourraient bénéficier d'une immunité relative vis-à-vis du pouvoir souverain. Dans les faits, toutefois, la mise en uvre de ces ajustements n'a pas livré toutes ses promesses: elle n'a pu empêcher l'avènement de ce que Toqueville a appelé la "tyrannie de la majorité", qui a engendré, par exemple, les guerres "totales" de "peuples à peuples" sur le plan extérieur et l'holocauste (ou autres types de "nettoyage ethnique") sur le plan intérieur. Les phénomènes actuels comme la "mondialisation" ou les interventions armées de types "humanitaires" ne nous troublent pas outre mesure dans leur principe, dans la mesure où ils semblent, à notre sens, participer de ce courant qui, depuis les "Lumières", tente de limiter les attributs de la souveraineté afin qu'elle soit un agent de progrès du genre humain, non de son anéantissement. On croit légitime, cependant, de s'interroger sur la question de savoir si ces phénomènes sus-mentionnés ont cours pour le bénéfice de l'Humanité, ou s'ils ne s'exercent au contraire qu'au profit de quelques nations dites "développées", dont ils assureraient la prospérité économique et la défense des intérêts "stratégiques" les plus plats. Assisterait-on à la naissance d'un nouveau type de despotisme ? Ce problème, pensons-nous, représente un sujet de réflexion incontournable pour la philosophie politique contemporaine, car l'Histoire montre que la tyrannie, au même titre que les discordes pour le motif de la religion, est un principe de destruction des collectivités organisées.
NOTES (1) Voir Simone Goyard-Fabre, Qu'est-ce que la Politique ? Bodin, Hobbes, Rousseau , Vrin, 1992, p. 83. (2) Voir A.H. Lloyd, The State, France and the Sixteenth Century, Londres etc., Georges Allen, 1983, p. 162. (3) Voir Antoine Leca, Institutions publiques françaises avant 1789, Aix-en-Provence: Presses de l'Université d'Aix-Marseille, 1994, p. 110. Sur la lutte entre la papauté et les autorités temporelles au Moyen Age, voir le "straussien" Pierre Manent, qui en donne un bon aperçu ("Le problème théologico-politique", dans Histoire intellectuelle du libéralisme, Calman-Lévy, 1987, pp. 17-30). (4) À cet égard, Hugh Trevor Roper souligne que la chasse aux sorcières est un moyen parmi d'autres dont on dispose pour anéantir le ou les cultes dissidents, car ce sont eux qui sont essentiellement visés par les tribunaux institués à cette occasion. Ainsi, les condamnations pour "sorcellerie" en milieux catholiques sont surtout prononcées à l'endroit des protestants tandis que, chez les protestants, elles frappent les catholiques et les sectes protestantes minoritaires (voir "L'épidémie de sorcellerie en Europe aux XVIe et XVIIe siècles", dans De la Réforme aux Lumières, trad. Laurence Rathier, Gallimard, 1972 - 1956 -, pp. 234-91). (5) L'ampleur de l'hécatombe, selon l'état actuel de nos recherches, n'est pas connue avec exactitude. Cependant, si Henri Bodgan, chargé de conférences à L'EMSST et membre en règle de la corporation des historiens, a pu avancer que la seule Allemagne, durant la guerre de Trente Ans (1618-48), a perdu plus de treize millions de ses habitants (voir "L'Europe centrale perd environ la moitié de sa population", dans La guerre de Trente ans: le martyr des civils - dossier - Historia, no. 629 - mai 1999 -, p. 52), il est permis de déduire que le nombre total des victimes du conflit religieux, qui s'étend sur plus d'un siècle et demi à l'échelle de presque tout un continent, à été très élevé. (6) Voir Bernard Cottret, "La monarchie absolue, une chance pour la France ?", dans 1598: L'Édit de Nantes, Perrin, 1997, pp. 110-43. (7) Voir Joël Cornette, "Les années cardinales: 1610-52", dans L'affirmation de l'État absolu: 1515-1652, Hachette, 1994, pp. 182-231. (8) "Absolute monarchy in France appears to have succeeded for a variety of reasons. There was first, in the seventeenth. century, a great deal of public support for greater centralization, which would give internal peace, security and prosperity. Etc." R.W Harris, Absolutim and Enlightenment, Londres: Cassell & Co., 1982, p. 122. (9) Selon nous, la persistance du problème religieux est l'élément le plus important de l'histoire politique de la Grande-Bretagne au XVIIe siècle, celui qui détermine tout le reste, un bon indicateur de cela, entre autres, étant dans la géographie de la colonisation de la côte est de l'Amérique du Nord: le Massachussets devient le refuge des calvinistes, le Maryland des catholiques, la Pensylvanie des quakers, etc. Bien des analyses tentent de rendre compte de cette période par des facteurs "économiques" (voir, par exemple, Lawrence Stone, The Causes of the English Revolution et MacPherson, The Theory of Possessive Individualism). Il est indéniable que l'Angleterre subit alors des mutations "économiques" importantes, mais un examen le moindrement objectif des sources de première main autant que du contexte politique général montre que cette problématique n'a au mieux, aux yeux des insulaires, qu'une valeur secondaire. L'Anglais de ce temps n'est pas différent de ses voisins immédiats ou du continent: quand il n'a pas l'obsession de la persécution des autres cultes, il ne songe qu'à pratiquer le sien en paix, d'où l'instabilité qui caractérise la Grande-Bretagne durant ces années et les départs en masse pour le Nouveau monde. Le reste n'est que détails. (10) Voir Ernst Cassirer, La Philosophie des Lumières, trad. Pierre Quillet, Fayard, 1990 - 1932 -, pp. 241-2. Cela amène l'auteur à comparer Grotius à Galilée: "... il va réaliser dans le domaine du droit la même révolution que Galilée en physique. Il s'agit de définir une source de connaissance juridique qui ne jaillisse pas de la révélation divine, mais subsiste au contraire par sa propre "nature"... Tout comme Galilée combat pour l'autonomie de la physique, Grotius combat pour l'autarcie du droit." (op. cit, p. 246). (11) Robert Derathé souligne que le droit naturel octroie quatre alternatives au "peuple" en regard de l'exercice de la souveraineté: il peut se le réserver sans partage, le partager avec ceux qui gouvernent, l'aliéner sous condition, l'aliéner sans réserves. L'auteur croit cependant que cette théorie ne considère dans les faits que le quatrième choix, le dessein de son concepteur étant de mieux assurer l'absolutisme des rois (voir Jean-Jacques Rousseau et la Science politique de son temps, Vrin, 1992 - 1950 -, pp. 45-6). (12) Voir Alan Ryan, "Hobbes, Toleration and the Inner Life" et Peter Schröder, "Thomas Hobbes, Christian Thomassius and the Seventeenth Century Debate on Church and State", History of European Ideas, 23 (1988), pp. 59-79. (13) C'est pourquoi quelque soit la position théorique des écrivains ou des praticiens, il semble que seul importe, à leurs yeux, le résultat final. Ainsi Grotius, le doctrinaire de la "souveraineté du peuple", est reçu à bras ouverts en France où il est qualifié par Richelieu de "merveille de Hollande", et Hobbes entretient d'excellentes relations avec celui qu'on appelle aussi l'"usurpateur" (Cromwell, qui se départi de son fanatisme aussitôt en position de commande), pour ne citer que ces exemples. |