RÉSISTANCE, DISSIDENCE, TRADITION EN AFRIQUE Emongo Lomomba (Ph.D., écrivain) " Est-il légitime que l'expression injurieuse de sociétés primitives par laquelle le regard occidental projetait et exhalait son profond mépris à l'égard des cultures africaines, entre autres, puisse à ce point séduire, nous subjuguer, être intériorisée et embouchée par les Africains eux-mêmes? " Isaac Nguema 0. Introduction À l'orée de cette réflexion, trois termes : résistance, dissidence, tradition en contexte africain. Leur approche passera par leur entente en tant que notions et par les rapports qu'ils entretiennent. Pour cela, j'organiserai l'économie de l'essai qui s'ouvre en une hypothèse liminaire, suivie d'une brève analyse " illustrée " d'un certain discours africaniste sur les rapports entre les trois termes, puis d'un essai de renouvellement du regard sur lesdites notions, ensuite d'un autre essai de renouvellement du regard quant aux rapports entre les termes en question, enfin de l'énonciation de quelques perspectives et pistes d'action. I. Une hypothèse de travail 1.1 Le détour Réfléchir sur les rapports qu'ont entretenus et qu'entretiennent encore la résistance, la dissidence et la tradition dans le champ de l'Afrique suggère d'entrée de jeu un détour. Un tel détour s'impose contre la tentation d'emprunter le raccourci qui épuise les rapports entre les trois termes dans l'optique de la traite des Noirs, de la colonisation et du néocolonialisme ambiant. J'insiste : le détour que je tiens à m'imposer ne se suffit pas de puiser dans l'histoire glorieuse, en contexte africain, des hommes, des femmes, des peuples qui ont défié fièrement l'envahisseur européen prénommé explorateur, colonisateur, ethnologue ou missionnaire. Que l'Afrique sous domination plusieurs fois séculaire ait besoin et ressente la nécessité de magnifier ses héros n'est que légi-time; toutefois, je ne m'y attarderai pas outre mesure cette histoire-là étant de plus en plus codi-fiée et diffusée, connue du grand public (1). Je me propose, donc, de regarder en amont, dans les notions de résistance et de dissidence en rapport avec la tradition en Afrique. Le détour me conduit, ce faisant, à décloisonner l'assertion même de l'Autre comme seulement étranger ou envahisseur venant du dehors; l'Autre émerge dans cette conjoncture comme, aussi, familier ou émergeant de ce qui fut jusque-là familier. Ici surgit la tradition généralement donnée pour le siège privilégié de ce familier sinon ce familier même, la tradition qui surgit au cœur des rapports de la résistance et de la dissidence face à l'Autre. Faut-il le dire : je m'installe d'emblée dans les dynamiques qui traversent les trois termes en contexte africain, dynamiques qui ne s'épuisent pas, je me répète à dessein, dans les guerres et les idéologies de libération du joug occidental. Tant il est notable, d'ores et déjà, qu'en Afrique comme partout au monde et de tout temps, les rapports entre résistance, dissidence et tradition se ressentent des tiraillements un jour ou l'autre entre le besoin de sauvegarder l'ancien ou le familier et la tentation d'adopter du nouveau, si harmonieuse soit la communauté concernée. Également, ces mêmes rapports n'échappent pas, en Afrique comme ailleurs, au besoin d'adaptation au nouvel environnement advenant, par exemple, un bouleversement dû à une catastrophe naturelle ou aux mouvements des populations. C'est dire qu'en tous les cas, les circonstances convoquent la tradition au tribunal du changement, lequel comporte la possibilité de résistance ou de dissidence, lesquelles s'expriment sous le signe de la dynamique qui, à même la défense de l'ancien ne promeut pas moins du nouveau. Procédons par une hypothèse de travail. Mon hypothèse de travail embrasse trois paliers. Ce sont trois moments qui articulent et délimi-tent tout à la fois l'espace de mon discours. (a) Sur le plan liminaire, l'hypothèse démarre sur une constatation : aux yeux de bien des penseurs africains, la tradition diversement appréciée constitue un lieu fondamental de résistance et de dissidence face à l'Autre fût-il extérieur ou intérieur. Dans la mesure où la tradition, ici, est supposée s'opposer à l'avenir et au progrès que propose ou qu'apporte cet Autre, cette résistance et cette dissidence de la tradition ne valent pas mieux que des facteurs de retardement, des freins au décollage de l'Afrique. Quant aux ruses ou aux batailles rangées que la tradition oppose à l'Autre, elles ne seraient que des mécanismes passéistes ou d'arriération. Toutes choses qui, j'entends le démontrer, relèvent d'une af-fligeante ambiguïté. (b) Sur le plan notionnel et pour autant que ma critique aux africanistes s'avère plausible, l'hypothèse suggère ensuite le renouvellement du regard quant à la tradition et aux rap-ports qu'elle entretient avec la résistance et la dissidence en contexte africain. Le sens de chacune de ces notions? Leurs formes d'expressions? Leurs articulations internes et leurs rapports aux autres notions? Voilà qu'il importera alors de redire à nouveaux frais. (c) Au niveau prospectif, l'hypothèse irriguée par les eaux limoneuses du renouvellement notionnel propose des pistes de réflexion et d'action susceptibles de conduire, en tablant sur et non pas en pourfendant la résistance et la dissidence de la tradition en Afrique, vers des moissons nouvelles. Grâce et non pas en dépit de la tradition, voilà une maxime qui pourrait servir d'étoile de David à pareille investigation. S'annonce d'ores et déjà que ni opposition inconciliable ni incompatibilité irréductible ne sont l'horizon d'un tel effort prospectif, mais bien la perspective des nouveaux possibles portés par l'économie même de la tradition bien comprise. II. Le prétexte africaniste Ce n'est point d'aujourd'hui que résistance, dissidence et tradition sont en commerce, dans le chef des penseurs africanistes. L'entreprise réflexive, chaque fois qu'elle est menée par des Africains, est présentée comme un projet de libération africaine. Mais qu'importe l'orientation que prend le questionnement, toujours, il aboutit dans le procès de ce qui fait d'elle ce qu'est l'Afrique ou qui est tenu pour tel : ses traditions. Sciemment ou inconsciemment, l'Autre face auquel on prétendait affirmer, voire sauver l'Afrique se découvre en fin de parcours comme une présence cachée, comme, sournoisement, juge et partie dans cette mise en accusation de la tradition en Afrique. Pétition des principes - ce qui est à démontrer étant déjà entendu dans les prémices de la démonstration - ou bien simple subterfuge intellectuel - argumenter sur une li-bération qui ne fait que confirmer la sujétion ? Le salut promis à l'Afrique ressemble bien plus à un prétexte, le prétexte africaniste, qu'à un exercice scientifique novateur. Civiliser, libérer, dé-velopper, démocratiser peuvent-ils l'être réellement au profit de l'Afrique tant qu'ils sont procès discutable de l'Afrique et idéalisation indiscutée de l'Autre? Suffiront à la démonstration deux illustrations dignes de véritables paradigmes de cette manière de penser : la rupture quant à la question du développement, le triage en ce qui est de la démo-cratie et de la technoscience. Deux paradigmes qui ne s'excluent, mais plutôt convergent joyeuse-ment dans la même direction. 2.1 Le paradigme de la rupture Des oppositions faciles et factices S'articulent, généralement, chez les ténors de la rupture, des oppositions aussi faciles que facti-ces, le filigrane des dualismes depuis longtemps périmés dans leur lieu natal ainsi que des formes inavouables d'évolutionnisme et d'historicisme anachroniques. En effet, proclamée ou laissée sous silence, l'opposition entre la tradition et la modernité trône à l'orée de bien des thèses de la rupture. À la réflexion, cette opposition s'alimente du déplacement dans l'espace des dualismes européens des temps passés : ciel (cité céleste) et monde (cité terrestre), esprit et corps, transcen-dant et immanent, etc. Ces couples oppositionnels vont basculer une première fois en Europe même et se cristalliser dans l'homme : raison (science) et sentiments/sensations (croyances), et dans la vision du monde d'une Europe en transition : modernité et tradition. Ils vont basculer une deuxième fois pour se cristalliser dans des rapports géopolitiques institués et maintenus par l'Europe : état de culture et état sauvage, civilisation (histoire, écriture) et primitif, Nous et les Autres, pays développés et pays sous-développés ou en voie de développement, etc. (Emongo, 2002). Dans cette conjoncture, l'Afrique souvent identifiée à la tradition représente le terme négatif de chacune des équations ci-dessus reprises, par opposition à l'Occident (même s'il n'est pas toujours nommé tout haut) toujours identifié à la modernité dans la trajectoire supposée linéaire de l'évolution de l'humanité. Nous sommes, ni plus ni moins, dans la ligne d'un évolutionnisme et d'un historicisme évidem-ment anachroniques. Aligné sur cette perspective prétendue univoque et où se jouerait le destin de l'histoire universelle, le paradigme de la rupture propose en dernière analyse de rompre avec les traditions africaines accusées de tirer en arrière, de ralentir le progrès, de différer l'accession à la modernité surnommée développement ou bien encore démocratie. Réhabiliter l'idéologie du sous-développement Symptomatique est ici le livre d'Axelle Kabou Et si l'Afrique refusait le développement? (2)" L'Afrique est sous-développée et stagnante parce qu'elle refuse le développement de toutes ses forces " (p. 26), tel est le constat inaugural de ce livre irritant. La cause? Une idéologie suicidaire cristallisée dans la tradition, cette tradition qui " s'emploie à pétrifier les consciences, à produire des individus conscients de leurs droits et de leurs devoirs, certes, mais surtout de leurs limites, et cela dans le cadre d'un monde étroit et totalisant " (p. 153). Et pour preuve, " on ne peut s'empêcher d'être frappé par l'acharnement avec lequel les Africains refusent la méthode, l'organisation. Ils gaspillent leurs maigres ressources, sabotent tout ce qui pourrait fonctionner durablement au profit du plus grand nombre. Ils détestent la cohérence, la transparence, la ri-gueur. À tous les échelons (et c'est ce qui imprime à la dérive de l'Afrique son côté inquiétant), la faveur va systématiquement au bricolage, à l'improvisation, à la navigation à vue. Et, en cas de coup dur, rien de prévu, hormis l'espoir d'une intervention étrangère, considérée du reste comme un dû historique " (p. 23). Il y a certes affirmation de l'existence du développement, mais il y a plus : réification et localisa-tion en Occident du même développement. Voilà, aux yeux de l'auteur, deux arguments à la base de la nécessité qu'elle perçoit de réhabiliter l'idéologie du sous-développement en Afrique. Il faut réhabiliter l'idéologie du sous-développement contre " l'idéologie parasitaire " du refus du développement reposant sur le " complexe de persécution ", le " complexe d'égarement ", le " prétexte d'aliénation culturelle ", les totalitarismes traditionnel et traditionaliste. Cela identifié et dénoncé, il y a lieu de mettre l'Afrique sur la voie obligatoire du développement. Quant aux conditions de faisabilité de ce développement, elles tiennent en un mot : la révolution comme lieu fondamental de la rupture avec la tradition. Cette révolution sera mentale " permettant de purger une fois pour toutes la honte de la traite et de la colonisation " (p.98); elle sera également sociale à travers le soulèvement populaire même si " le tout est de savoir combien de temps il faudra pour qu'éclate à l'échelle du continent une révolution sociale salutaire " (p. 181); elle sera enfin rationnelle puisque, proclame l'auteur à la toute fin de son ouvrage, " l'Afrique du XXIème siècle sera rationnelle ou ne sera pas " (p. 205). Le prétexte africaniste Ce que fait l'auteur de l'agression colonialiste et de la sujétion néocolonialiste, des idéologies hégémoniques et des mécanismes internationaux qui servent à les perpétuer en Afrique? Ne lui importe que ceci : l'Afrique est sous-développée et la tradition égale le refus du développement. Outre que l'auteur ne discute nulle part le développement qu'elle pose souverainement comme idéal et qu'elle suppose universel (la preuve, selon elle : l'expérience japonaise), elle ne fait rien de plus que rééditer de vieux dualismes qui ont diagnostiqué l'Afrique comme primitive, sau-vage, sans histoire ni écriture, domaine du paganisme et de la pensée magique, sans démocratie et sous-développée. Réhabiliter l'idéologie du sous-développement n'a de vérité scientifique que l'apparence, vérité du reste peu convaincante tant que n'est pas démontrée l'effectivité de l'universalité de quelque chose de tel que développement. Chose que ne suffisent pas à faire l'évocation onirique de la réussite japonaise ou la comparaison lapidaire de la puissance du canon avec celle de la sagaie. Au demeurant, Axelle Kabou est loin d'être la seule figure de proue de ce courant de pensée. Des thèses similaires à la sienne, cependant, sont régulièrement battues en brèche. Je ne m'y attarderai pas outre mesure (voir Emongo, 1998). Patent me semble toutefois le prétexte africaniste doublé du leurre intellectuel de la libération africaine du sous-développement. On découvre en effet combien l'auteur combat en définitive toute résistance, toute dissidence africaine devant les pas de l'Autre ici surnommé développement. On découvre que l'auteur sert en fait de héraut au triomphe de l'Autre, du développement supposé idéal et universel. En fait, il n'est point exagéré de dire que ce livre porte témoignage d'un regret : l'échec du projet d'occidentalisation du monde en contexte africain! Pourquoi, sinon, l'auteur éprouve-t-elle l'impérieux besoin de " réhabiliter l'idéologie du sous-développement "? Réhabiliter pour parachever le projet marqué, en Afrique, par la " faillite de l'économie moderne, du projet de développement et du fiasco de l'État-nation mimétique, de l'État importé " (Latouche, 1998 :17). Pour faire économique, le livre d'Axelle Kabou mérite une critique plus complète. En attendant, l'auteur eut été sans doute mieux inspirée en tenant compte de ceci " le sous-développement est l'expression d'un rapport d'exploitation d'un pays à un autre. Autrement dit : développement et sous-développement sont deux composantes d'un même système, le système capitaliste […] Les raisons du sous-développement, en Afrique par exemple, ne résident pas à l'intérieur des sociétés africaines. Elles naissent du rapport externe d'exploitation " (Garaudy, 1977 : 38, 40). 2.2 Le paradigme du triage Le dogme liminaire Rarement est avouée la perspective du triage chez les ténors de ce courant-ci. Toujours, ceux-ci démarrent sur une position dogmatique, à savoir la spécificité africaine généralement incarnée dans la tradition face à un idéal de développement, de science, de technique, de démocratie, le tout souverainement proclamé universel. On s'en doute bien, cette mise en perspective n'est jamais axiologiquement neutre et se trouve installée d'office sur l'échelle du bien et du mal, du progrès et de la tradition : ce qui est africain tombe systématiquement sous les coups de l'idéal parfois surnommé universel. Ici survient la praxis du triage, inscrite dans une démarche à prétention salvatrice. Pour les uns, il faut enraciner et actualiser l'idéal et l'universel en Afrique, non sans l'humaniser au passage à la lumière de certaines valeurs africaines; pour les autres, il faut plutôt élever l'Afrique, à travers certaines de ses valeurs, à l'idéal et à l'universel. Mais en fait d'enracinement ou d'élévation, c'est en définitive la tradition africaine qui doit " subir le tri purificateur ", c'est elle qui se trouve sur le banc des accusés au tribunal de l'idéal, de cet idéal à la fois juge et partie - comme dans le cas précédent - sous la toge de la technoscience et de la démocratie, c'est-à-dire en définitive de la modernité. La dialectique des pertes et profits Dans un texte récent, Les ipséités culturelles face à la dynamique universalisatrice du phénomène technique et de la démocratie (3), Lazare-Marcelin Poame fournit une illustration magistrale de ce courant. D'entrée de jeu est proclamée l'universalité du phénomène technique et de la démocratie. L'enthousiasme est ce qui fait le moins défaut dans cette proclamation lorsque l'auteur s'exclame, d'abord : " Du village planétaire au cerveau planétaire, la dynamique univer-salistrice du phénomène technique est loin d'être prise pour un épiphénomène ", ensuite : " l'universalisation du phénomène démocratique, qui n'est pas un phénomène de mode, nous semble aller de pair avec l'universalité du phénomène technique " (p.335). D'ores et déjà, on est en droit de se demander si, au-delà d'une certaine confusion terminologique, le terme uni-versalisation ne trahit pas l'intention universaliste de l'auteur : l'universalité ne serait pas de fait, elle ne serait pas un fait avéré mais institution, mais construction à travers un processus, celui-là même de l'universalisation. Ce que deviennent les " ipséités culturelles négro-africaines " face à cela? Elles auront " subi au contact du phénomène technique et de la démocratie un choc déstabilisateur " (p.333). De là l'auteur s'interroge-t-il " sur les possibilités d'une conciliation des valeurs traditionnelles africai-nes avec celles de la civilisation technicienne " (p. 336). Dans le but de dépasser à la fois les défenseurs du retour aux sources africaines et ceux qui prônent la rupture pure et simple avec ces sources, l'auteur entreprend une description globalement dépréciatrice de ces mêmes valeurs traditionnelles africaines. Sont fustigées au passage : le grand-frérisme vautré dans " le confort des gérontes ", l'individu existant comme une présence absente dans la communauté, la conception du temps comme " une donnée immuable ", la " vénération et la piété " face à la nature… Demandons-nous si la conciliation annoncée n'est désormais pas impossible, pour cause de déséquilibre analytique, l'Afrique traditionnelle étant largement dépréciée là où la fameuse civili-sation technicienne semble avalisée en bloc. Qu'importe, notre auteur persiste à se croire en droit de sommer l'Afrique de " relever les défis technologiques et culturels en se libérant du faux dilemme de la résistance à l'Occident et de la dilution dans l'universel technique et démocratique […] en articulant adroitement ses particularismes culturels avec l'universel technique et démocratique " (p. 338). Relever les défis et articuler adroitement ont un autre nom - et c'est loin d'être une anecdote - sous la plume de notre auteur : la " mise à jour des ipséités culturelles négro-africaines ". Disons-le tout de suite : si la conciliation s'entend comme un défi à relever pour l'Afrique et si relever ce défi pour l'Afrique signifie mettre à jour ses valeurs, nous devons convenir que la conciliation annoncée sert tout au plus de prétexte argumentatif dans le but de soumettre l'Afrique au jugement de la civilisation technicienne. Le confirme la " dialectique des pertes et profits " que prône l'auteur, c'est-à-dire rien moins qu'" une ablation de certains par-ticularismes qui entrent en conflit plus ou moins flagrant avec les exigences des temps nouveaux supposées promouvoir l'humain " (p. 342). Et de convoquer pêle-mêle au tribunal de l'universel technique et démocratique : " l'esprit magique ", la " survivance pernicieuse du réflexe tribal ", " le refus du débat contradictoire ", " la mentalité de cueillette ", etc. Le prétexte africaniste Sur la base de quels critères autres que ceux de l'impérialisme de la technoscience et de la dé-mocratie nées et développées en Occident parviennent-elles au statut de phénomène universel? L'auteur n'en dit mot. Le leurre de la conciliation éclate au grand jour dans le souci de trier, d'élaguer, d'émonder la tradition africaine ou ce qui est ici tenue pour telle. Quant au phénomène technique et à la démocratie, ils apparaissent comme inévitables à l'auteur renforcé en cela par des philosophes et non des moindres : Günter Ropohl et Jürgen Habermas. De la conciliation annoncée entre les valeurs traditionnelles africaines et les exigences modernes de la technique et de la démocratie, il ne reste que le subterfuge intellectuel d'un pseudo salut pour l'Afrique. Je ferai provisoirement l'économie de la critique plus approfondie que mérite ce texte écrit sans doute dans la hâte et qui n'est pas à un paradoxe près, pour constater la consommation du prétexte africaniste dans les deux extraits suivants, tirés de ses dernières lignes. Parlant des compensations pour l'Afrique traditionnelle dans le cadre de la dialectique des pertes et profits, l'auteur cite entre autres " la recherche du consensus par débats publics sous l'arbre à palabres soigneusement émondé à l'aide des sécateurs de la modernité, c'est-à-dire débarrassé du folklore qui en pervertissait le noyau rationnel que constitue le principe de la discussion " (p. 342). Soit dit en passant, j'ai du mal à voir une quelconque compensation dans la recherche du consensus par débats publics, puisque cette pratique fait partie intégrante de l'Afrique traditionnelle. Au demeurant, quelle serait la teneur du noyau rationnel africain? Dans quelle mesure le folklore le pervertit-il? Enchaînant dans la même ligne : " S'il est entendu que la culture technique et démocratique doit s'acquérir par un travail des cultures sur elles-mêmes, la première tâche à accomplir est la transcription et la traduction en langues africaines des grands textes fondateurs de la culture technique et démocratique. Ainsi ces langues, en plus de la Weltanschauung ou vision du monde qu'elles véhiculent, serviront de support à la transmission et à la diffusion des connaissances technoscientifiques et artistiques aujourd'hui requises " (id.) Où est l'universalité et où la conciliation si, pour toute compensation des pertes subies, l'Afrique mettait ses langues au service de l'universalisation de la civilisation technicienne? Or, l'auteur semble oublier que ces grands textes sont eux-mêmes portés par une vision du monde, dont ils sont indissociables. Faire des langues africaines leur véhicule auprès des Africains et selon la Weltanschauung africaine tient dès lors de la gageure. III. Renouveler le regard 3.1 Une nécessité, une urgence D'Axelle Kabou à Lazare-Marcelin Poame, le continuum est indiscutable quant au prétexte africaniste. La même mise en accusation sinon de la tradition comme telle, du moins de certaines de ses valeurs. Le même vice procédural dans ce tribunal où l'Occident apparemment absent trône pourtant comme juge et comme partie. Le même leurre intellectuel proclamant l'intention généreuse de libérer l'Afrique tout en renforçant dans la démonstration sa soumission à un idéal et un universel truffés d'Occident. De l'une à l'autre auteurs, les mêmes questions d'ordre épis-témologique quant aux sciences humaines en contexte africain, puisque les questions que suscite leur pensée oblige de " reconsidérer les sociétés africaines comme un défi majeur aux sciences sociales dans un tournant de l'histoire qui exige le renouvellement de la pensée africaine […] (notamment sous le signe de) l'urgence d'une éthique de la transgression qui nous oblige à réhabiliter la pensée maudite afin de retrouver les sources de la créativité " (Éla, 1998 : 18, 410) Il y a donc nécessité et il y a urgence. La nécessité de renouveler le regard quant aux notions et aux rapports entre résistance, dissidence et tradition en contexte africain contemporain se profile elle-même comme une forme de résistance et de dissidence réfléchie à l'endroit du radicalisme du paradigme de la rupture, résumé dans ce mot affligeant de Marcien Towa (1981 : 42) : " pour s'affirmer, pour s'assumer, le soi doit se nier, nier son essence et donc aussi son passé. En rompant ainsi avec son essence et son passé, le soi doit viser expressément à devenir comme l'autre, semblable à l'autre ". Résistance et dissidence réfléchies, également, à l'endroit de la résistance et de la dissidence en trompe-l'œil que propose le paradigme du triage croyant pouvoir enraciner la modernité dans la tradition tout en réduisant cette dernière à l'état de fragments, de résidus, de survivance. Nécessité certes, mais aussi urgence devant l'appel, par dirigeants africains interposés, d'un " nouveau " pacte de partenariat pour le développement (NEPAD). Il y a urgence de repenser les notions qui nous préoccupent à notre époque où les cloches de victoire du néolibéralisme par certains proclamés universellement inéluctable résonnent plus fort que jamais, où l'organisation et le fonctionnement des sociétés mais aussi les comportements humains sont en passe d'être nivelés par le rouleau compresseur de la mondialisation, où l'Afrique semble ne se vouloir en reste d'aucune bêtise, d'aucune horreur comme si elle tenait à donner raison aux trompettes de l'afro-pessimisme. Urgence il y a à notre époque où l'empire occidental semble achever son emprise sur le reste du monde, c'est-à-dire d'instaurer le monolithisme culturel à l'échelle planétaire. Il y a urgence si nous ne voulons donner dans la résignation et le fatalisme; urgence de réflexion pour ne pas sombrer corps et biens et tous ensemble dans l'océan faussement tranquille d'un universel factice, morbide, mortifère. Tant il est difficile de ne pas entendre aujourd'hui cette voix qui disait en 1955 déjà " le triomphe de la culture de consommation, universellement identique et intégralement anonyme, représenterait le degré zéro de la culture de création ; ce serait le scepticisme à l'échelle planétaire, le nihilisme absolu dans le triomphe du bien-être. " (Ricœur : 1955 : 282). Les termes résistance et dissidence ont acquis leurs lettres de noblesse face à l'Autre conquérant, envahisseur, oppresseur. À des degrés divers, résistance et dissidence représentent une avenue autre que la soumission ou la résignation, la négociation ou la coopération en position de faiblesse. Ce n'est pas par hasard si résistance et dissidence se sont toujours illustrées dans le cadre de la libération, de la révolution, de la défense de la patrie, du changement, du renouvel-lement, etc. Mais s'y épuisent-elles comme notions? Cette question vaut également pour la tra-dition dont l'idée reçue (on vient de le voir) veut qu'elle représente exclusivement le passé et, donc, s'oppose naturellement au progrès. Loin d'alimenter des combats d'arrière-garde comme le dit à qui veut l'entendre un certain fatalisme globaliste, cette interrogation est de part en part prospective. En effet, " l'unification violente de la planète par le capital financier multinational du centre et sa rationalité marchande est un fait d'évidence. La résistance éclatante ou latente que lui opposent de nombreux peuples dominés également […] L'unification de la planète par la rationalité marchande bute sur les cultures autochtones " (Ziegler, 1979 : 19). Se doivent d'être examinées dès lors deux interrogations majeures : que devrions-nous entendre par résistance, dissidence et tradition? Quels peuvent être les rapports existant entre résistance, dissidence et tradition dans le champ spécifique africain? 3.2 De la résistance La résistance pourrait se résumer dans ces trois lettres : non! Ce non est à la fois visible, tangible et invisible, repérable à l'analyse quant à sa dimension fondamentale. C'est un non installé d'emblée dans la conjonction d'une praxis défensive et d'une prospective d'affirmation de la différence. L'observation quotidienne montre aisément son aspect défensif. Mais pour percevoir son aspect prospectif, il faut réaliser que face à l'Autre, le sentiment de menace, de déstabilisation engage inévitablement dans la redécouverte de ses propres potentialités. L'efficacité de la défense des acquis n'est pas dissociable de cette redécouverte de soi, tant il est vrai que les chances sont plus grandes d'échec ou de match nul lorsqu'on combat l'adversaire avec les seules armes qu'on lui a empruntées. Cela étant, l'Autre est-il premier ou prépondérant pour autant que c'est lui qui déclenche la résistance et, de ce fait, la redécouverte de soi? Je dirai : pas nécessairement, pas toujours en tout cas. Et j'ajoute qu'en définitive, la résistance est une dynamique : refus du monisme, promotion de la diversité. Elle est distance aux deux sens du mouvement : retrait pour se protéger et élan pour bondir en avant face à l'Autre quel que soit l'enjeu (territorial, politique, idéologique, culturel ou de tout autre ordre). D'autre part, entrant en service généralement comme non à l'occupation par l'Autre, sa domi-nation, l'absorption par lui, la dilution dans son moule, non au cœur de la résistance est fonda-mentalement non à la simple possibilité de l'occupation par l'Autre, sa domination, l'absorption par lui, la dilution dans son moule. J'insiste : la notion de la résistance ne se présente pas à notre compréhension comme avant tout une idéologie suivie d'une praxis - encore qu'elle n'est jamais exempte d'idéologie. La résistance se trouve inscrite négativement dans l'économie même de ce qui la provoque; préalable à l'occupation par l'Autre, à sa domination, à l'absorption par lui, à la dilution dans son moule qui sont autant de situations déclencheurs, la résistance est incrustée dans la volonté et dans le projet d'occupation et de domination de l'Autre, d'absorption et de di-lution dans son moule. Ainsi, sur le plan notionnel, la résistance vient de plus loin que les combattants de la liberté et les héros libérateurs, tout à la fois figures factuelles de sa praxis et sève des constructions idéologi-ques de sa mémoire. Me reste à ajouter que les stratégies d'action de la résistance sont grosso modo de trois ordres où praxis s'articule avec idéologie et vice versa : (a) Sur le plan surtout théorique, la résistance articule la défense et la prospective, le refus et la promotion. Si le premier terme de ces deux couples d'articulation est le plus évident à l'observation quotidienne, le deuxième terme repérable surtout à l'analyse n'est pas moins constitutif de la notion de la résistance. (b) Sur le plan de l'action proprement dite, la résistance recoure à des stratégies d'opposition et de lutte multiforme contre l'Autre envahisseur : désobéissance civique, sabotage, guerre de libération, etc. Dans le même temps, bien que de façon peu évidente à l'observation, elle recoure à l'évaluation et à la valorisation de ce qu'on est face à l'Autre. (c) Sur le plan beaucoup plus idéologique, la résistance met en exergue des figures héroïques, dont le nom, la pensée et l'action sont brodés en valeurs charismatiques. La fibre sensible sollicitée à fond traverse le discours généralement emphatique quant à la patrie menacée ou à l'identité en danger. Donc, quelles que soient les apparences, la résistance n'a point pour débouché naturel le fixisme dans un état des choses supposé éternel et qu'il faut sauvegarder coûte que coûte. Elle est éga-lement et heureusement dynamique intrinsèque à ce qui résiste. 3.3 De la dissidence Quant à la dissidence, elle ne vient jamais au jour qu'à travers le détour d'une trajectoire en fourche. Trajectoire en fourche est une métaphore idéale pour expliciter la notion de dissidence. Ainsi, la dissidence comporte deux moments et deux dimensions. Le premier moment que j'appelle " trajectoire " enseigne qu'au commencement était un chemin commun, une convergence initiale, une même racine mère. Jusque-là, la dissidence est à l'état virtuel, elle est possibilité intrinsèque à ce chemin, à cette convergence, à la racine mère. Il faut sans doute aller plus loin et ajouter qu'à ce niveau, il apparaît comme incongru de seulement supposer la possibilité de la dissidence, les seules raisons de mise étant celles de la continuité, de l'harmonie, de l'unité. Le deuxième moment que j'appelle " fourche " se caractérise par la manifestation de la dissi-dence. La dissidence ici est tangible. Si " entrer en dissidence " fait penser tout de suite à l'action, le visage empirique premier de la dissidence est presque toujours un discours, une pro-clamation, une idéologie en somme visant à se donner les moyens de ses raisons. La dissidence apparaît fondamentalement comme une querelle des vérités opposées sur le même objet et sur le même but final. Elle n'apparaît pas comme une nouvelle fondation, un recommencement de la trajectoire jusque-là partagée; mais plutôt comme une volonté et un effort de démarcation à partir d'un moment et d'un lieu donnés de cette trajectoire. La praxis qui s'ensuit et qui, toujours, suit de près la proclamation idéologique consomme dans les faits la fourche, elle consacre la dissidence comme un fait désormais avéré. En fait, c'est la trajectoire qui entre en épreuve dans ses caractéristiques intrinsèques : la continuité bute contre la divergence, l'harmonie contre la contestation, l'unité contre le parallélisme. À la réflexion, la dissidence est une situation à la limite du paradoxe, si surprenant cela puisse-t-il paraître : (a) J'ai dit tout à l'heure que la dissidence était toujours et avant tout une querelle des vérités opposées sur le même objet et sur le même but final. En ce sens, son contenu constitue une voie parmi d'autres voies possibles quant à la méthode et aux moyens. Qu'importent sa lé-gitimité de principe et, sans doute, la justesse de son point de vue, ce qui entre en dissidence l'est comme une option, non en tant qu'un absolu, une solution ultime. Certes, son point de vue sera présenté comme le seul vrai, mais cela sur le plan idéologique; à l'analyse, sa consistance réside dans le rapport de divergence, de contestation et de parallélisme réciproque qu'il entretient avec son Autre. C'est d'ailleurs dans ce cadre de réciprocité contestataire que, en réaction à sa propre critique, son Autre caractérisera péjorativement la dissidence comme déviation, errements, trahison. En tous les cas, l'horizon de la dissidence semble culminer dans la dialectique dont le chemin jusque-là suivi demeure la vérité de base pour toutes les parties. Ni rupture ni continuité, mais l'une et l'autre. (b) Précisément, la notion de dissidence se donne à comprendre à la lisière de la reconnaissance et/ou réclamation de la racine originelle et de la dénonciation et/ou rejet de ses dernières articulations. L'Autre, donc, que j'aime mieux dire son Autre ne lui est pas extérieur mais intime, communiant et puisant à la même racine, partageant partiellement une histoire commune. Ce qui fait de la dissidence un mi-chemin entre l'origine et le but final, une option parmi d'autres et dont l'existence dépend, pour ainsi dire, de la réciprocité avec les autres options. Son action est, généralement, correctrice dans la poursuite d'un même but, dans la réalisation d'un même projet originel. Encore une fois : ni rupture ni continuité, mais l'une et l'autre. En somme, la dissidence fait corps avec, dépend en quelque sorte de son Autre, de l'Autre qu'elle se donne, qui lui renvoie l'image de sa propre figure, lui oppose la légitimité d'une vérité parallèle. Elle est dedans et dehors, fondamentalement dialectique des contraires nourrie à la base par le même projet originel et au sommet par le même but à atteindre. 3.4 De la tradition Ni au passé ni au présent ni au futur, mais au passé, au présent et au futur; tel est le projet d'une thèse de doctorat en philosophie et lettres, défendue depuis (4). L'articulation ambiguë, voilà le concept central de cette thèse; tandis que la Déclôture est la clé de sa démonstration. Que, à ma connaissance, aucun argument de force majeure n'ait encore invalidé cette thèse - dont les principaux arguments ont déjà fait l'objet des publications (Emongo, 1995, 1997, 1998, 2002) -, me conforte dans l'idée d'en esquisser ici une synthèse. J'entends m'inscrire en faux contre la conception vulgaire de la tradition que les auteurs les mieux aguerris ne me semblent pas avoir dépassée et selon laquelle la tradition représente, de manière quasi infrangible, le passé venu jusqu'à nous. Je suivrai quatre étapes schématiques : (a) Les questions soulevées par l'examen de certaines approches de la tradition en contexte africain m'ont inspiré deux éléments liminaires. Premièrement de reconsidérer l'objet tradition en dehors du face-à-face que se feraient les sciences (nées en Occident) d'un côté et, de l'autre, les traditions (d'ailleurs) en tant que des simples objets d'étude. Ce qui m'a suggéré de parler plutôt de la tradition au sens de toute tradition, objet d'étude s'il en est situé au cœur d'une région théorique que j'ai appelée du néologisme de l'Entre-traditions. Ici, les sciences elles-mêmes entrent en service comme relevant d'une tradition. Ce faisant, le questionnement et ce qui est mis en question s'agissent réciproquement en l'Entre-traditions. Deuxièmement, d'approcher la tradition prise au sens de toute tradition à partir de sa constitution, c'est-à-dire à partir des " phénomènes " qui la constituent et qui permettent ainsi de la saisir. J'en ai retenu, pour les besoins de ma démonstration : l'homme, le monde et le temps. Mon attente était de laisser la tradition mise en question parler d'elle-même, mon rôle étant essentiellement de l'expliciter. Cela pour limiter au maximum l'interférence des traditions auxquelles je participe moi-même au moment de mettre en question la tradition au sens de toute tradition. (b) Le néologisme Déclôture que j'ai forgé ensuite, en tant que le principe qui conduira l'explicitation de la constitution de la tradition me vient des deux illustrations s'exprimant comme approches de la tradition et comme conceptions des traditions données. En faisant l'économie des détails, je dois à Heidegger (1986) le sens de l'articulation (que je qualifierai à mon propre compte d'ambiguë) entre la naissance et la mort, l'origine et la fin, l'existence inauthentique et l'existence authenticité, la tradition comme Tradition et la tradition comme Überlieferung. Ici, le premier terme est projet du dernier, lequel le précède mais négativement. Aux Bantu, j'ai emprunté l'ouverture fondamentale qui marque le rapport de l'homme au monde et au temps, ouverture qui précède l'existence, la traverse de part en part et l'excède dans tous les sens. (c) L'explicitation de la tradition à même le principe Déclôture m'a permis cela étant de développer, à travers les notions de communauté et d'histoire traitées comme des phé-nomènes déclôturés, ce que j'allais entendre en définitive par articulation ambiguë. Il m'apparut dès lors que le passé échu comporte le futur virtuel que va devenir le présent actuel, lequel n'est jamais que le passé imminent du futur aujourd'hui virtuel. Le présent apparaît dans cette conjoncture comme le nœud qui articule hic et nunc passé et futur; en lui ce qui est hérité l'est intrinsèquement comme à léguer dans une manière de com-munauté herméneutique d'un commencement et d'une fin indicibles (que j'ai appelés l'origine immémoriale et la fin éternelle). Dit autrement, dans la direction du passé le re-gard présent présuppose tous les futurs advenus; dans la direction du futur, le regard présent suppose tous les passés à venir. Autre et le Même sont des termes impliqués dans cette communauté herméneutique, dans cette articulation ambiguë. (d) Ici parvenu, il m'a été aisé de formuler ma thèse, après discussion avec quelques auteurs reconnus pour la fécondité et la profondeur de leurs analyses à propos de la tradition. Mon principal argument est que ces auteurs n'ont pas osé aller plus loin qu'ils pouvaient dans la compréhension de la tradition; quand ils ne l'identifient pas à l'histoire échue (Gadamer, 1965), ils la font culminer dans le sujet historique qui l'interprète et la reprend ici et maintenant (Ricœur, 1985). Ma thèse, cela étant, a été formulée comme suit : ni exclusivement passée, présente ou future, mais simultanément passée, présente et future, la tradition prise au sens de toute tradition est l'articulation ambiguë du Même toujours déjà l'Autre et de l'Autre toujours chaque fois le Même. Ce rappel n'a rien d'un exercice d'autosatisfaction. Au contraire, il porte bien des enseignements, dont celui-ci qui rejoint directement la préoccupation du présent essai : l'accablement, voire les vaines tentatives de liquidation des traditions africaines y compris par des Africains ne dépassent généralement pas l'opposition tranchée et dogmatiquement posée entre la tradition identifiée au passé et la modernité identifiée au futur. Cette opposition, je l'ai déjà dit, descend des dualismes métaphysiques au départ qui ont marqué l'histoire de l'Europe, déplacés et appliqués depuis à l'échelle planétaire. La modernité dite au singulier et prénommée développement, technoscience, démocratie y est présentée comme universelle et idéale. C'est précisément dans ce cadre que s'insèrent les points de vue d'Axelle Kabou et de Lazare-Marcelin Poame parmi d'autres. J'en suis conscient, en essayant de rendre plausible l'argument selon lequel la tradition au sens de toute tradition se présuppose et s'anticipe dans la rupture et la continuité, je m'inscris sans aucun doute dans ce que Jean-Marc Éla appelle " la pensée maudite ". Ma discussion avec des auteurs sur la tradition en Afrique n'est pas en cause; elle relève d'un exercice académique et scientifique somme toute vivifiante pour la pensée. Par contre, de m'en prendre à ce que je n'ai pas hésité à appeler dans ma thèse " un ordre établi de penser " est une autre affaire. Mais une fois encore, le présent essai de renouvellement du regard quant à la résistance, à la dissidence et à la tradition doit être considéré comme, en soi, une forme de résistance et de dissidence réfléchie à cet ordre établi de penser. Ce faisant, j'assume (mais ne veux pas en débattre ici) le paradoxe temporaire auquel ne peut échapper le penseur africain : faire acte de résistance et de dissidence tout en fonctionnant dans une langue occidentale et dans un cadre nécessairement marqué par la formation universitaire de type occidental. IV. Résistance, dissidence, tradition 4.1 Jusqu'à preuve de mieux Ai-je épuisé avec cela l'explicitation des notions de résistance, de dissidence et de tradition? Je n'oserais l'affirmer. Il va sans dire que chacun de ces termes mérite une étude à part entière; ce que je n'ai pu faire ici, me contentant de donner une synthèse directement orientée vers ma pré-occupation immédiate. Ai-je atteint quelque résultat plausible, toutefois? Je dirai : certainement. Cependant, la validité de mes arguments s'il en est, relève de ce qu'on peut appeler une validité jusqu'à preuve de mieux. Ainsi, pouvons-nous tenir pour plausible jusqu'à preuve de mieux, que : (a) La résistance comporte une dynamique intrinsèque qui la dégage de l'illusion du fixisme : elle est praxis défensive et prospective d'affirmation de la différence; refus du monisme et pro-motion de la diversité. (b) La dissidence se comporte en dialectique dont le chemin jusque-là suivi demeure la vérité de base pour toutes les parties. Sa dynamique puise dans le même projet originel et tend au même but à atteindre. (c) La tradition, puisqu'elle se présuppose et s'anticipe, n'est exclusivement ni au passé ni au présent ni au futur, mais simultanément au passé, au présent et au futur. En effet, " dire au-jourd'hui : ma tradition, c'est dire au même moment mes ancêtres et ma postérité, mais c'est aussi dire simultanément moi, descendant de mes ancêtres et moi, ancêtre de ma descen-dance " (Emongo, 1995 : 196) (d) Rompre avec la tradition ou émonder celle-ci grâce aux sécateurs modernes ressemblent, à la critique, à des idéologies de sujétion africaine plus qu'à de véritables théories de libération africaine : ces idéologies bâties sur le mode de la discussion scientifique s'accompagnent d'une sorte de nécessité de prostituer les vertus les plus positives de la résistance, de la dissi-dence et de la tradition. Quels peuvent être, cela étant, les rapports que ces trois derniers termes entretiennent en contexte africain? La réponse à cette question comporte deux moments. Le premier moment est essentiellement théorique et tente d'établir quelques lieux comparatifs entre, principalement, résistance et dissidence. Le deuxième moment qui se veut beaucoup moins théorique tente d'épingler les lieux des rapports que la tradition entretient avec la résistance et la dissidence telles que reconsidérées, en contexte africain. D'après leur explicitation notionnelle ci-dessus proposée, la résistance et la dissidence affichent quelques points de convergence et quelques points de divergence. D'une part, toutes deux s'affirment comme étant fondamentalement dynamiques; d'autre part, elles projettent toutes deux la perspective des alternatives à l'Autre. En même temps, chacun s'y prend chaque fois à sa ma-nière. Trois lieux de comparaison permettent de l'illustrer : (a) Sous l'angle de leur surgissement : la résistance émerge face à l'Autre venant du dehors; aussi comporte-t-elle une motion centripète d'où elle s'organise comme une praxis défensive. Ce faisant, la résistance s'enracine dans sa dimension fondamentale, prospective celle-là, d'où elle se révèle comme affirmation de la différence. La dissidence, elle, fait faire face à un Autre qui ne lui est pas étranger au départ; elle apparaît ainsi à mi-chemin d'une trajectoire initialement partagée. La dissidence, donc, comporte une motion centrifuge, en quoi elle se distingue et se dissocie des dernières articulations du tronc commun jusque-là suivi. (b) Sous l'angle de la dynamique méthodologique : la résistance est une dynamique extrinsèque qui s'exprime en trois temps, si on peut dire. D'abord, elle est action latente, préalable à la manifestation de l'Autre; comme telle, elle n'a pas besoin que l'Autre se manifeste pour être, son indépendance venant de ce qu'elle est possibilité face à l'Autre le cas échéant mais non pas possibilité à même ou conditionnée par la manifestation de cet Autre. Ensuite, elle est action défensive, praxis de " levée des armes " face à la menace d'occupation ou de domination, d'absorption par ou de dilution dans l'Autre. Enfin, elle est action prospective en tant que construction idéologique d'affirmation de la différence, de sauvegarde de la di-versité. De son côté, la dissidence est une dialectique intrinsèque qui s'exprime également en trois temps. D'abord, elle est une action virtuelle, inscrite dans ce qui pourrait devenir son Autre; comme telle, elle n'est que parce que son Autre (dont elle fait partie jusque-là) se manifeste comme tel, cette dépendance venant de ce qu'elle est possibilité à même son Autre virtuel mais non pas possibilité préalable ou extérieure à son Autre le cas échéant. Ensuite, elle est une idéologie offensive de dénonciation, discours d'accusation en vue de se démarquer, de se distinguer de ce qui devient par le fait même son Autre. Enfin, elle est ac-tion correctrice qui vient consommer la démarcation, confirmer la distinction. (c) Sous l'angle de leurs visées : résistance et dissidence ont toutes deux une perspective qu'on pourrait appeler la quête des alternatives à l'Autre. Quant à la résistance, ce sont des alter-natives " naturelles ", puisées ou reconstruites à partir de ce qu'on est, en vue de l'affirmation de la différence et de la sauvegarde de la diversité, contre la menace d'occupation ou de domination, d'absorption par ou de dilution dans l'Autre. Quant à la dissidence, ce sont des alternatives " dérivées ", puisées ou construites à partir d'une unité initiale, en vue de la correction des dernières articulations du tronc commun jusque-là suivi, mais des alternatives dialectiques dans la poursuite du même projet originel vers le même but final. Je le confesse, les ressemblances et les dissemblances entre résistance et dissidence ne se limitent nullement à ces trois points. D'autant plus que je m'en suis tenu, ici, à une approche notionnelle, ne laissant que peu ou prou de place pour des illustrations à partir des expériences vécues. Des nuances ne sont donc pas à exclure des réflexions que je viens de faire - mais sur lesquelles je ne m'attarderai pas. M'importait, fondamentalement, de renouveler le regard quant aux rapports qu'elles entretiennent, après avoir renouvelé le regard en ce qui concerne les notions de résistance et de dissidence comme telles. Restituer leurs lettres de noblesse à ces notions, en tant que notions, est une condition essentielle pour repenser à nouveaux frais leurs rapports avec la tradition en contexte africain. 4.3 Résistance, dissidence et tradition D'emblée s'impose un fait indéniable : peu importe les déboires subits du fait de l'Autre, la tra-dition est bien vivante en Afrique. En général, cette vie de la tradition est regardée comme rien que survie, voire survivance. Ce point de vue défaitiste n'est pas loin de flirter avec le fatalisme : la tradition tombant sous les coups de la modernité plus forte et, de toute façon, plus élevée (Elungu, 1986), disparaîtra inévitablement. Trier et sauver ce qui est digne de l'être ou bien couper purement et simplement le cordon ombilical; telles sont deux grandes tendances qui do-minent aujourd'hui encore certains esprits africanistes. Faut-il le redire : on nage ce faisant en plein historicisme, comme si les temps de la " coupure lumineuse " entre l'état de nature (enten-dre tradition en contexte africain) et l'état de culture (entendre modernité occidentale) n'étaient point révolus. À quoi d'autre sinon renvoient les thèses de l'africanisation de la modernité ou bien celles de la modernisation de la tradition en Afrique? C'est le moment de nous demander si, précisément et à la suite du renouvellement du regard ci-dessus, la vie de la tradition en Afrique ne constitue pas le lieu privilégié à partir duquel l'Afrique parle et nous parle de résistance et de dissidence au sens le plus noble de ces mots. Résistance et dissidence en tant que dynamiques et en tant que quête des alternatives, chacune à sa façon; résistance et dissidence de la tradition en Afrique en tant que tradition rime ici comme ailleurs avec tension intrinsèque, articulation par définition du Même et de l'Autre, rupture et continuité signifiant rien moins que " la transgression qui n'attente pas à la fidélité et la fidélité qui n'empiète pas sur la transgression " (Emongo, 1995 : 198). Nouvelle proclamation idéologique et, plutôt, rétrograde? Que non, tant s'en faut! Et les faits sont là qui l'attestent : je n'ai aucun moyen de nier que la tradition est vivante en Afrique, malgré la théorie de la table rase et les pratiques de remplissage des temps coloniaux, malgré la durée désormais séculaire de l'assimilation par des Africains de la mission civilisatrice venue d'Occident et la répression subséquente de leurs propres traditions au nom d'une modernité supposée universelle et idéale. À témoin, ces quelques illustrations de cette vie, de la résistance et de la dissidence de la tradition en Afrique. Premier exemple : après la disparition d'une jeune fille gourounsi (Brukina-Faso) promise de longue date à une famille alliée, le tribunal révolutionnaire populaire de conciliation (TRPC) du lieu organise une battue. Lorsqu'on retrouve la fille, son amant a disparu. Peu après, celui-ci se présente devant le TRPC, invoque le décret nº 85/405 du Conseil national de la révolution qui abolit les mariages forcés au Burkina-Faso. Or, il aime la fille et la fille l'aime, prétend-il. Lors de l'audience, le président du TRPC confirme le décret donnant raison au prétendant. Néanmoins, il demande à la concernée ce qu'elle veut : suivre son amoureux ou rentrer chez elle. " La réponse va de soi. La jeune fille, pour la première fois, lève son joli visage inondé de larmes. Elle regarde longuement le président, les juges. Puis, elle se retourne et d'un pas lent, timide, se dirige vers le groupe d'hommes, de femmes et d'enfants postés au milieu en demi-cercle. Elle rejoint son père. Entre la tradition et l'amour, elle choisit la tradition. Le jeune homme, sans une protestation, sans un regard, s'en va " (Ziegler, 1988 : 209-210). Deuxième exemple : au Brésil, le vice-roi portugais imposait aux esclaves venus d'Afrique la conversion à la foi catholique. Néanmoins, " les esclaves noirs refusaient la soumission aux dieux, à la culture étrangère. Écrasés par l'autorité nouvelle, ils résistaient par la foi. Leur croyance restait attachée aux anciens symboles et refusait les valeurs nouvelles. Les yawalorixas, les babalaos africains inventaient un stratagème subtil : ils établissaient des correspondances entre les dieux africains et les saints chrétiens. En apparence, les prêtres noirs du culte nagô se soumettaient aux saints blancs, célébraient leurs rites, respectaient leur calendrier. Mais, agenouillés devant une statue de la Vierge dans une église de Recife, de Bahia, d'Alagoas ou de Ouro Preto, c'est en fait la déesse Yemanja, déesse de la mer et des rivières, qu'ils vénéraient; saint Jérôme servait à masquer la permanence du culte d'Olodumare; saint Sébastien celui de l'Orixa Olorun; sainte Barbara était Iansan; sainte Iphigénie masquait Oxunmare; le Christ, enfin, servait à camoufler les rites élaborés, la vénération portée à l'Orixa-roi qui était (et est) appelé par les communautés de la diaspora africaine du Brésil alternativement Orisanla ou Oxala " (idem : 53). Ces deux exemples peuvent être multipliés à l'infini. Mais ce n'est ni le lieu ni le moment de faire un inventaire exhaustif des lieux de résistance et de dissidence de la tradition en Afrique. Il faudrait alors évoquer toutes les formes de résistance et de dissidence, notamment : (a) Politique : bien que soumise au pouvoir de l'État moderne, l'autorité traditionnelle a su conserver sa légitimité auprès des populations. Celles-ci ne ressentent pas les contributions communautaires comme une contrainte extérieure; tandis qu'elles rusent ou contournent carrément les différents impôts liés à l'État moderne. (b) Économique : exclues du système économique moderne dont l'implantation a largement échoué en même temps que celle de l'État moderne, les populations ont appris a développer d'autres formes d'économie portée par des valeurs traditionnelles de solidarité, de partage, de richesse collective. Il y a " en marge de la déréliction de l'Afrique officielle, à côté de la décrépitude de l'Afrique occidentalisée, une autre Afrique bien vivante sinon bien portante. Cette Afrique des exclus de l'économie mondiale et de la société planétaire, des exclus du sens dominant, n'en persiste pas moins à vivre et à vouloir vivre, même à contresens " (La-touche, 1998 : 19). (c) Scientifique : accusés de satanisme et traqués par l'ordre colonial, dénigrés comme charlatans et méprisés par l'ordre des États africains indépendants, les dépositaires des savoirs vernaculaires ont généralement choisi de se taire, de ruser ou de cacher ce qu'ils savent aux profanes. Et pourtant, Dieu sait que la condamnation des savoirs traditionnels entrés, depuis, dans le maquis comporte une dose d'irrationalité et d'impérialisme. En effet, " qui sont donc ces insensés qui, sans jamais avoir rencontré un patient dont la pathologie est structurée selon des modalités culturelles, sans jamais avoir participé à une séance thérapeutique d'un guérisseur, énoncent du haut de leur savoir (qu'on peut en l'occurrence qualifier sans aucune hésitation de colonial) les interprétations de telle ou telle pensée étiologique traditionnelle? " (Nathan, 1994 : 63). (d) Religieuse : les tentatives de substitution de la spiritualité traditionnelle souvent considérée comme soit diabolique soit de toute façon païenne, par l'ordre chrétien voulu universel et véridique, n'a jamais abouti qu'en surface chez beaucoup d'Africains. Même parmi les convertis parfois les plus enthousiastes à pourfendre leurs traditions, on célèbre encore le mariage, la naissance des jumeaux et le deuil à la manière traditionnelle, on donne encore au premier enfant le nom de l'aîné décédé dernièrement à moins que ce ne soit le nom d'un de ses grands-parents, etc. Faute donc d'inventorier, il me faut toutefois relever que la résistance et la dissidence de la tra-dition en contexte africain ne s'inscrivent nullement dans l'opposition facile qu'on a pris coutume de mettre entre la tradition et la modernité. Faut-il redire que résister pour la tradition en Afrique ne s'épuise pas dans la praxis défensive d'une africanité supposée immuable, mais provoque inéluctablement le mouvement vers la redécouverte des potentialités africaines et vers l'affirmation de ces potentialités en tant qu'alternatives possibles à l'Autre dit moderne? Résis-tante ou dissidente, la tradition en Afrique ne cherche pas à rompre, ne diabolise pas l'Autre, ne l'exclut pas d'office comme incompatible. Fondamentalement articulation, elle développe des stratégies de maquis ou d'adaptation, mais toujours sans se renier mieux, à partir de ce qu'elle est. À partir de ce qu'elle est, voilà sans doute un enjeu majeur qui ouvre des perspectives intéres-santes dans l'approche des notions de résistance, de dissidence et de tradition en Afrique ainsi que des rapports existant entre elles. V. Quelques perspectives et pistes d'action J'ai dit plus haut que la question qui appelle un regard renouvelé quant aux rapports de la résis-tance, de la dissidence et de la tradition en contexte africain n'en était pas une d'arrière-garde, mais bien prospective. On me le concédera sans doute sur le plan notionnel. Sur le plan des rapports de force que sont ceux de la géopolitique, on me demandera : que peut bien faire concrètement la tradition en Afrique contre le triomphe mondial du rouleau compresseur de la mondialisation sous l'égide du néo-libéralisme? Je répondrai d'abord par dérision : bien singulier le Romain qui, alors que Rome toute-puissante se proclamait la Ville éternelle, pensait sérieuse-ment à des alternatives possibles. Or, qu'est devenu Rome et qu'est devenue sa toute-puissance de Ville éternelle? Je répondrai ensuite en termes de perspectives et de pistes d'action que l'approche notionnelle m'a inspirées. Elles se proposent dans l'ordre de l'espérance, dans l'ordre du projet et dans l'ordre de l'action. 4.1 Un luciole dans la nuit Dans l'ordre de l'espérance, j'emprunterai la voix de Jean Ziegler qui disait, bien avant que les stentors du néolibéralisme ne proclament officiellement l'ère de la globalisation (1979 : 19-20) : " Aussi longtemps qu'une mémoire collective autochtone - par la fête, le rite, la langue, la transmission de mythes et de croyances - résiste aux agressions, aux significations, à la rationa-lité du capital, la réification n'est pas achevée. Une identité alternative subsiste obstinément. Le désir du tout autre, la volonté d'être soi, nourrissent l'espoir d'un combat à venir. Même là où la tradition orale a reflué au point où aucun rite visible, aucune fête récurrente ne structure plus la vie sociale des dominés, le souvenir de l'identité perdue traverse les espaces mentaux telle la lumière puissante d'un astre éteint ". Un argument faible? Sans doute, mais encore. L'espérance n'est pas, ici, une pure projection dans l'improbable; ancrée dans la réalité, elle l'est et davantage, elle se nourrit d'un reste de clarté dans la nuit. Espérance bien fragile dira-t-on encore, tant l'immensité et la longueur de la nuit font douter de la résistance du lumignon. Je dirai sans y insister que lorsqu'ils parlent des géants inexpugnables, les mythes du monde entier n'omettent jamais de révéler le talon d'Achille de chacun d'entre eux. Ne voilà-t-il pas que, dans le mythe luba de l'origine (Fourche & Morlighem, 1980) c'est le rat Mutumba qui apprend au Créateur qu'il aura laissé un défaut parmi les créatu-res! Le mythe, donc, enseigne que l'espérance n'est pas logée à l'auberge de l'improbable, qu'elle n'est pas sans plus attente du miracle. L'espérance se nourrit aussi d'un " défaut " certain, iné-vitable, caché quelque part, qui ronge de l'intérieur la toute-puissance de la domination occi-dentale à pratiquement tout les niveaux. Dans cette conjoncture, la pensée des alternatives n'est plus illégitime, si tant est qu'elle le fût jamais, à la confluence du " défaut " intrinsèque à l'Autre et de la vitalité de la tradition en Afrique. 4.2 Derrière l'aube, le matin Une autre perspective africaine, moins " mythique " celle-là : le projet. Une simple projection ou vue de l'esprit? Plutôt la conscience de ce qui devrait être, de la manière pour lui d'advenir, des voies pour y parvenir. Révolution? Plutôt, en contexte africain, libération : désir et effort de " réactualisation de significations qui dorment " (Ziegler, 1979 : 21), significations jadis conser-vatrices et aujourd'hui segmentaires, fragmentées mais appelées à une nouvelle majesté, à l'articulation du Même et de l'Autre. Si un tel projet existe réellement en Afrique, je ne puis l'affirmer. Tangible est toutefois l'emprise de l'Autre; même tapi dans l'ombre et jusqu'en nous Africains (Nandy, 1983), il veille tranquil-lement, calcule froidement, agit promptement, frappe impitoyablement. Et ce n'est pas assez dire, car l'Autre auquel la tradition en Afrique fait face ne se trouve pas seulement à l'origine du projet de l'Afrique (Mudimbe, 1988; Buakasa, 1996), il est le système mondial actuel, de quelque côté que l'Afrique tourne les yeux, y compris lorsqu'elle tend les mains vers ses propres enfants dits intellectuels mais cependant pétris de cet Autre. Comme si cela ne suffisait toujours pas, l'Afrique ne se prive aucune horreur, aucune honte, décrédibilisant par le fait même toute préten-tion d'alternatives à la toute-puissance de l'Autre. Pourtant, si difficile à percevoir et à accepter cela puisse-t-il être, le projet est bel et bien en cours en Afrique. C'est le projet même que nous ont découvert les dynamiques de la résistance et de la dissidence. La quête de sens, le besoin de redécouvrir ses propres potentialités, la nécessité de réaffirmer son identité dans un monde menacé d'uniformisation, etc. sont autant des aspects de ce projet en marche. Il s'agit de ce projet qui prend son essor à partir des " matrices culturelles africaines d'où peuvent sortir demain des façons de vivre, des intelligences du destin et, qui sait, un monde révolutionnaire et nouveau " (Ziegler, 1979 : 23). Que la tradition résiste dit qu'il y a germination en son sein de quelque chose qui, tout nouveau se veuille-t-il, ne saurait en faire l'économie, ne peut qu'émerger à partir d'elle. Germination au sein de la tradition, comme promesse de matin parmi les vagues lueurs de l'aube. Au bout du compte, la tradition qui seule sait d'où elle vient et vers où elle va se renouvellera Autre dans le Même, comme un jour nouveau naîtra avec le retour du même soleil englouti par la nuit la veille au soir. 4.3 Quand la mort engendre la vie J'ai dit " projet en marche ". On ne manquera pas de m'objecter que je me serai contenté dans mon argumentation d'avancer des métaphores sans doute chargées de sens, mais encore en attente de véritable démonstration. Qu'à cela ne tienne, un peu partout en Afrique, le projet s'est indubitablement fait chair et continue de prendre corps. Pour illustration, je n'évoquerai pas " les ruses de l'imaginaire " que certains trouvent évidentes sur bien des terrains vitaux sur le continent (Éla, 1999). Je passerai outre le salut de l'Occident que d'autres voient dans " la primauté spirituelle des peuples dominés " en tant que, en dépit de l'imposition et de l'intériorisation de la civilisation marchande, un lieu de libération, un exercice de liberté (Ziegler, 1988). Je tairai également les analyses pertinentes que d'autres encore développent de l'Afrique en tant qu'autre, ni le Pérou ni le tiers-monde, mais condamnée " à vivre autrement, c'est-à-dire hors des normes dominantes " (Latouche, 1998). Je ne veux, pour m'appuyer, que la trajectoire paradigmatique des gardiens de la terre shona au Zimbabwe; cet exemple exemplaire nous plonge dans l'ordre de l'action, de ce qui se fait par des Africains en Afrique et qui nous est présenté par un Africain (Daneel, 1999). Pour de raisons de clarté, nous allons exposer avec M.L. Daneel la situation avant la colonisation, la situation pendant la colonisation, la situation après l'indépendance du Zimbabwe. Avant la colonisation, les ancêtres fondateurs de chaque clan, appelés Mhondoro ou Lions, sont par le fait même les Varidzi venyika qui veut dire Les gardiens de la terre. Ce sont eux qui pourvoient à la fertilité du sol, à l'abondance des pluies et aux bonnes récoltes. Ces ancêtres fondateurs des clans sont représentés au sein du clan par le chef du clan et/ou les headmen. Leur rôle est essentiellement judiciaire en tant que responsables du Marambatemwa traduisible par " refus d'abattre les arbres ", c'est-à-dire protecteurs des bois sacrés. Les ancêtres fondateurs des clans s'expriment directement par la bouche de leurs porte-parole que sont les Sviriko ou médiums. Ces derniers jouent un rôle éminemment politique sur la conduite des affaires relativement à la terre et, partant, à l'agriculture, puisque ce sont eux qui disent les oracles des ancêtres protecteurs. Sans devoir entrer dans les méandres des rituels internes aux clans et aux connexions entre clans fondés sur la même vision du monde holiste, retenons que l'organisation triangulaire de la société relativement à la terre (ancêtres, chefs, médiums) atteste de la " connexion intrinsèque qui existe entre la stabilité politique, l'approbation mystique et le contrôle environnemental " (p. 4). Pendant la colonisation, cette ossature va être sérieusement ébranlée. Après l'usurpation des terres par les Blancs, arrivèrent des lois étrangères introduisant la répartition et la vente des terres (5). La surpopulation sur les 46% des terres agricoles laissées à la population africaine aug-menta brutalement les pressions sur le sol. Coupés des bois sacrés, les chefs des clans devinrent des employés du gouvernement, tiraillés entre leurs responsabilités traditionnelles et leurs res-ponsabilités étatiques. Devant cette situation générale, les médiums moins compromis et plus critiques que les chefs prirent fait et cause pour la guérilla (guerre d'indépendance au Zimbabwe) instaurant ainsi l'unité entre elle et la société rurale. Leur influence politique fut considérable au sein de la guérilla à travers le Dare rechimurenga ou conseil de guerre des esprits. Après l'indépendance, le paradoxe était consommé : " les terres jadis perdues, bien que re-conquises politiquement, étaient maintenant écologiquement perdues à un rythme alarmant " (p. 8). D'autant plus que les chefs des clans et le médiums indistinctement virent leur influence ré-duite à néant par les nouvelles instances du pays. La réaction prit le visage des revendications à la fois politiques et écologiques. Les médiums affirmaient en effet que " les ancêtres se plaignaient surtout du fait que les politiciens du ZANU [parti au pouvoir après l'indépendance du Zimbabwe] omettaient de donner suffisamment de reconnaissance publique à l'orientation et à la protection fournies par eux pendant la lutte. La pluie, affirmait-on, reviendrait une fois que le président Mugabe et les principaux ministres se seraient rendus aux lieux sacrés du Grand Zimbabwe et de Mwari dans les collines de Matopo pour montrer officiellement aux ancêtres le pays qui avait été reconquis " (p. 9). C'est dans ce contexte politico-écologique que l'Association des écologistes traditionnels zimbabwéens (AZTREC) vit le jour. Après avoir conclu un large partenariat avec d'autres associations, AZTREC déclara la " guerre des arbres " qu'il faut entendre comme une campagne de " guérison de la terre ". Dans cette lutte, les chefs et les médiums retrouvèrent leur place et leur rôle traditionnels de protecteurs des bois sacrés. Qu'y a-t-il de particulier dans l'action de l'AZTREC? Ceci : (a) La symbolique des noms : le protecteur de l'association, " le chef Murinye est muuyu (baobab), représentant l'esprit inébranlable, toujours jeune, qui est nécessaire dans cette lutte sans fin. Je [l'auteur, M.L. Daneel] suis moi-même muchakata (le chêne-liège sauvage), symbole ancestral de protection - en l'occurrence, la protection financière du leveur de fonds! La médium VaZarira, ancienne présidente, doit son surnom de Marambatemwa (celle qui refuse de laisser abattre les arbres) à ses vigoureuses interventions pour que la coutume de conservation des bois sacrés soit rétablie ou renforcée ". Le sens d'une telle symbolique? C'est que " l'emploi courant de ces noms fait revivre dans un cadre moderne les anciennes lois vertes " (p. 11). (b) L'articulation des contextes ancien et nouveau : le rituel du Mafukidzanyika traduisible par " habillage de la terre " ou, plus prosaïquement reboisement en porte témoignage. En effet, " au début de chaque cérémonie de mafukidzanyika, on fait une offrande de bière et de tabac à priser et une invocation rituelle des ancêtres gardiens de la terre, illustrant la nature de l'union rituelle entre les vivants et les morts-toujours-vivants, qui serrent les rangs dans la lutte contre la destruction environnementale " (p. 12). Le sens de cette articulation? Étant donné que " les ancêtres sont la conscience écologique de leurs descendants vivants " (p. 14) et que, " dans la vision du monde des Shona, une action environnementale d'envergure ne peut être tentée sans être guidée et approuvée par les forces mystiques qui régissent les affaires de la terre " (p. 13), cette perspective œcuménique provient " moins de l'invocation rituelle de certains ancêtres que de la création d'un nouveau contexte rituel qui, à travers de multiples activités de conscientisation - allocutions, festivités, danse et travail - menées dans le renouveau boisé, intègrent l'ordre spirituel local dans celui de la nation, pour l'avènement d'un environnement libéré " (p. 12). (c) Vers la nouvelle identité zimbabwéenne : cette identité transcende d'ores et déjà les clivages entre les mondes invisible et visible, entre la tradition et la modernité et entre les personnes et les pouvoirs qui représentent l'une et l'autre. En effet, " la plantation d'arbres transcende les rivalités politiques tribales qui peuvent exister [entre chefs, conseillers et médiums] par la présence rituellement affirmée à la fois du monde des esprits et de représentants du gouver-nement central " (p. 15). Dans cette nouvelle identité, l'ancien donne sens au nouveau : " dans l'appel des médiums à l'autorisation ancestrale pour la protection de la terre, les an-cêtres symbolisent beaucoup plus que les intérêts d'esprits locaux de l'ancienne religion. Ils représentent une nouvelle identité noire et une conscience culturelle dont le peuple s'enorgueillit; ils représentent la libération de l'oppression coloniale, la naissance récente d'une nation, ainsi que l'ambition de développement et de progrès qui est celle de cette na-tion " (p. 17). Dans cette nouvelle identité, l'ancien et le nouveau se transforment mutuelle-ment. En effet, de la protection et la préservation des sites naturels consacrés bois sacrés, les médiums (pour ne parler que d'eux) " projettent et interprètent l'inspiration ancestrale en termes de techniques modernes de plantation des arbres " (p. 17). À cela, je ne peux qu'ajouter ceci : au Zimbabwe, l'espérance " mythique " et le projet sont devenues action. La mort qui semblait frapper l'ordre traditionnel a rejoint la vie nouvelle dans la naissance d'une identité zimbabwéenne dans l'espèce, dont nous avons encore des choses à ap-prendre. V. En guise de conclusion Voici venu le moment de répondre à l'inquiétude légitime d'Isaac Nguema, mise en exergue au début de la réflexion qui s'achève. Non, il n'y a aucune légitimité à ce que les Africains se lais-sent séduire, subjuguer par " l'expression injurieuse de sociétés primitives ". Il y a par contre drame lorsque des Africains intériorisent et embouchent cette expression et pis, ce qu'elle charrie et exhale de mépris pour la tradition en Afrique. Je crois l'avoir démontré, même lorsqu'ils croient bien faire, les Africains ne font la plupart du temps que rééditer sinon l'expression comme telle, du moins les relents de mépris qu'elle charrie pour la tradition en Afrique. La leçon principale que nous apprend l'exemple du Zimbabwe est sans doute la suivante : quand bien même la résistance et la dissidence empruntent les voies ardues de la lutte armée, quand bien même le pouvoir africain de l'État moderne semble donner le coup de grâce à la tradition, l'espoir demeure et le projet est en marche. Quant à l'action, " il apparaît que là où l'autorité des leaders traditionnels […] est encore relativement intacte dans la société rurale africaine, ces leaders sont capables, une fois motivés et dotés des pouvoirs voulus, de mobiliser cette société dans des programmes […] durables à grande échelle " (Daneel, 1999 : 25). NOTES (1) Voir pour illustration magistrale la précieuse encyclopédie intitulée Les Africains, publiée par Jeune Afrique. (2) Paris, L'Harmattan, 1991 (3) Dans Lukas K. Sosoe (sous la direction de), Diversité humaine. Démocratie, multiculturalisme et citoyenneté, Paris, L'Harmattan et Québec, Les presses de l'Université Laval, 2002, pp. 331-342. (4) Lomomba EMONGO, La tradition comme articulation ambiguë, thèse de doctorat en philosophie et lettre, défendue à Bruxelles, le 15 mai 1995 à l'Université Libre de Bruxelles. (5) Voir la Loi sur l'attribution des terres de 1930, la Loi sur l'élevage de 1951, la Loi sur la tenure des terres de 1969, etc. Références bibliographiques Martinus L. Daneel. (1999). " Les gardiens africains de la terre au Zimbabwe ". In Interculture, Cahier 137, pp. 2-30 Gérard Buakasa T.K.M. (1996). Réinventer l'Afrique. Paris, L'Harmattan V.Y. Mudimbe. (1988). The Invention of Africa. Gnosis, Philosophy, and the Order of Knowl-edge. Bloomington and Indianapolis, Indiana University Press Jean Ziegler. (1979). Le pouvoir africain, Paris, Seuil - (1988). La victoire des vaincus. Oppression et résistance culturelle. Paris, Seuil Serge Latouche. (1998). L'autre Afrique. Entre don et marché. Paris, Albin Michel Roger Garaudy. (1977). Pour un dialogue des civilisation. Paris, Denoël Tobie Nathan. (1994). L'influence qui guérit. Paris, Éditions Odile Jacob Lomomba Emongo. (1995). L'articulation ambiguë. Thèse de doctorat en philosophie et lettres, Université Libre de Bruxelles. Chez l'auteur. - (1997). " L'interculturalisme sous le soleil africain. L'entre-traditions comme épreuve du nœud ". In Interculture, XXX,2 Cahier 133 - (1998). " La tradition et son questionnement. Vers un lieu de fondation épistémologique (essai) ". In Afrique revisitée, numéro spécial d'Anthropologie et sociétés, 22-1, pp. 137-151 - (2002). " Tradition ou modernité? Le faux dilemme africain ". In Lukas K. Sosoe (sous la direction de) Diversité humaine. Démocratie, multiculturalisme et citoyenneté. Paris, L'Harmattan & Laval, Presse de l'Université du Québec, pp. 369-384 Hans-Georg Gadamer. (1965). Wahrheit und Methode. Grundzüge einer philosophischen Herme-neutik. Tübingen, J.C.B. Mohr Verlag Martin Heidegger. (1986). Être et temps, traduit de l'allemand par F. Vezin, Paris, Gallimard T. Fourche & H. Morlighem. (1973). Une Bible noire, Bruxelles, Max Arnold Éd. Ashis Nandy. (1983). The Intimate Ennemy: Loss and Recovery of Self under Colonialism. 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