COMMENTAIRES SUR LES PRÉSENTATIONS DE FRANÇOIS MARIEN ET DE CHRISTIAN GIGUÈRE

Christian Leduc

Commentaire sur la présentation de François Marien :

L'analyse qu'effectue François Marien dans son exposé "Pourquoi la souveraineté" semble, selon moi, très rigoureuse et juste. Mon but n'est d'ailleurs pas de remettre en question son contenu, mais davantage de soulever un problème d'ordre épistémologique par rapport à une telle approche qui tente de décrire l'émergence du concept de souveraineté.

En fait, on pourrait affirmer qu'il existe deux manières principales de comprendre comment le concept de souveraineté en philosophie politique et du droit a pu apparaître au cours de l'histoire de ces disciplines. D'une part, il serait tout à fait légitime d'essayer d'expliquer ce concept de souveraineté en tant qu'il représente une instance nécessaire à la manifestation de la sphère politique. En ce sens, la souveraineté, comme l'indique bien Marien, représenterait cet élément qui s'apparente à la notion de "pouvoir suprême" chez Aristote, à celle d'Imperium dans le droit romain ou à la Seigneurie médiévale. Toutes ces composantes se rapporteraient, en définitive, à l'idée d'un tiers qui rend possible l'exercice du pouvoir politique, c'est-à-dire qu'elles représentent une instance décisionnelle suprême qui permet de régler les litiges d'ordre public; elles feraient donc partie de la logique même du politique. De cette manière, le concept de souveraineté ne serait pas vraiment une nouveauté pour les théories politiques et juridiques et désignerait la définition plus moderne d'une notion qui est apparue dès que certains penseurs tentèrent de théoriser le droit et le politique.

D'autre part, l'apparition d'un tel concept pourrait aussi être appréhendée en montrant la manière dont il s'est constitué dans un contexte historique bien précis. C'est bien sûr le point de vue qu'a adopté Marien dans sa présentation et qui, certes, vise à souligner la spécificité de ce concept et son originalité dans l'histoire des idées politiques et juridiques. Il s'agit alors de montrer que la souveraineté comme entité théorique est née chez Bodin à partir d'une situation socio-économique particulière. Selon Marien, c'est avant tout le développement des guerres de religions au XVIe siècle qui fut un élément déterminant pour l'émergence de l'idée de souveraineté. Sans cet état de choses et les changements historiques qui le suivirent, le concept de souveraineté ne se serait pas formé d'une telle manière et ne se serait pas transformé de la même façon jusqu'à nos jours.

A partir de cette distinction, deux perspectives peuvent être suivies en ce qui concerne l'avenir du concept de souveraineté vis-à-vis de la situation actuelle et surtout par rapport au phénomène assez récent de la mondialisation des marchés. Soit, selon la première approche, que la notion de souveraineté s'adaptera à la situation contemporaine et que ses théoriciens la remodèleront pour la rendre plus adéquate. Le sens du concept demeurait ainsi le même, malgré le fait qu'il devra se transformer quelque peu pour mieux se conformer au contexte présent. Soit, selon le second point de vue, que celui-ci devra être grandement remanié et peut-être à la limite, abandonné parce qu'il ne serait plus en mesure d'expliquer le fonctionnement contemporain du politique surtout à l'ère de la mondialisation. Cette deuxième possibilité impliquerait, de plus, une autre thèse: que les concepts en philosophie politique et du droit, par exemple celui de souveraineté, auraient une certaine histoire et que selon l'évolution actuelle des processus socio-économiques, certains ne seraient peut-être plus appropriés pour expliciter l'exercice du pouvoir politique dans nos sociétés contemporaines.

En résumé, chacune de ces perspectives semblent légitimes, mais la deuxième, que Marien adopte, pourrait remettre en jeu l'avenir du concept de souveraineté et, en outre, de bien d'autres notions en philosophie pratique comme celles de légitimité, de citoyenneté, de nation, etc. Une réévaluation du sens de ces concepts serait alors possible et une bonne partie du champ sémantique des théories modernes du droit et du politique pourrait ainsi se transformer considérablement.

Commentaire sur la présentation de Christian Giguère :

L'exposé de Christian Giguère, "Libéralisme politique, souveraineté nationale et question de langue", soulève plusieurs débats et questions de philosophie politique contemporaine. Notre but n'est pas de les examiner tous, mais d'en retenir deux et d'essayer de comprendre leurs enjeux.

D'abord, c'est le rapport entre la reconnaissance des droits collectifs et des droits individuels qu'on doit questionner ici. Selon Giguère, c'est par la reconnaissance de droits collectifs qu'une sphère politique démocratique plus légitime et adéquate pourrait se créer, surtout face à un processus de mondialisation des marchés où la sphère de l'économique tend à s'autonomiser vis-à-vis du politique. Cette position est justifiée par sa conception de l'identité personnelle morale, problème auquel nous nous attarderons plus loin dans cette intervention. Pour l'instant, une difficulté, du moins, se pose en ce qui concerne ce point de vue concernant le rôle politique et juridique des droits collectifs. En fait, pour que des droits collectifs puissent se manifester, ils doivent se concrétiser dans des institutions qui les protègent et les rendent effectifs. Giguère ne traite pas spécifiquement du cas québécois dans son exposé, mais on peut ici s'en servir à titre d'exemple. Ainsi, la loi 101, qui est censée protéger la langue française à l'intérieur de la province de Québec, pourrait être un bon exemple d'un droit collectif qui reconnait la spécificité de la nation québécoise au sein du Canada. Cependant, nous pourrions nous demander ceci: en vertu de quoi il est légitime d'ériger des droits collectifs qui briment, en partie, certains droits individuels qui semblent, par moment, plus fondamentaux? Encore une fois, certains débats au Québec illustrent bien ce problème. Qu'un parent ne puisse choisir, s'il n'a pas reçu une éducation dans une institution de langue anglaise, que son enfant reçoive au Québec, lui aussi, une éducation en anglais parce que la loi, par le biais d'un droit collectif relié à la langue française, le stipule, montre bien les difficultés d'un tel problème. Autrement dit, comment donner des droits à un communauté sans enfreindre les droits individuels qui sont, pour plusieurs, le fondement de nos sociétés démocratiques modernes et qui sont censés sauvegarder les libertés individuelles de tous et chacun? Ceci est une question que nous pouvons poser à Giguère, mais aussi à tous les tenants, surtout communautariens, d'une optique favorable aux droits collectifs.

Le deuxième aspect qui fait problème, ou plutôt que nous voulons interroger à partir de l'exposé de Giguère se rapporte justement à l'argument qui tente de justifier le recours aux droits collectifs. Selon Giguère, la reconnaissance des différences culturelles, que l'adoption de droits collectifs est censée engendrer, permet l'émergence d'une identité personnelle morale. Voici un extrait de sa présentation qui explicite bien cette opinion :

L'identité propre qui fait acquérir la conscience de ce qu'une personne veut devenir. L'identité est la condition de l'existence de la personne morale et de sa capacité à avoir un sens de la réciprocité, à développer une solidarité sociale. [...] Sans repère, sans ancrage culturel, la personne n'a pas de repères pour déterminer sa conception du bien.

En résumé, sans appartenance à une communauté, selon Giguère, l'identité personnelle morale de chaque individu, qui devient ainsi, entre autre, un citoyen, ne peut se former. A la limite, nous pourrions même affirmer que ce sentiment d'appartenance qu'un individu éprouve vis-à-vis du groupe, de la communauté ou de la nation auquel il appartient est nécessaire au surgissement d'une conscience morale et politique; celle-ci serait donc au fondement d'une sphère politique démocratique. Or, une question peut être soulevée: est-ce qu'une personne qui n'a pas développé ce sentiment d'appartenance se retrouve sans conscience politique. Un individu qui est né au Sri Lanka de père brésilien et de mère américaine vivant en Hongrie et parlant trois langues couramment ne développerait ainsi pas de conscience morale lui permettant d'avoir une conception de ce qui est bon ou mauvais. Evidemment, ceci pose problème et il faudrait questionner plus amplement cette perspective, encore une fois, à tendance communautarienne pour comprendre ses enjeux et ses possibilités.