LES AMBIGUÏTÉS DE LA SOLIDARITÉ LA SOLIDARITÉ, LA PHILOSOPHIE ET NOTRE PRÉSENT Bjarne Melkevik Quel drôle de destin que celui du mot "solidarité". Issu du langage juridique, celui de la Rome antique, où la "solidarité" faisait référence au fait d'être solidaire à l'égard d'une dette contractée, d'une caution, ou d'une faute commise, la dite notion a, par la suite, envahi la morale, l'éthique, les murs, et aussi la sociologie, l'économie, la philosophie et la philosophie du droit. Qui se rappelle encore que Léon Duguit, en bon juriste-sociologue, a voulu bâtir tout l'ordre juridique sur ce mot, voir sur le simple fait de la solidarité ? (1) Cependant, dans la philosophie moderne, la notion de solidarité joue plutôt un rôle éphémère. Certes, nous pouvons la trouver comme partie intégrante de beaucoup d'uvres de philosophie de première importance (2). Force est cependant de constater que la notion n'attire guère d'attention et ne reçoit, règle générale, que peu de développements philosophiques. La notion de solidarité semble être trop confuse, trop plurivoque et trop émotionnellement chargée, pour être introduite directement dans les réflexions philosophiques contemporaines. Et nous pouvons facilement le comprendre. Car si nous envisageons le sens communément accepté de la notion de solidarité, comme se référant au fait de se sentir liés par une responsabilité ou des intérêts communs, ou comme relevant d'un sentiment de conscience d'une communauté d'intérêts qui entraîne une obligation morale d'assistance, nous pouvons effectivement avoir l'impression d'entrer dans un sous-bois de concepts mous, ne faisant que jouer sur nos émotions. Le cas se complique davantage si l'on considère que cette notion, par la suite, fait référence, sinon se conjugue à d'autres concepts mous, comme ceux de "justice sociale", de "justice mondiale", de "respect", de "fraternité", de "cosmopolitisme", etc., puisque l'on pourrait croire qu'on y ajoute de l'idéologie sur l'émotivité! Ne serait-il pas mieux de renvoyer cette notion aux psychologues, sans autres égards envers elle? Il y a toutefois de bonnes raisons pour s'intéresser à ce concept. N'est-ce pas un fait que la solidarité englobe plusieurs aspects fondamentaux pour notre époque? Songeons simplement à la question de cohésion sociale, à la législation dite de "solidarité", et à notre façon de structurer nos préoccupations face aux problèmes graves (guerres, famines, tremblements de terre, chômage) qui accablent hommes et femmes. Mais aussi, rappelons-le, les engagements de "solidarité" ont déjà une histoire et une assise factuelle non négligeables dans nos sociétés modernes, au point de s'imposer comme des facteurs clefs dans certains domaines. Il n'est alors pas inutile de souligner que le mot "solidarité" a, il y a déjà une génération, été le mot d'ordre politique et éthique de prédilection, allant jusqu'à symboliser les nouveaux mouvements sociaux ou encore les objectifs des ONG (organisations non-gouvernementales). Dans la présente étude, nous nous proposons de nous limiter à une réflexion politico-philosophique sur la solidarité et notre temps. Nous voulons explorer certains aspects politiques et philosophiques de la notion de solidarité, laissant volontairement dans l'ombre plusieurs autres aspects d'ordre plutôt éthique ou simplement social. Notre but est de prendre le pouls de leurs enjeux politico-philosophiques et de réfléchir sur la signification, mobilisatrice ou non, de la solidarité, sur son rôle et son étendue dans l'engagement politique. Nous voulons procéder par thèmes. D'abord nous voulons réfléchir à la façon de penser la solidarité, en proposant de la voir comme une ressource disponible à partir des mondes vécus des individus. Ensuite, nous voulons envisager la question de la "validité" de la solidarité et, surtout, la faiblesse de ne pouvoir se fonder que sur un jugement d'engagement personnel. Nous analyserons subséquemment de quelle façon la solidarité peut être envisagée et appréciée comme outil démocratique. Enfin, nous réfléchirons sur la nécessité pour la solidarité, de se consolider par des arrangements normatifs. SOLIDARITÉ COMME RESSOURCE Notre première interrogation concerne la manière de penser la solidarité. S'agit-il d'un fait, d'un devoir ou, encore, d'une ressource? Nous voulons ici concevoir précisément la solidarité comme une ressource des individus, issue du monde vécu pouvant éventuellement et conditionnellement se concrétiser dans un engagement de solidarité. Toutefois, avant de regarder de plus près cette position, envisageons brièvement la solidarité dans la dichotomie infructueuse de "fait" et "devoir". Deux impasses: Fait et devoir Il faut d'abord écarter deux impasses où l'on tombe lorsqu'on envisage la solidarité, uniquement comme "fait" ou comme "devoir". Le premier courant, qui persiste à envisager la solidarité uniquement comme fait social, est en quelque sorte le legs du durkheimisme. Durkheim concevait la solidarité comme un lien social, permettant au tissu social, de se maintenir, de se renouveler et de fonctionner (3). La solidarité fait référence, dans cette forme de sociologie, à la cohésion sociale. Durkheim trouve deux formes factuelles de solidarité dans la société: la solidarité par similitude et la solidarité organique qui, prises ensemble, révèlent les forces de cohésion sociale dans une société donnée. À côté de cette solidarité-fait, s'est aussi développé, surtout à partir du XIXe siècle, un courant de solidarité-devoir, une forme de pensée qui a voulu remplacer la notion de charité, issue du christianisme, par la notion laïque de solidarité. Il s'agissait avant tout d'une littérature socialisante, d'un socialisme utopique comme le disait Engels, qui considérait la solidarité comme un devoir moral d'aide mutuelle (4). Le fondement de cette solidarité était l'humanité, supposée se former et s'améliorer dans une morale de solidarité entre ses membres, sinon dans l'humanité toute entière. Nous pouvons facilement inscrire, dans leur opposition, les mots "libéralisme"
et "socialisme", mais plus important encore, nous semble-t-il,
sera d'insister sur le fait que nous n'arrivons qu'à des impasses,
qui s'excluent réciproquement. La solidarité factuelle
n'engage personne et la solidarité morale n'a aucune prise
sur la réalité sociale. Quoi faire? Laisser la notion
de "solidarité" aux poubelles de l'histoire ? Solidarité et formation individuelle Contrairement aux impasses que nous venons d'évoquer, la notion de solidarité peut se révéler féconde si nous envisageons ses deux sources d'appui : soit l'individu, soit une tradition culturelle. À la suite des travaux de Piaget et Kohlberg, nous voulons spécifier davantage ces sources en commençant avec l'individu (5). En fait, nous voulons d'abord concevoir la solidarité comme issue d'un processus de formation individuelle qui tourne autour de l'apprentissage du rôle et de l'importance de l'humain "pour moi, pour les autres et pour nous". Nous voulons envisager la solidarité comme le résultat d'un processus de socialisation et de personnification de chacun de nous. Spéculer sur le "visage de l'autre" (6) est loin de notre perspective. Il nous semble seulement que notre socialisation et notre individualisation nous ont formé comme individus sachant l'importance que chaque individu peut avoir pour nous-même et pour le tissu social. Il n'y a rien de fâcheux à croire que la formation de l'individu, du "moi", se fait par des extensions circulaires. Nous apprenons d'abord l'importance de l'humain dans le petit cercle familial. C'est dans la famille qu'empathie, sympathie et solidarité se développent, de façon non discriminée, comme des formes de dépendance réciproque. La famille forme le lieu où s'élaborent des expériences "du moi, des autres et du nous" qui "déterminent" nos capacités de solidarité. Ce premier cercle sera suivi, dans la formation de l'individu, par la communauté, par la région, par l'État-Nation, par le Monde, où le même jeu se poursuit. L'individu, dans la formation de son "moi", peut apprendre l'importance de l'humain dans toutes les échelles de l'entreprise humaine. Certes, cette affirmation est nécessairement "faible". Nous connaissons trop bien les limites qui s'imposent et le danger des "perspectivismes" qui la guettent. Mais au-delà de toutes ces limites, elle nous montre que l'individu porte en lui la possibilité de l'engagement de solidarité en faveur de l'autre, du faible, de l'exclu. Dans la mesure où les hommes et les femmes mobilisent une sensibilité ou un jugement par rapport à l'indifférence, au mépris, à la malveillance, à l'injustice, ils manifestent de la solidarité, de la reconnaissance, de la bonté, de l'équité. Solidarité et ressource culturelle Il en va de même avec la solidarité comme ressource culturelle. Nous pouvons également voir nos sociétés modernes bâties sur les expériences positives et négatives en ce qui concerne la solidarité. Plus spécifiquement, comme des expériences que nous pouvons considérer à titre de solidarités accomplies ou de solidarités trahies. Des expériences de solidarité en faveur de l'autre, du faible, de l'exclu, mais aussi des trahisons de toute solidarité où nous n'avons guère fait que porter le bois au bûcher, mépriser le persécuté et manifester de l'indifférence à l'égard de l'autre. La connaissance que nous avons aujourd'hui à la fois des promesses formulées de solidarité et des promesses trahies qui ont accompagné les tragédies morales et politiques du XXe siècle, doit nous permettre de saisir l'importance de la solidarité. Nous pouvons ainsi voir le nazisme, le fascisme et le stalinisme comme la trahison éhontée de l'exigence de solidarité. Puisque l'humanité a la capacité d'apprendre, nous devons constater comment la catastrophe morale que représente la deuxième guerre mondiale s'est aussi traduite dans des textes normatifs internationaux, le plus souvent à l'intérieur du système onusien, qui, en tirant les leçons, affirment et redessinent les promesses normatives concernant la vie en commun. Nous avons tout simplement tort de songer aux Déclarations des droits de l'homme, uniquement dans leur froideur sémantique, quand elles ne font que tirer des leçons du passé et affirmer des promesses de solidarité. Nous avons également tort de négliger les grandes narrations de solidarité qui ont façonné nos cultures respectives. L'individu acquiert, en somme, la capacité de mobiliser les
promesses normatives uvrant au sein de notre modernité, à
l'intérieur desquelles se dessine la solidarité, en
vue de s'engager, de pouvoir dire oui ou non, et, en tous cas, pour
exprimer ses opinions les plus convaincantes en faveur de l'autre
et de la solidarité. Solidarité comme engagement Résumons maintenant l'avantage de concevoir la solidarité de cette façon, comme une ressource issue du monde vécu des individus et se concrétisant dans l'engagement de solidarité, de la façon qui suit. La solidarité n'est pas donnée comme fait ou comme obligation, mais doit être considérée comme une possibilité d'engagement en faveur de ce qui porte visage humain ou de ce qui peut être associé avec le destin de l'homme. C'est un acte "gratuit" se résumant dans un engagement. Il est, en conséquence, antinomique à tout devoir ou obligation. La solidarité a nécessairement besoin d'un déclencheur. Son processus d'activation doit être extrêmement individuel faisant à la fois référence à notre sensibilité, à notre capacité d'engagement dans le monde et à l'urgence telle que comprise par l'individu. Mais cette "étincelle" peut aussi être façonnée par des idéologies, par exemple le féminisme, le tiers-mondisme, l'environnementalisme, etc.. Elle nous montre aussi que la solidarité n'est pas contraire à l'autonomie mais, plus prosaïquement, à son accomplissement (7). SOLIDARITÉ ET JUGEMENT Tout engagement et tout sentiment de solidarité, et surtout, toute participation dans les mouvements de solidarité, est soumis au fait qu'aucune "solidarité" ne peut être valide en soi. Il n'existe aucune autre instance qui puisse effectuer une quelconque validation que la personne qui s'engage par solidarité. La solidarité est structurée en fonction de la sincérité, de l'authenticité de chaque individu. Ce qui la rend très vulnérable à la manipulation et aux errements. Nous voulons ainsi d'abord développer quelques réflexions sur la solidarité aux prises avec des manipulations et des errements idéologiques, pour ensuite réfléchir sur l'universalité comme devant être le corrélat naturel de la solidarité. Solidarité et égarement idéologique Commençons en soulignant que tout acte, sentiment ou participation de solidarité risque de suspendre, de mettre entre parenthèses tout jugement réfléchi, au profit du seul fait de la solidarité. Il peut y avoir plusieurs raisons à ce phénomène. Par exemple, valoriser la solidarité au point de la placer au-dessus de tout jugement personnel; se sentir non-autorisé au nom de la solidarité pour porter un jugement; ou simplement se sentir envahi par la solidarité, jusqu'à ce que le jugement individuel ne puisse plus se faire. Dans ce dernier cas, ne pouvons-nous pas, en effet, contempler nos propres réactions devant la présentation des malheurs du monde que nous procurent nos appareils de télévision. Qui ne serait pas solidaire des victimes, tout en suspendant tout jugement sur le phénomène propre de "production" de ces victimes? Combien de fois n'a-t-on pu, au cours du XXe siècle, voir la production délibérée et calculée de victimes. Produire des victimes pour produire de la solidarité, n'est-ce pas un atout indispensable dans une guerre civile ou de libération? Combien de tyrans ou de dirigeants politiques n'ont pas investi dans une production éhontée de victimes pour interpeller la sympathie et la solidarité de la communauté internationale? Et combien de fois notre cur n'a-t-il pas été déchiré entre la conviction lucide d'être manipulé et nos sentiments de solidarité envers des victimes qui sont toujours là, devant nous, dans leur détresse et leur dénuement. Être solidaire avec les victimes signifie souvent être manipulé par des tyrans, comme nous le montre l'exemple irakien de Saddam Hussein depuis l'embargo onusien. À l'intérieur des mouvements et des engagements solidaires, le danger d'embrigadement et d'errements idéologiques, augmente avec le rôle même attribué à la solidarité. Il augmente davantage en regard de l'historicisme qui fait voir l'exigence de solidarité à la lumière d'un progrès historique en gestation. Pensons à ce qu'est devenu le marxisme philosophique, lequel grâce à la relecture intéressée d'Engels, Kautsky et Plekhanov rencontre le mouvement ouvrier à la fin du XIXe siècle et, surtout, au début du XXe, déclenche un phénomène culturel bien distinct. Le mouvement ouvrier entre dans l'ère d'encadrement idéologique. Les côtés utopiques, émancipatoires et de solidarité qui ont imprégné le mouvement ouvrier dès ses débuts, déclinent au profit d'une compréhension historiciste. Ce qui n'est en soi rien d'autre qu'un faux-pas philosophique devient tragédie dans certaines circonstances historiques, comme nous le révèlent les scènes horribles de personnes qui, dans les tribunaux staliniens, se sont accusées ou ont accepté des accusations ridicules et dénuées de sens, par solidarité avec une idée ou un espoir historiciste. Ces sacrifices, dans une logique quasi païenne, nous montrent précisément le problème où la solidarité, ici associée à l'espoir de "classe", devient une perversion politique (8). Or, il n'y a pas de différence entre cette noble cause, l'émancipation de la classe ouvrière, et d'autres nobles causes, plus modernes, comme la solidarité avec le Tiers-Monde, avec les animaux, les peuples autochtones, etc.. Dés que le moyen devient le but, tout engagement de solidarité sombre dans l'aveuglement. La solidarité à l'aune de l'universalité Ces réflexions nous amènent tout droit à l'autre versant de la solidarité, en insistant maintenant sur l'universalité. Si nos réflexions sur les errements et les embrigadements idéologiques, faits au nom de la solidarité, nous montrent le versant complexe de la solidarité, il nous semble que l'universalisation représente l'horizon politique le plus adéquat en ce qui concerne cet engagement. Faute d'une instance de validation, qui est impensable pour l'engagement solidaire, nous pouvons dire qu'il faut mesurer notre engagement de solidarité à l'aune d'un test de l'universalité. Le problème est que tout acte, tout engagement et toute représentation de solidarité n'est que particulier. Nous sommes nécessairement solidaires avec ce qui nous interpelle dans sa particularité. Vouloir être universellement solidaire, c'est sortir de l'humanité pour entrer dans la sainteté, ce à quoi n'aspirent que peu d'individus modernes. Alors, pourquoi l'universalité? Il nous semble que nous ne devons pas sous-estimer l'horizon de l'universalité comme mesure et comme contrepoids à l'égard de l'acte de solidarité. Nous devons cependant, à ce moment, réviser notre compréhension de l'universalité. Il faut la faire sortir d'un cantonnement kantien et sémantique, et plutôt comprendre l'universalité, tel que le propose Habermas: "l'égal respect pour chacun et de la solidarité avec tout ce qui porte visage humain" (9). Précisément parce que, comme l'affirme Habermas, l'universalité "de l'acceptabilité rationnelle affirmée fait éclater tous les contextes, mais seul leur acceptation hic et nunc, avec ses effets d'engagement, transforme les prétentions à la validité en glissières sur lesquelles une pratique quotidienne contextuelle est capable de fonctionner" (10). En fait, dans cette façon de comprendre l'universalité, il nous faut décrire un intérêt commun pouvant prétendre à un assentiment ou encore à une procédure de l'échange universel des rôles (11). Ce qui se comprend pratiquement dans des luttes contre l'exclusion, la discrimination, l'injustice, la xénophobie, etc., où nous pouvons effectivement comprendre et évaluer nos actes et engagements selon la vision d'autrui. Ou encore dans une argumentation publique où nous devons pouvoir justifier nos actes et engagements de solidarité afin d'en mesurer le bien-fondé à l'égard des intérêts communs et en pouvant espérer compter sur l'assentiment général. Il va sans dire qu'une telle conception pratique de l'universalité nous mène vers le rôle politique et démocratique des mouvements de solidarité. SOLIDARITÉ ET DÉMOCRATIE Cela ne surprendra personne que la solidarité, envisagée comme ressource disponible pour un engagement politique et éthique, ne peut aujourd'hui trouver son sens et son déploiement que dans une démocratie moderne. Qui plus est, les solidarités qui se tissent à partir des mondes vécus, qui se propulsent comme mouvement de réflexion ou de conviction, et qui, enfin, trouvent leur déploiement dans l'espace public en thématisant une signification actualisante de solidarité, représentent à la fois un apport et un correctif à notre effort démocratique. En fait, les mouvements de solidarité, comme engagements politiques et éthiques, ont permis et permettent encore de canaliser les préoccupations de notre vie en commun, et surtout, les exigences qui s'ensuivent, précisément sur le plan public. Laissant de côté les actes de solidarité exprimée à l'égard des personnes victimes de guerres, de tremblements de terre, de typhons, etc., nous pouvons nous orienter davantage vers cette dernière affirmation. Les nouveaux mouvements sociaux de solidarité Les différents "nouveaux mouvements sociaux" qui ont vu le jour depuis les années 1960 ont tous, quoique le plus souvent, non exclusivement, travaillé sur le registre de la solidarité. On peut certes ironiser, aujourd'hui, sur plusieurs slogans alors populaires, par exemple le fameux cri de ralliement de mai 1968 sur la "solidarité entre étudiants et travailleurs". Il n'empêche que comme phénomène culturel, le thème même de solidarité acquiert son titre de noblesse précisément en thématisant des préoccupations nouvelles. En survolant les dérapages, contestables à volonté, entourant les slogans de solidarité entre femmes, entre hommes et femmes, entre générations, entre l'homme et la nature, entre majorités et minorités, entre "blancs" et autochtones, et autres, il convient de souligner une nouvelle façon de comprendre la politique, ainsi que les nouveaux enjeux sociaux dans une société moderne. C'est justement ces slogans de solidarité, avec d'autres, qui ont annoncé le recentrage culturel qui nous caractérise depuis. En fait, ces slogans ont annoncé la thématisation sur la place publique de la question d'égalité entre les sexes, notre surexploitation des ressources naturelles, l'écologie politique et la protection de la nature, le phénomène de l'exclusion, du racisme, les séquelles de l'histoire, et tant d'autres thèmes qui hantent encore notre contemporaineté. Les cris de solidarité avec le Tiers-monde, avec le Vietnam, la Biafra, la Palestine, etc., sont, dans un sens, encore plus révélateurs du rôle démocratique des mouvements de solidarité. Ils ont politisé ces conflits lointains à l'intérieur des pays occidentaux, en réclamant des "comptes", en s'interrogeant sur le rôle de nos gouvernements respectifs dans ces conflits, ou sur l'existence de raisons d'être d'accord avec nos gouvernements, ou, au contraire, s'il y avait plutôt lieu de les désavouer pour leurs politiques dans ces pays, pour ces conflits. De telles questions, et d'autres encore, ont littéralement assiégé nos gouvernements et nos politiciens. Elles ont surtout levé le bouclier antidémocratique qui a longtemps réservé les affaires internationales au bon plaisir ou au moins à la discrétion et à la géostratégie des gouvernements concernés. Élargissement de la démocratie Au-delà de la solidarité comme une prise en compte, ce qui est important c'est que les mouvements de solidarité représentent aussi des acteurs cruciaux du processus démocratique. En fait, la démocratie n'est jamais un fait accompli. Nous devons nous interdire de penser nos démocraties comme institutions "démocratiques", "équitables" ou "justes", ou comme "produits culturels coulés dans le béton". La démocratie est comme une fleur: si nous n'en prenons pas soin, elle souffre, elle décline et elle meurt. Il n'existe de démocratie que par les processus démocratiques. Au bout du compte, c'est le processus démocratique qui, seul, peut porter à la fois nos convictions démocratiques et honorer l'indispensable exigence démocratique d'être auteurs de nos "produits" démocratiques. Si nous introduisons un bref constat de zeitgeist (l'esprit de notre temps), force est de noter qu'à côté de nos victoires démocratiques, nous pouvons aussi observer des signes inquiétants d' épuisement et d'égarement des forces démocratiques. Que dire des assauts néo-libéraux nous demandant de mettre la démocratie au Musée au profit du Marché, ou de sacrifier à l'équilibre budgétaire, le paiement de la dette? Sur un autre registre, ne pouvons-nous pas observer comment les flux d'informations subissent, de plus en plus, les assauts monopolistes en même temps que le nombre de "spin-doctors" se multiplie. Quant à l'économie, si cruciale pour notre existence, ne pouvons-nous pas observer comment mondialisation et globalisation déplacent et dématérialisent le pouvoir économique en dehors de toute prise de conscience et de maîtrise par ceux que cela concerne de prime abord. Bref, les forces hétérogènes que représentent l'argent et le pouvoir s'autonomisent de façon de plus en plus sophistiquée, au-dessus des têtes des personnes concernées. C'est sur ce fond que nous pouvons envisager les mouvements de solidarité comme un atout indispensable à notre démocratie, interpellant continuellement le processus démocratique et thématisant les promesses inhérentes à la démocratie. Outre la thématisation des "forces obscures" de l'anti-démocratie mentionnée, nous pouvons aussi prendre comme exemple la thématisation publique du sort réservé au peuple palestinien. Rappelant le slogan de "solidarité avec le peuple palestinien" qui a commencé dans les années 1960, nous pouvons aujourd'hui constater que presque tous les pays occidentaux ont tenté de rééquilibrer leurs politiques à l'égard du Moyen-Orient. Si ces pays avaient, pour de justes raisons, bâti leurs politiques sur la solidarité avec Israël, cette thématisation aurait permis par la suite de regarder l'autre côté de la médaille. En thématisant démocratiquement le sort des Palestiniens, ce sont les effets néfastes subis par le peuple palestinien qui ont été mis en évidence. La vie dans les camps de réfugiés, la misère, le désespoir, etc.. Cette thématisation a d'ailleurs eu de bons effets en éveillant la communauté internationale et en la poussant à uvrer pour un compromis historique entre Palestiniens et Israéliens. Si les accords d'Oslo sont arrivés dans les 1990, si l'acceptation d'un État palestinien gagne du terrain en Israël même, la solidarité avec l'un et l'autre n'a pas été vaine. Comme nous le voyons, les mouvements de solidarité ne peuvent que représenter des apports essentiels à la démocratie en thématisant des sujets controversés. Comme tel, nous devons les considérer comme concourant à la viabilité même de la démocratie. SOLIDARITÉ ET CONSOLIDATION NORMATIVE Les sursauts de solidarité risquent d'être bien éphémères et de subir l'inéluctable érosion du temps. Tout résultat obtenu par un mouvement ou par des engagements de solidarité peut, par conséquent, avoir besoin de consolidation. Non pas pour éviter, à son tour, une thématisation démocratique, mais pour se concrétiser dans une politique, une institution, une organisation ou une législation pouvant servir à réaliser ou promouvoir une "solidarité". Nous voulons justement nous pencher ici sur cette consolidation, en ce qu'elle nous permet de faire la lumière sur la législation dite de "solidarité". La législation comme acte de solidarité Toute la législation moderne rime aujourd'hui avec le processus démocratique ayant pour objet de faire nos lois à notre mesure. Le processus législatif est intimement lié avec la politique, avec les luttes et les enjeux politiques pouvant servir le processus démocratique. La législation de "solidarité" qui définit et se retrouve dans chaque État Providence contemporain est, en conséquence, imprégnée par ces luttes, se présentant en fin de compte, comme un compromis politique. Le discours flou et mal pensé qui voit la législation de "solidarité" comme une sorte de "droit-créance" pêche, dans cette perspective, par le détournement éthique de la question de "droit" (12). Vue comme politique, nous devons envisager la législation de solidarité sur l'axe de notre engagement à l'égard d'une situation que nous jugeons injuste, indigne ou déplorable. Quand nous investissons notre argent dans leur éradication, ou souvent mieux, dans des effets de compassion ou d'humanité, c'est une politique du bien commun, travaillé par la solidarité, qui se manifeste. Pour expliquer cette politique de consolidation normative de solidarité, il nous semble que nous ne devons pas aller directement vers la législation moderne de l'État Providence, mais plutôt vers les suites de la Révolution française de 1789. Pour choisir un exemple qui montre le côté politique de la solidarité, quoi de mieux que la déclaration de la Convention, en 1793, sur le droit politique d'asile. En fait, la Constitution adoptée le 24 juin 1793, dans son article 120, offre solennellement, au nom du Peuple français, "asile aux étrangers bannis de leur patrie pour cause de la liberté. Elle le refuse aux tyrans" (13). La Constitution offre de cette façon à tous les combattants de la liberté du monde entier, le statut de réfugié politique en France. Elle l'offre comme "droit français" qui s'obtient par la reconnaissance de la lutte pour la liberté. Là où nous voulons en venir, c'est qu'il s'agissait d'un acte de solidarité. Les révolutionnaires français se déclaraient solidaires avec tous les partisans luttant pour la liberté. C'est un acte politique de solidarité où les révolutionnaires prenaient le parti de l'humanité et de la liberté. Un acte de solidarité qui n'était pas évident en regard de l'époque où cette constitution fut adoptée. L'histoire du droit des réfugiés serait bien différente sans cette affirmation et les actes de solidarité à l'égard des réfugiés politiques expulsés de leurs pays (14). Que nous pensions davantage aux émotions et aux actes de solidarité réelle manifestés en Occident pour les réfugiés de Budapest en 1956, de Prague en 1967, etc., ou encore à l'immigration (15). La Révolution française symbolise l'inauguration d'une tradition de consolidation normative de solidarité en Occident. Nous pouvons, dans ce sens uniquement, faire nôtre le mot de Saint-Just rappelant que le "bonheur est une idée neuve en Europe", et souligner comment la solidarité s'oppose à l'indifférence. Or, si les mouvements de solidarité trouvent leurs racines dans la Révolution française, et plus profondément, dans un républicanisme du citoyen, il nous semble que beaucoup des critiques contre les mouvements solidaires trouvent quant à elles leurs racines dans la réaction rejetant la Révolution française. État Providence et solidarité Quoiqu'il en soit, c'est pourtant la relation entre cette législation de solidarité et la législation de l'État Providence qui doit nous occuper, par la suite, dans l'affirmation qu'il n'existe pas de différence entre celle-ci et le fait de faire politiquement une législation de solidarité au profit des malades, des chômeurs, des retraités, des sans-logis, des itinérants, etc., en fait, en instaurant une politique en leur faveur, qui puisse se concrétiser par des outils aussi différents que la gratuité à l'hôpital, les allocations pécuniaires, les pensions garanties, les programmes d'habitation à loyer modérés, etc.. Certaines données historiques peuvent même nous pousser à voir l'école ou encore le droit du travail comme issus d'une même poussée de consolidation normative de la solidarité. En fait, que nous montre cette législation? Rien d'autre, dans notre perspective, qu'une poussée de solidarité avec différents groupes ou en regard de problèmes qui nécessitent des solutions communes. Nous devons voir cette législation comme issue d'un processus démocratique où les mouvements de solidarité et le fait de solidarité jouent un rôle charnière pour la sélection de normes pouvant adéquatement répondre aux besoins tout à fait concrets et tangibles des citoyens. Vu de telle façon, quoi de plus normal que de discuter démocratiquement nos solidarités à l'égard d'autres préoccupations comme celle de l'argent, ou plus précisément, de financement public. Or, dès que nous avons reconnu la légitimité de la solidarité comme vecteur social, nous avons aussi reconnu que celle-ci doit être arbitrée en regard d'autres vecteurs majeurs. L'important, c'est que ce sera le processus démocratique qui arbitrera, ce qui laissera tous les atouts dans les mains des citoyens. En somme, comme nous le voyons, la consolidation normative de la solidarité est en quelque sorte l'enjeu ultime de la solidarité. C'est la preuve que la solidarité a passé démocratiquement le test de l'universalité, tel que compris et apprécié par les citoyens. Conclusion À la fin de notre parcours philosophique, nous voulons poser une question qui cherche à savoir si la ressource de solidarité s'épuise. Nos sociétés modernes sont-elles en train de saper "l'énergie solidaire" des individus, au profit de l'homme sans qualité (pour paraphraser Musil), au profit des monstres abstraits que sont le Marché, la Mondialisation et la Monnaie? Certes, le réservoir de solidarité, géré par les mondes vécus, subit-il, aujourd'hui, des assauts idéologiques à répétition. Mais, tirant une conclusion de nos réflexions sur la solidarité, celles-ci doivent avoir rendu clair le fait que la solidarité, justement comme phénomène politico-philosophique, est nécessairement hypersensible à l'égard des contextes culturels, sociaux, économiques et autres. Sans toujours se manifester de façon autonome, la solidarité peut aussi facilement se concrétiser de multiples façons, par exemple, dans la politique tout court. Et si nous pouvons dire que les discours populistes peuvent aussi avoir leurs jours de gloire, c'est aussi pour affirmer qu'à long terme, les politiques de l'anti-solidarité semblent peu prisées dans nos sociétés.
NOTES -•- Conférence le 16 mars 1999 à la Chaire Unesco d'étude des fondements philosophiques de la justice et de la société démocratique, Université du Québec à Montréal, Montréal. (1) Léon Duguit, Leçons de droit public général, Paris, 1926, p 36: "Je suis de ceux qui pensent que la science sociale positive n'est point impuissante à définir un idéal et à formuler les règles de conduite pour le réaliser; mais cet idéal, il est sur terre, il est humain, pleinement humain Il se résume en un mot: solidarité social". Voir, André-Jean Arnaud, "Une doctrine de l'État tranquillisante: le solidarisme juridique", Archives de philosophie du droit, 1976; Jean-François Niort, "La naissance du droit social en France: une problématique de la liberté et de la solidarité", Cahiers Diké, Montréal, no 1, 1995, p 18-33. (2) Voir, J. Rawls, Théorie de la justice, Seuil, Paris, 1997, 2ème édition, coll. Points Essais no 354, p 106-115, le "principe de différence" comme "fraternité". Également, Richard Rorty, Contingence, ironie et solidarité, Paris, Colin, 1993, et J. Habermas, De l'éthique de la discussion, Paris, Cerf, 1992, p 51-72. (3) É. Durkheim, De la division du travail social, Alcan, Paris, 1893 (plusieurs fois réédité). Sur la solidarité chez Durkheim, voir J. Habermas, Théorie de l'agir communicationnel, vol 2, Pour une critique de la raison fonctionnaliste, Paris, Fayard, 1987. (4) P. A. Krapotkin, L'entre'aide. Un facteur de l'évolution, Paris, Costes. Voir également, Pierre Leroux, La grève de Samarez, Paris, Dentu, 1859 (5) Jean Piaget, Le jugement morale chez l'enfant, Paris, PUF, 1973; Jean Piaget, Le jugement et le raisonnement chez l'enfant, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1978; Lawrence Kohlberg, The philosophy of moral development: moral stages and the idea of justice, San Francisco, Harper & Row, 1981; L. Kohlberg, C. Levine & A. Hewer, Moral stages: a current formulation and a response to critics, Basel & New York, Karger, 1983. Voir également, J. Habermas, Morale et communication, Paris, Cerf, 1986. (6) E. Lévinas, Humanisme de l'autre homme, Paris, Fata morgana, 1987; E. Lévinas, Éthique et infini, Paris, Fayard, 1982. (7) Voir, G. Dworkin, The Theory and Practice of Autonomy, Cambridge, Cambridge University Press, 1988. (8) Au-delà des analyses historiques de ce phénomène, G. Orwell, La ferme des animaux: fable, Paris, Champ libre, 1981, nous révèle toute la tragédie de ces formes de "solidarité". (9) J. Habermas, De l'éthique de la discussion, Paris, Cerf, 1992, p 108. (10) J. Habermas, Droit et démocratie. Entre faits et normes, Paris, Gallimard, NRF Essais, 1997, p 35. (11) B. Melkevik, Horizons de la philosophie du droit, Ste-Foy, Les Presses de l'Université Laval et Paris, L'Harmattan, 1998, p 124-127. (12) L. Ferry et Alain Renaut, Philosophie politique, Tome 3: Des droits de l'homme à l'idée républicaine, Paris, PUF, 1985; Simone Goyard-Fabre, Le fondement de l'ordre juridique, Paris, PUF, 1992. (13) Gérard Noirrel, La tyrannie du national: le droit d'asile en Europe, 1793-1993, Paris, Calmann-Lévy, 1991, p 34; F. Crépeau, Droit d'asile: De l'hospitalité aux contrôles migratoires, Bruxelles, Bruylant, 1995, p 42. (14) F. Crépeau, op. cit., et "La tolérance trahie: de la tradition d'asile à la mentalité de forteresse assiégée", dans P. Dumouchel et B. Melkevik (red.), Tolérance, pluralisme et histoire, Montréal et Paris, L'Harmattan, p 107-116. (15) J. Habermas, "Immigration et chauvinisme du bien-être", dans La revue nouvelle, Tome 85, no 11, 1992, p 76-84. Également, J. Habermas, L'intégration républicaine. Essais de théorie politique, Paris, Fayard, 1998, p 86-94. |