Chaire UNESCO d’étude des fondements philosophique de la justice et de la société démocratique | UQAM
18 mai 2016
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Table ronde : La religion est pour Dieu et la politique est pour les humains

Présentation

Benoit Genest, Faculté de droit, Université de Montréal

benoit.genest@umontreal.ca


Bonjour à tous,

Tout d’abord, j’aimerais remercier Mme Ayoub de me laisser utiliser le cadre de cette table-ronde afin de présenter certaines idées que j’ai eu l’occasion d’exposer dans mon mémoire de maitrise. J’indiquerais aussi que je récupérerai le thème de la table ronde de deux façons. D’une part, j’utiliserai Marc 12 : 17 (« Rend à César à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ») comme un passage déterminant dans la culture occidentale. Ce verset est apparu à de nombreuses occasions lors des débats de feu la Charte de la laïcité et je crois que M. Michel Seymour a eu raison de décrire la laïcité comme une « catho-laïcité », histoire d’indiquer que les séparation entre l’Église et l’État, le sacré et le profane, ne répugnent pas systématiquement au christianisme. En revanche, comme ce débat a laissé un gout âpre dans notre paysage politique et comme la question a en bonne partie été épuisée, je réalignerai la question en fonction de la liberté, thème qui est au coeur du lancement du livre que nous célébrons aujourd’hui.

De plus, j’utiliserai l’expression selon son acceptation populaire. « Rendre à César ce qui est à César » est également entendu comme une expression dénotant quelque chose comme « rendre justice » à quelqu’un ou à quelque chose, particulièrement lorsque notre objet est contentieux, litigieux ou controversé. C’est ainsi qu’on pourrait dire, à l’égard de Maurice Duplessis qu’on tient comme le responsable de la Grande Noirceur, qu’il est celui qui a électrifié les campagnes. On doit rendre à César ce qui est à César.

Dans le cadre de notre table-ronde, j’aimerais effectuer le même exercice à l’égard du christianisme, une religion qui a été l’objet de toutes les critiques et dont le livre noir contient l’oppression des femmes et des minorités sexuelles, l’entretien de la superstition, la justification de ce qui nous apparait dorénavant injustifiable, du moins je l’espère, comme l’esclavage et la Monarchie absolue.

Je reviendrai sur ces dérives en conclusion, mais tout d’abord, je chercherai à rendre justice au christianisme en utilisant un arsenal théorique pour démontrer comment on a cherché à établir sa proximité avec l’État moderne qui consacre la dignité, l’égalité, la responsabilité et la raisonnabilité de l’homme, tous des attributs qui servent de socle pour les « droits-libertés » comme la liberté de religion, de conscience, d’expression. En retour, ces droits et attributs ont été implicitement ou explicitement consacrés dans le Bill of rights anglais, la Déclaration d’indépendance américaine, la Déclaration des droits de l’homme ainsi que les Chartes québécoise et canadienne.

Pour s’y faire, je m’inspirerai de Hegel qui considère que cette consécration est le témoignage ou l’expression d’un christianisme mature épuré de sa contingence primitive et élevé à la Raison. Concrètement parlant, la manifestation moderne du christianisme pourrait aussi être interprété comme un christianisme désenchanté.

Prenons un exemple assez simple : la Genèse. Qu’est-ce qui est élevé au concept chez Hegel ? Homme, libre arbitre, connaissance du bien et du mal, faute, innocence, imputabilité, divinité.

Qu’est-ce qui est contingent, susceptible d’être « expié » par la philosophie ? Adam et Eve, jardin, arbre, pomme, serpent, péché originel, chute.

La première se meut dans des « catégories et concepts purs » ayant leur siège ultime dans la pensée tandis que la seconde est réductible à des formes comme l’imagination ou la sensibilité.

Pourquoi est-ce que j’insiste sur la distinction entre ces deux formes ? Parce que la première correspond au bon grain tandis que la seconde correspond à l’ivraie. C’est à partir des concepts irréductibles comme « libre arbitre », « autonomie de la volonté », « dignité » ou « égalité » que les Déclarations des droits de l’homme et les Chartes se sont construites tandis que les déterminations contingentes comme « lignée de Cham et de Canaan » ont servi à justifier l’esclavage et « lignée des patriarches » ont servi à justifier le pouvoir absolue des Monarques.


Évidemment, j’utilise Hegel parce qu’il s’agit d’un philosophe avec lequel je me suis familiarisé, mais comme ce dernier nous invite à réfléchir l’articulation des figures philosophiques et religieuses dominantes de notre civilisation, le recours à cet auteur est également un prétexte pour passer en revue les grandes idées et les grandes époques qui se superposent ou à la manière d’un palimpseste.

Par le fait même, ce sera également une occasion pour démontrer qu’il est possible de faire dire à peu près n’importe quoi au christianisme et aux Anciens. L’apologie hégélienne du christianisme est non seulement un moyen de rendre à César ce qui est à César, c’est également le moyen de tracer la limite du défendable et de l’excusable, la limite de la méthode « trouver ce que l’on cherche » qui obtient sa consécration dans l’introduction des Principes de la philosophie du droit :

« la chouette de Minerve ne prend son envol qu’à la tombée de la nuit ». Voilà donc un troisième sens à l’expression « rendre à César ce qui est à César » : c’est chercher à faire preuve de discernement.

Maintenant, si nous nous tournons vers la question de la liberté et que nous prenons comme point de départ l’idée rousseauiste selon laquelle « l’homme est né libre », il peut nous venir à l’esprit qu’il s’agit d’une affirmation fort noble, mais si nous lisons la suite « mais partout il est dans les fers », nous comprenons que la liberté ne va immédiatement de soi et qu’il en faut beaucoup afin que la liberté ne soit pas seulement une idée abstraite, mais une réalité qui est « auprès d’elle- même » dans le monde. La concrétisation de cette idée abstraite prend, chez Hegel, les traits d’une lutte, d’une théodicée dont la trajectoire est localisable géographiquement, débutant à l’est pour ensuite de se déplacer vers l’ouest.

C’est ainsi que cette lutte aurait débuté en Orient, là où un seul homme est libre (Hegel pense probablement à la Chine impériale antique) pour ensuite se déplacer vers la Grèce antique (où quelques hommes sont libres, nommément les citoyens, à l’exclusion, des femmes, des métèques

et des esclaves). De l’avis de Hegel, et bien avant le christianisme, c’est dans la Grèce antique que l’homme a pour la première fois pris conscience de sa valeur et de son privilège sur tout autre objet naturel, spécialement chez Platon qui a mis de l’avant l’idée que l’homme a accès à quelque chose de suprême par l’intermédiaire de l’eidos ou du logos humain. En revanche, Si Hegel dira dans ses Principes de la philosophie du droit que la philosophie arrive toujours trop tard, il serait possible de dire que la philosophie grecque est pour sa part arrivée trop tôt. Bien que sublime, elle a souffert d’un mal universel propre à la philosophie : elle demeure cloitrée et sort rarement des cercles de quelques initiés. Autrement dit, la philosophie grecque n’est pas passée dans les moeurs et encore moins dans la vie de l’État.

En revanche, ce qui est passé dans les moeurs après l’âge grec, c’est l’hégémonique de la culture romaine à laquelle Hegel (du moins à mon avis), ne pas rend justice. Après tout, la Rome antique a été suffisamment raffinée pour produire les aqueducs, les routes et le droit romain, mais Hegel retient surtout l’épisode impérialiste caractérisé par l’arbitraire de l’empereur et son pouvoir de vie ou de mort, l’esclavage, le polythéisme et les activités du Colisée. C’est de bon ton puisque j’indiquais en introduction que Hegel a désenchanté le christianisme et qu’il a besoin d’arguments strictement rationnels pour expliquer son émergence tout en l’harmonisant avec les Saintes Écritures. Disons seulement que l’Empire romain apparait chez Hegel comme une régression par rapport à l’âge grec et qu’elle a tellement piétiné l’essence intime de l’homme, qu’elle a finalement épuisée son réservoir d’ignominie. À cet égard, un des préludes de temps nouveaux est la révolte des esclaves menée par Spartacus, mais sa réaction la plus adéquate se trouve du côté du christianisme né du judaïsme.

Sur ce point, nul besoin de faire intervenir un Dieu qui organiserait les âges du monde tel que le très évangéliste courant « dispensionaliste » voudrait bien le faire croire. Si les gens ont cru qu’une figure salvatrice est apparue à cette époque, c’est que les « temps étaient mûrs », un peu comme la révolution prolétarienne chez Marx est inévitable. À l’instar des bourgeois, les Romains ont « creusé leur propre tombe » et c’est à l’aune de ce mode d’interprétation préfigurant Marx que Hegel lit Galates 4:4 : « lorsque les temps ont été accomplis, Dieu a envoyé son Fils »… (« lorsque les temps étaient murs, un homme a été reconnu comme un Sauveur ») En fait, nous pourrions lire le christianisme chez Hegel strictement à travers sa logique, à tel point que si nous y cherchons quelque trace de mysticisme ou d’un Dieu personnel, Hegel pourrait répondre à peu près ce que Pierre Simon de Laplace a répondu à Napoléon lorsque ce dernier lui a demandé où était Dieu dans son système : « je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse. »

Dans tous les cas, il est impératif pour Hegel de démontrer que le monde a connu quelque chose comme un renversement des valeurs, qu’il est passé d’un état d’absolue impunité à un état d’absolue imputabilité. Cette manifestation s’exprime par le fanatisme de la culpabilité des premiers chrétiens qui radicalisent l’idée selon laquelle le divin en l’homme s’est monnayé par le péché et donc, le culpabilité (Mea Culpa, mea maxima Culpa). On notera également un renversement sémiotique qui s’exprime par le fait que la Croix, le symbole suprême du déshonneur de la Rome antique, est devenu le symbole suprême de la Gloire d’un monde reformaté qui dissout les distinctions antérieures :

Car vous êtes tous fils de Dieu par la foi en Jésus-Christ… Il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni libre, il n’y a plus ni homme ni femme ; car tous vous êtes un en Jésus-Christ - Gal. 3:26-28

(Note : Ici, Nietzsche et Hegel disent à peu près la même chose, mais ne parviennent pas aux mêmes conclusion. Fukuyama se demande d’ailleurs si la démocratie libérale, si proche du christianisme, est la fin de l’histoire ou le triomphe du dernier homme ?)


Évidemment, rapprocher le christianisme primitif et la démocratie libérale exige tout un raisonnement, un raisonnement pour le moins alambiqué. Néanmoins, il convient de souligner à nouveau ce qui a été indiqué précédemment. D’une part, l’esprit grec a été incapable de s’inscrire dans les moeurs tandis que l’esprit du christianisme y parviendra, aidé bien évidemment par le zèle du prosélytisme et l’introduction de catégories morales qui répondent à la culpabilité. On peut penser à la rédemption, au rachat des fautes ou à l’amende honorable. Une fois bien en place, le travail de la Modernité (quelque 1500 ans plus tard) consistera à épurer le judéo-christianisme de sa contingence afin de n’en retenir que l’essence rationnelle. Nous avons à cet égard quelques exemples positifs notables.

Le Traité théologico-politique de Spinoza cherche à rationaliser l’Ancien et le Nouveau- Testament. C’est ainsi que les prophètes ne sont plus regardés comme des privilégiés qui ont un accès aux voies de Dieu, mais comme des individus particulièrement clairvoyants. Et, à l’instar de Rousseau, le Moïse de Spinoza est le « législateur par excellence », celui qui a eu la sagesse de faire parler Dieu afin d’instaurer un nouvel ordre. Salomon, quant à lui, est devenu le juge par excellence, si bien qu’il trône au Sommet de l’édifice de la Court Suprême des États-Unis.

Autre exemple notable : la sainteté traduite en langage kantien : elle est une volonté parfaite qui, conformément à l’impératif catégorique kantien, ne peut pas mal vouloir. Hegel va d’ailleurs plus loin en nous rappelant que la volonté est suffisamment puissante pour affronter la mort et le sacrifice de soi. Jésus sur la croix et les premiers martyrs sont la démonstration que l’homme n’est pas seulement doté du libre arbitre, mais que la volonté est perfectible au plus haut point.

Plus près de nous, le droit québécois est également tributaire des catégories morales héritées du christianisme. Non seulement l’autonomie de la volonté est-elle un principe sous-jacent, mais l’administration de la faute est également imprégné de thèmes comme la rachat : Ainsi, l’article 1053 de l’ancien Code civil se lit comme suit :

« Toute personne capable de discerner le bien du mal, est responsable du dommage causé par sa faute à autrui »

L’al. 2 de son équivalent contemporain indique quant à lui :

Elle est, lorsqu’elle est douée de raison et qu’elle manque à ce devoir, responsable du préjudice qu’elle cause par cette faute à autrui et tenue de réparer ce préjudice, qu’il soit corporel, moral ou matériel.

Et, comme si ce n’était pas suffisant, il est toujours possible de demander la Pardon pour certains délits. C’est la traduction judiciaire de l’effacement des péchés.

Négativement, la rationalisation du christianisme s’incarne par le recul progressif de la contingence et par une lutte contre la superstition qui laisse apparaitre les principes sous-jacents de cette forme religieuse. Un bon exemple est le combat entre Robert Filmer et John Locke. Robert Filmer cherchait à affirmer légitimité des princes à partir des patriarches de l’Ancien Testament tandis que John Locke mettait plutôt de l’avant l’idée de droits naturels et inaliénable de l’Homme, toutes des valeurs qui ont servi d’inspiration pour les documents comme la déclaration des droits de l’homme ou la déclaration d’indépendance américaine.

Et comme nous sommes dans le thème de la négativité, il convient de conclure sur les limites de ce qui précède. D’une part, je partage avec Hegel l’idée selon laquelle certains des grands principes de la Modernité comme l’autonomie de la volonté, la dignité et l’égalité ont été dégagés du christianisme. Après tout, les auteurs mentionnés précédemment étaient eux-mêmes issus de la tradition judéo-chrétienne et leur public n’a pas jugé leurs idées si contraire à la conscience chrétienne pour avoir jeté l’anathème sur leurs auteurs (à l’exception de Spinoza). Néanmoins, j’ai un peu de difficulté à suivre Hegel lorsqu’il avance que le corpus de ces valeurs doivent être considérés, en dernière analyse, comme du christianisme, certes mature, mais du christianisme tout de même. Ainsi, Hegel n’a pas été en mesure de constater que des concepts comme l’autonomie de la volonté ou l’égalité ne servent plus exclusivement à responsabiliser l’individu ou à légitimer ses convictions religieuses qu’à justifier l’égalité des hommes, des femmes et des minorités sexuelles, tous des combats qui ne se sont pas offerts aux yeux d’un philosophe somme-toute conservateur du 19e siècle. Et bien que je sois capable de concevoir que la liberté religieuse est compatible avec un christianisme « rationalisé », j’ai de la difficulté que la décision de rendre inconstitutionnelle une loi interdisant de travailler le dimanche soit, à proprement parler, du christianisme.

Les auteurs et les idées de la Modernité sont bel et bien issus d’une tradition chrétienne, mais je crois qu’il nous faut réfléchir au fait que les « droits-liberté » ont acquis une pleine autonomie par rapport au christianisme, tant dans leur fondement que dans leurs conséquences.

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