Chaire UNESCO d’étude des fondements philosophique de la justice et de la société démocratique | UQAM
4 octobre 2011

Le génie méconnu de Descartes

Jean-René Vernes

Il existe deux façons distinctes de rendre hommage au génie d’un grand philosophe. Elles sont sensiblement différentes.

La première est de rendre sa pensée le plus vivante possible en mettant en relief ses caractères essentiels et son contexte historique. C’est ce que font les historiens de la philosophie.

Mais il en est une autre qui consiste à tenter de prolonger son œuvre en résolvant les obstacles auxquels elle s’est heurtée, soulignant ainsi le génie dont elle était potentiellement porteuse. C’est ce que j’essaierai de faire ici, sans fausse modestie, conscient que l’entreprise est passablement périlleuse.

L’INFLUENCE DE DESCARTES

L’influence de Descartes sur la philosophie moderne est immense. Personne ne le conteste. Pourtant cette influence semble s’être amenuisée avec le temps.

Tandis que le Cogito s’est imposé comme point de départ obligé de toute philosophie rigoureuse, le matérialisme cartésien fait problème. Qu’importe si la théorie des tourbillons est depuis longtemps abandonnée et si notre conception de l’espace et du temps est profondément différente de celle qu’en avait Descartes. Ce qui est grave c’est que l’existence de la matière est mise en question et par là même un chapitre capital de sa philosophie.

Par un paradoxe remarquable c’est Descartes lui-même qui est à l’origine des difficultés que sa pensée allait soulever. Car si, comme il l’a montré, nos perceptions ne constituent qu’un aspect de notre pensée et non les qualités directement saisies d’un être réel, on peut se demander s‘il existe bien une réalité extérieure à la pensée. La conception qui allait se résumer dans la formule célèbre « Esse est percipi » est inscrite en filigrane dans l’analyse cartésienne de la perception.

Dès lors la voie est ouverte à une philosophie toute nouvelle, inimaginable avant Descartes, qui prétend réduire l’existence du monde à celle de la seule pensée. Le mécanisme cartésien est condamné parce qu’il repose sur une existence illusoire.

LA PROBLÉMATIQUE CONTEMPORAINE

Une telle évolution est d’autant plus étrange qu’elle révolte l’homme simple que nous sommes avant de devenir philosophe, en même temps qu’elle s’inscrit en faux contre le fondement même de la physique moderne. Comment nier l’existence d’objets matériels qui se manifestent avec autant d’évidence à nos sens ? Et comment le faire lorsque ces objets permettent d’expliquer les lois naturelles d’une façon aussi remarquable ? Il faut pour cela des arguments théoriques extraordinairement puissants.

Mais ce sont ces arguments puissants que la philosophie post-cartésienne a développés. Le premier argument tient à la difficulté où nous sommes de nous représenter la matière. Peut-on admettre l’existence d’un être irreprésentable ? Et, à supposer que nous l’admettions, comment concevoir le lien qui unirait la pensée – la conscience dirions-nous plutôt aujourd’hui – à un objet matériel, qui, par hypothèse, est d’une nature essentiellement différente ?

Descartes déjà a parfaitement aperçu le double problème. C’est pourquoi il s’est efforcé de donner corps à la matière en la définissant comme « de l’espace en mouvement ». Est-ce suffisant pour former la substance d’un objet totalement étranger à la conscience ? Et, en déclarant inintelligible l’union de l’âme et du corps, il a dû reconnaître l’impossibilité où nous sommes de comprendre le lien qui unirait matière et conscience.

Bizarrement la charge de la preuve a échu alors au matérialisme, en entendant simplement par ce mot une doctrine affirmant que la matière existe.

Descartes invoque la véracité divine : si la matière n’existait pas tandis que nous sommes irrésistiblement portés à y croire, Dieu serait trompeur, ce qui ne peut être admis. L’argument a perdu sa valeur lorsqu’on a mis en question l’existence de Dieu en réfutant la preuve ontologique.

On pouvait également invoquer le principe de causalité : nos perceptions ont une cause, nous n’en sommes pas les auteurs. Cette cause, ce sont des objets matériels. La critique humienne de l’idée de cause allait à son tour ruiner cet argument.

Depuis près de trois siècles le matérialisme est bloqué. Une philosophie étrange s’est développée, bravant du même coup le sens commun et la théorie scientifique. La science et la philosophie qui se soutenaient l’une l’autre ont soudainement divorcé. Et, contrairement à l’espoir qu’avaient Kant comme Descartes d’atteindre une vérité universelle, la métaphysique s’est mise à douter d’elle-même.

L’expérience fondamentale

Parmi les étrangetés de la philosophie contemporaine on peut s’étonner qu’on ait oublié la raison première qui nous porte à croire dans l’existence d’objets extérieurs. On cherche depuis Hume un argument décisif pour prouver que la matière existe, alors que cet argument se trouve tout près de nous et s’exprime à chaque instant de notre vie quotidienne.

Nous sortons de chez nous à 2 heures en laissant une table couverte d’une nappe blanche où se trouve posé un livre. Nous y rentrons à 4 heures et nous retrouvons la même table au même endroit, couverte de la même nappe blanche et au-dessus le même ouvrage. Plus exactement nous retrouvons une perceptions identique de table située dans une perception identique de chambre. Comment expliquer la coïncidence entre nos perceptions passées et nos perceptions présentes ? Tel est le problème concret posé par l’expérience quotidienne.

Comment expliquer cette similitude de perceptions, sinon en supposant qu’il existe quelque chose qui est resté durant notre absence au même endroit de l’espace ? C’est le raisonnement que fait spontanément l’esprit humain, avant qu’il ne soit brouillé par des considérations théoriques.

Nous sommes ici en présence d’une évidence spontanée qui s’impose à nous avec la plus grande vigueur : ce que nous percevons exige une explication. La réflexion s’élabore à partir d’une double base : l’expérience que constituent nos perceptions. Mais en même temps un besoin de comprendre, un « pourquoi ? ».

C’est ce besoin, à la fois impérieux et fondamental, que traduit le principe de raison suffisante. Pourquoi ce que nous percevons est-il tel qu’il est et non autrement ? Tel est le moteur premier de la recherche. La théorie de la connaissance repose sur le principe de raison suffisante.

Le principe de raison suffisante

Toutefois le sens de ce principe doit être précisé. Qu’est-ce qui nous oblige à chercher une explication ? C’est la contradiction que nous constatons entre l’imaginable et le perçu. Puisque nous pouvons nous représenter une infinité de perceptions différentes, pourquoi est-ce que dans des circonstances données ce sont toujours les mêmes perceptions qui se répètent ?

Lorsque je rentre chez moi j’ai le pouvoir de me représenter une infinité de spectacles différents. La table ou le livre pourraient être en un autre endroit, ils pourraient avoir une couleur nouvelle, il pourrait ne plus y avoir ni table, ni livre. Je pourrais percevoir toutes ces choses, puisque je peux les imaginer. J’affirme a priori comme possible tout ce que je peux me représenter. Il existe une notion a priori du possible qui se confond avec le représentable. Tout ce qui est représentable est possible a priori. Tel est le champ potentiel de l’imaginable.

Mais le perçu se présente tout différemment. Nous constatons que dans les mêmes circonstances nous éprouvons les mêmes sensations. C’est ce que nous appellerons les coïncidences perceptives. Et les coïncidences perceptives se manifestent exactement de la même façon au philosophe et au savant.

Le philosophe n’a pas besoin de chercher bien loin pour s’étonner de retrouver au même endroit les objets qu’il y a laissés ou plus exactement les mêmes perceptions d’objets. Les coïncidences perceptives sont données dans l’expérience quotidienne.
Sous une forme à peine plus complexe, ce sont elles qui conduisent le savant à l’énoncé des lois physiques. Nous faisons tomber vingt fois dans le vide une bille d’acier et celle-ci se retrouve chaque fois après une seconde de chute exactement au même endroit. C’est une coïncidence perceptive, comparable à celle du philosophe qui, rentrant chez lui, retrouve les mêmes objets exactement à la même place.
Il serait facile de montrer que toutes les lois, toutes les théories de la physique reposent sur des coïncidences perceptives. Pourquoi a-t-on supposé à la lumière un caractère ondulatoire ? Parce que cette hypothèse permet d’expliquer avec la plus grande précision l’apparition d’une sensation de couleur donnée à un endroit donné. Le lieu est toujours identique quand les conditions initiales sont identiques. On se trouve en présence d’une coïncidence perceptive. La théorie ondulatoire de la lumière repose sur un nombre considérable de coïncidences perceptives, tout comme l’interprétation du monde par l’homme de la rue.

Et notre étonnement devant les coïncidences perceptives peut se formuler ainsi : si nos perceptions étaient de pures perceptions, si elles se réduisaient à la conscience que nous en avons, elles devraient se succéder dans le désordre, car après des perceptions données nous pouvons imaginer également une multitude de perceptions différentes. Notre exigence d’explication porte sur un fait précis, l’existence de coïncidences perceptives. Elle s’appuie sur un principe fortement ressenti mais non formulé, qui nous conduit à dire : si nos perceptions étaient de simples apparences, les coïncidences perceptives seraient extrêmement improbables. Appliqué à l’expérience quotidienne le principe de raison suffisante traduit en dernière analyse un principe implicite de probabilité. Il faut trouver une raison suffisante des coïncidences perceptives. Cette raison suffisante consiste en ceci que nos perceptions ne sont pas des perceptions pures, elles sont liées à un « quelque chose » qui n’est pas donné dans la conscience et qui obéit à des lois cachées.

Nous raisonnons à l’égard des perceptions comme réagit un joueur de dés à l’égard des résultats du jeu. Le joueur suppose initialement que le dé est « bien fait », il est rigoureusement cubique et constitué d’une matière homogène. Les six faces peuvent être considérées comme rigoureusement équivalentes et donc interchangeables. Leurs probabilités sont égales. Mais si l’une des faces apparaît beaucoup plus souvent que les autres dans la suite des lancers, le joueur en conclut que le dé est pipé, il n’est pas conforme à la conception initiale. Et, si nous avons la possibilité de le découper, nous pouvons constater que cette conclusion est vraie. Il n’est pas constitué d’une matière homogène. Devant les coïncidences perceptives nous concluons de même que les perceptions sont différentes de ce que croient les philosophes idéalistes. Ce ne sont pas de pures apparences.

La probabilité a priori

Ainsi la réalité de la matière, comme celle de la théorie physique, repose sur la croyance implicite qu’il existe une probabilité a priori. Nous sommes intimement convaincus que si les perceptions se réduisaient à leur seule apparition dans la conscience, les coïncidences perceptives seraient extrêmement improbables. Sans un tel principe elles n’auraient aucun besoin d’explication et toute la science, toute la philosophie pourraient se résumer dans cette simple formule : « le monde est comme il est », ou, en termes plus philosophiques, « le monde est tel qu’il nous apparaît ». Nous ne pourrions rien en dire de plus que ce nous percevons ou que nous nous souvenons d’avoir perçu. Toute explication du passé deviendrait inutile, toute prévision de l’avenir deviendrait impossible.

C’est ici que la science et la philosophie contemporaines divergent essentiellement : en énonçant les lois et les théories physiques, les savants admettent implicitement l’existence d’un principe a priori de probabilité, tandis que les philosophes n’ont pas jusqu’à ce jour intégré un tel principe dans une théorie générale de la raison.

Le fondement du matérialisme cartésien

Lorsque Descartes affirme l’existence de la matière, il énonce une proposition démontrable mais dont il n’a pas su donner la démonstration. Et celle-ci est d’autant plus difficile à imaginer pour lui que la notion de probabilité n’apparaîtra dans la science que quelques années après sa mort, avec les travaux de Pascal. Toutefois il a parfaitement compris que l’on ne peut donner une explication rigoureuse des perceptions qu’à partir d’une réalité matérielle. Il formule une théorie juste en se fondant sur des arguments qui ne le sont pas.

Si, d’autre part, on avait compris à l’époque de Descartes que la thèse du matérialisme repose sur une conception a priori de la probabilité, on aurait évité de donner au principe de causalité la forme absolue qui devait engendrer trois siècles plus tard le problème de l’indéterminisme.

C’est en s’appuyant sur le raisonnement implicite de probabilité que s’est constitué le principe de causalité. Il faut expliquer les coïncidences perceptives. L’explication est que derrière les perceptions toujours répétées il y a un objet matériel, toujours le même, qui rend intelligible la répétition des perceptions. Cet objet matériel est considéré comme la cause de nos perceptions.

Mais, lorsqu’il est pris dans son sens classique, le principe de causalité affirme un peu plus que nous ne sommes en droit d’affirmer. Il suppose un pouvoir producteur, une antériorité de la cause sur l’effet, de l’objet matériel sur la perception. Or tout ce que nous pouvons légitimement affirmer, c’est qu’il existe un lien unissant la perception et quelque chose qui n’est pas donné dans la perception. C’est ce quelque chose que nous appelons objet matériel, sans pouvoir préciser ni en quoi consiste la matière, ni la nature du lien qui unit matière et conscience. La matière est un « quelque chose qui dure » et qui explique les coïncidences perceptives.
Plutôt que de parler de causalité, il conviendrait mieux de parler de simultanéité. Et c’est précisément ce que formule la neurologie contemporaine. Il existe une coïncidence entre la perception et une modification du cerveau. Les deux sont solidaires. L’une ne va pas sans l’autre.

Il résulte de cette analyse une conséquence capitale : le principe de causalité n’est pas un principe fondamental de la raison, comme on l’a cru pendant si longtemps, c’est un principe dérivé, né d’une synthèse entre l’expérience et un autre principe plus fondamental encore, un principe de probabilité.

Lorsqu’on a compris ceci la démonstration métaphysique change brusquement de sens. La critique humienne de la causalité, tout en gardant sa signification et sa valeur, perd l’essentiel de sa portée. Car le principe de causalité n’apparaît plus comme la justification fondamentale de l’existence de la matière. Celle-ci réside dans un principe a priori de probabilité. Il n’est plus nécessaire de savoir a priori ce qu’est une cause pour affirmer l’existence de la matière. Celle-ci est exigée par la raison, avant même que nous puissions savoir ce qu’est une cause.

La science n’en demande pas plus pour élaborer sa théorie du monde. L’affirmation qu’il existe une réalité extérieure à la perception ne comporte par elle-même aucune affirmation sur ce que serait la nature de cette réalité. C’est une affirmation modeste mais en même temps fondamentale : on ne peut pas comprendre le monde en supposant qu’il se réduit exclusivement à la pensée. La rupture entre la théorie physique et la philosophie idéaliste se trouve dépassée.

Et le « quelque chose » que nous appelons matière est précisément ce que la science expérimentale s’efforce de saisir en multipliant les expériences et en élaborant une conception du réel susceptible d’expliquer la totalité de ces expériences.

Le déterminisme

Mais, si le principe de causalité n’exprime pas par lui-même une nécessité inconditionnelle de la raison, rien ne nous permet d’affirmer a priori que tous les phénomènes sont déterminés. C’est l’expérience qui nous apprend que les phénomènes se répètent. Nous ne pouvons donc pas affirmer a priori qu’ils se répètent partout et toujours de façon identique.

Le problème de l’indéterminisme, qui a bouleversé toute la physique du 20ème siècle, apparaît comme un problème factice, né d’une conception arbitraire de la raison. La raison exige de trouver une raison suffisante des coïncidences perceptives mais elle ne nous enseigne pas a priori que toutes les expériences se traduisent par des coïncidences perceptives. Si l’expérience ne se répète pas toujours de façon identique, la raison doit considérer cette diversité comme un fait, qu’il convient d’intégrer dans la totalité des faits expérimentaux.

Descartes ne pouvait évidemment pas prévoir tous les développements de sa doctrine tels que nous les évoquons ici. Mais en fondant son explication du monde sur la mécanique rationnelle, il a posé les fondements de la science moderne.
Pour un cartésien convaincu dire que Descartes est le fondateur de la science peut paraître banal. Et ce serait, en effet, banal si une philosophie toute différente ne s’était pas développée depuis deux siècles. Car Kant prétend, tout comme Descartes, que sa doctrine a pour but de fonder la science. Et l’on ne saurait trop réfléchir sur le fait que la science contemporaine est cartésienne et non pas kantienne.

Et il existe pour un jeune chercheur doué d’un peu d’ambition un sujet d’étude remarquable : ce serait de montrer avec la plus grande précision que si l’on n’admet pas la réalité d’une probabilité a priori, toute science, toute philosophie de la connaissance devient impossible.

Jean-René VERNES

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