Chaire UNESCO d’étude des fondements philosophique de la justice et de la société démocratique | UQAM

La citoyenneté exclut-elle la désobéissance civile ?

Dernière modifications : 23 septembre 2013

Question proposée par Le comité scientifique de la Chaire UNESCO-UQAM d’étude des fondements philosophiques de la justice et de la société démocratique.

Le texte qui a remporté le prix Jean-Jacques Rousseau.
Février 2000.

Hugues Bonenfant
Doctorant à l’UQAM
hbonenfant@collegeem.qc.ca


Nous agissions au mépris de la loi, nous le savions, mais nous n’en étions pas responsables : il nous fallait choisir entre obéir à la loi ou obéir à notre conscience.
 Nelson Mandela, L’Apartheid, Minuit, 1986, p. 35

La question que nous propose aujourd’hui le comité scientifique de la Chaire UNESCO ne se présente pas dans les faits avec la même acuité pour l’occidental de l’Atlantique nord que le Sud-Africain noir pendant l’apartheid. Il nous est pourtant demandé, semble-t-il, d’examiner avant tout une possibilité de principe. Si nous choisissons de conduire cet examen, nous ne pensons pas pouvoir nous situer en marge de notre propre contexte culturel, le régime démocratique représentatif, pour esquisser un point de vue qui se prétendrait anhistorique. Au contraire, il nous semble même que toute réponse sur la pertinence de principe de la désobéissance civile, afin de voir si elle est incluse dans l’idée même de la citoyenneté ou si elle en est exclue, trouve sens seulement au sein du contexte où l’interrogation fut donnée. Le contexte culturel dans lequel se trouve un être humain, et la situation particulière qu’il y occupe, l’amènera à concevoir la désobéissance civile comme une nécessité vitale par exemple, ou comme une futile manifestation anarchique. Mais cela étant, la valeur des termes du problème et l’interrogation sur une éventuelle légitimité de la désobéissance ne sont en rien modifiées. Les variances interprétatives dépendant d’une situation singulière dévoileront toujours la prévalence d’un certain jeu d’idées et leurs rapports possibles d’après la question qui nous est soumise. Cette dernière est donc de nature éminemment plus politique que métaphysique ou épistémologique. D’ailleurs, désobéir appellera toujours d’abord l’idée de la désobéissance à une autorité, quelle qu’elle soit.

Du centre de notre point de vue particulier sur la question, nous entendons déployer notre effort de réflexion selon trois moments : l’évaluation de la société civile et de la citoyenneté, l’exercice du pouvoir démocratique et, finalement, la lutte entre la liberté et l’autorité. Ainsi espérons-nous éviter tout contresens où serait confondu un idéal purement conceptuel et anhistorique du citoyen et de sa cité avec des pratiques socio-politiques incarnées s’incarnant dans la temporalité.

L’évaluation de la société civile et de la citoyenneté

Aristote expliquait l’existence de la société par la nature humaine : l’homme est un animal politique. Il convenait alors d’apprécier des formes diverses de gouvernement afin d’établir la meilleure. D’autres ont imaginé, en des temps plus modernes, un état de nature quelque peu différent, l’homme est ou bon ou méchant naturellement, ce qui le prédispose à avoir un type d’échanges et de relations déjà orienté avec ses semblables. De là, ces penseurs et théoriciens du politique (entendons Hobbes et Rousseau) ont été conduits à imaginer un artifice, le contrat social, afin de rendre compte soit des avantages stratégiques issus de la mise en commun des forces vives de chacun, soit des désavantages sans limite évités en cas du contraire...

Par-delà les époques et les parti-pris idéologiques, la société devait en tous les cas être fondée sur quelque principe absolu pour que l’ordre promu et vécu ait une légitimité reconnue par tous. En tant qu’héritier du rationalisme des Lumières et d’un certain romantisme, une partie de nous aimerait aussi qu’une telle fondation soit à notre portée. Cependant, pour nous vivant surtout du pluralisme contemporain, il semble tout à fait illusoire d’entreprendre à notre tour une justification et une fondation de notre société parce que nos problèmes ne se situent plus en amont mais en aval.

Le problème politique et social par le fait même qui nous retient aujourd’hui se tient au-devant de nous, dans la difficulté d’articuler une fin commune liant tous les commettants de la société. Ou plutôt l’embarras se présente à nous de deux façons : d’une part, la population étant majoritairement plus (et mieux ?) scolarisée se pose maintenant comme interlocutrice et partenaire incontournable dans la détermination des projets collectifs qui la concerneront au premier chef et, d’autre part, l’idéal d’universalité nécessaire à l’établissement d’une fin commune est circonscrit dans une procédure opératoire qui n’a rien de téléologique.

Retraçons d’abord une genèse possible de notre premier point. Avec Descartes, le paradigme de justification de la justesse, de la vérité, de l’adéquation... s’est modulé autour de l’idée qu’il en tenait au sujet pensant seul de juger de l’évidence de quoi que ce soit, à condition qu’il use de règles méthodiques bien sûr. Cette idée s’est discutée et développée avec plus ou moins d’heur, c’est selon, jusqu’à la Révolution française. Et depuis un peu plus de deux cents ans, la société civile occidentale a beaucoup agi selon la voie cartésienne, elle a réussi à se doter d’institutions diverses pour accomplir la venue d’individus majeurs et autonomes, quelles que soient leur naissance ou leur condition économique.

L’idée de citoyenneté s’est aussi remodelée harmoniquement avec ces changements. Aujourd’hui, la citoyenneté ne repose plus sur la possession de la terre, sur un régime de propriété, mais sur la capacité individuelle de prendre une part active dans l’organisation de la chose publique. Par conséquent, chacun doit être considéré à ce titre comme éventuel partenaire de discussion par tous les autres qui se prétendent aussi éclairés. La schématisation et la planification du bien commun ne peuvent plus être la chasse gardée de quelques clercs ou des notables seuls, elles doivent être discutées, débattues et prises en délibéré sur la place publique. Ainsi, comme d’une intarissable source, voyons-nous surgir de la pluralité des voix quelque chose comme la volonté et les intentions de la société civile. Cette dernière ne coordonne pas nécessairement mieux les pensées qui l’occupent que ne le ferait un groupe plus restreint et homogène mais, en identifiant ses intérêts et la multiplicité de ses vues, elle revendique l’image qu’elle a d’elle-même et la formation même de cette image.

Maints points de vue s’y entremêleront sans se confondre. Un certain flou sera sans doute dévoilé et avec raison critiqué, vu le nombre de citoyens. D’irréductibles oppositions se feront probablement jour. Toutefois, le présent réel et concret de la situation joue continuellement de son impératif en révélant quelque chose comme un dénominateur commun qui aménage indéfiniment un vivre-ensemble d’êtres hétérogènes, qui impose aux idéaux seulement individuels à être ramenés à la vie privée. Ainsi, les oppositions premières et son flou, plutôt qu’être néfastes pour la société civile, semblent bien une preuve de la vigueur et de la santé globales de l’organisme social qui essaie virtuellement diverses formes civilisatrices d’un succès pratique futur. D’ailleurs, il serait grandement troublant de nous surprendre à espérer une pensée unique... Bien sûr, toutes les discussions autour du bien commun amènent rapidement le besoin d’évaluer chacune de ces formes à l’ordre du jour, ce qui nous oblige à détailler la deuxième face relative à l’embarras que nous avons avoué plus haut. Avons-nous encore la capacité de nous accorder sur ce qui est désirable ?

Dans une société pluraliste, l’idéal d’universalité nécessaire à la cohésion civique se pose de moins en moins en termes téléologiques pour se limiter à une procédure, à une opération. Il serait en effet incongru, après avoir tendu la personne vers son autonomie de droit, de refuser l’autonomie de fait à tout individu qui assume sa différence ou de postuler que la poursuite d’un seul but conditionne tout le monde . Ceci dit, un processus de différenciation individuelle qui n’irait pas dans le même sens qu’un processus d’unification collective d’égale importance rendrait impossible jusqu’au pluralisme social puisqu’il n’y aurait simplement plus d’ensemble. Alors un ordre doit suppléer à la désormais inconcevable entéléchie sociale d’hier, un ordre qui accepte les différences tout en favorisant un rapprochement des individus, et des micro-communautés électives, à partir de leur autonomie respective. Il semble que seul l’engagement pour la justice puisse remplir cette condition de dénominateur commun avancé plus haut [1].

Nous y trouvons une universalité de fait car la société civile entière reconnaît constamment un seuil en deçà duquel elle se désolidarise d’un projet et contre lequel elle demande réparation. La société civile ne veut et ne sait peut-être plus imposer un projet particulier avec son principe téléologique attenant, sinon en vue d’une consolidation de la justice, mais elle freine certaines formes de vie par les opérations de son système juridique. En ce sens, même si des critères absolument neutres et objectifs manquent d’être accessibles à tous, pluralisme oblige ! un laisser-faire tout azimut ne règne pas davantage. Au-delà de l’examen de la cohérence d’une aspiration dans le projet de vie d’un individu, c’est à son impact pratique sur l’équilibre du tout (paradigme de la justice, s’il en est un) que la société civile s’attarde. L’évaluation des éléments participant à la détermination du bien commun est une procédure universalisable : la justice est-elle servie ? la liberté individuelle est-elle flouée ?

La société civile est la plénière des citoyens. Ils participent au processus de civilisation en débattant du bien commun tel que la communauté en son ensemble peut se le représenter et le vouloir. À ce stade, nous ne saurions pas encore parler de désobéissance civile puisqu’il n’y a pas d’autorité à proprement parler qui exécute la volonté de la société civile. Cependant, nous pouvons déjà présager que la désobéissance civile sera un cas de figure d’un mécanisme de défense originairement enraciné dans l’individu, lorsqu’il affirme ses aspirations à l’encontre d’une société qui aurait mal jugé du critère de justice.

L’exercice du pouvoir démocratique

Le type de citoyenneté esquissé jusqu’à présent met l’accent sur la capacité individuelle à s’intégrer au processus commun de civilisation et de détermination du bien commun. Cette dynamique populaire est la raison d’être d’un régime démocratique, ce qui explique tant la forme représentative de son gouvernement que le caractère public de ses autres institutions. Par ailleurs, l’histoire et la culture démocratiques d’une société civile permettent de comprendre que l’efficacité opératoire de la justice demande quelque distance entre sa volonté et l’action qui l’exécute. La justice, en tant que procédure et exécution, requiert donc l’autorité de certains instruments qui en fassent la promotion (e.g. gouvernement et écoles) et d’autres qui se chargent de l’interpréter (e.g. gouvernement et tribunaux). En démocratie, la souveraineté légitime reste ainsi toujours dans les mains de la population même si elle instrumentalise sa volonté en remettant à l’État (c’est-à-dire le gouvernement pris en un sens large, avec ses différents organes) l’autorité d’agir en matière d’ordre public ou de justice.

Nous affirmions plus haut qu’il n’y a désobéissance qu’à condition de s’opposer à une autorité. Si la désobéissance civile est envisageable en démocratie, c’est parce que l’État joue ce rôle autoritaire qui lui incombe. Bien sûr, une société organisée sur les principes démocratiques requiert la concertation de ses membres avant qu’une décision soit prise et exécutée par les autorités en poste, avant que soient acceptés des fins particulières et les moyens pour y tendre. S’il en allait toujours ainsi, il serait inapproprié de parler de désobéissance civile puisque, dans un premier temps, rien n’a encore été arrêté, tout est en discussion. Nous pouvons alors parler d’opposition dans les points de vue mais assurément pas de désobéissance civile car ces confrontations ont lieu au sein même de la société civile et de sa volonté en formation. Dans un deuxième temps, ce qui s’impose, remportant l’assentiment général, est entendu comme la ligne de force de la majorité des volontés allant dans le sens du maintien ou du renforcement de la justice. Il serait donc mal venu de vouloir cautionner un principe de désobéissance civile dans un cadre de vie démocratique.

Cependant, nous observons souvent que les institutions démocratiques sont incapables de prévenir ou de résorber la désobéissance civile dans les faits, soit parce qu’elles ignorent la voix populaire, soit parce qu’elles la bâillonnent. En effet, il arrive souvent que certaines institutions, ou leurs efforts, ne paraissent pas justes aux yeux de la société civile car elles s’affairent à saturer certaines options en prédéfinissant leurs possibilités, elles pipent en quelque sorte les dés de la volonté publique. Bien sûr, l’État doit agir pour le bien-être collectif, ce qui implique souvent une certaine anticipation des maux à éviter et des torts à réparer, et ce promptement, afin de ne pas contribuer du haut au désordre public, à une perte de justice et à l’anarchie. Toutefois, l’État menace dangereusement lorsqu’il fait de son action une action téléologique. Il oublie tirer sa légitimité des individus qui le fondent. Il oublie être avant tout le berger de la justice. Alors, la concertation publique présupposée en toute action politique est aussi oubliée. Par ailleurs, nous savons tous que la concertation exige, en plus de la bonne volonté des gens et d’un forum public, du temps. Cela demande du temps. Cela demande beaucoup de temps ! Il devient donc de plus en plus difficile de demander à la société civile d’obéir pêle-mêle à ce qu’elle ignore vouloir ou à ce qu’"on" veut promptement pour elle. En ces situations où la concertation est déficiente, l’État devient étranger à la volonté populaire, comme si ses diverses institutions étaient usurpées par une minorité ou par un groupe occupé de ses intérêts singuliers et non de justice. Ainsi, s’il ne faut pas désobéir en principe dans une démocratie, maints exemples contemporains semblent souvent montrer qu’il est un devoir de citoyen de le faire afin de s’opposer et de refuser ce qui doit être considéré comme un joug tant sur la liberté individuelle que la justice, ou encore pour rappeler aux pouvoirs étatiques le respect des procédures et de leur unique raison d’être...

La désobéissance civile, en tant que possibilité, serait alors inscrite dans le principe même de la citoyenneté lorsqu’il s’agit de réaliser concrètement la vie démocratique. Nous ne saurions donc priver la société civile de sa souveraineté alors qu’elle se regroupe contre une institution ou une loi. L’opposition entre les citoyens gouvernés et les citoyens gouvernants offre une figure définie aux francs antagonismes de la société civile.

La désobéissance civile serait un foyer de résistance pour la justice et la liberté qui dépasse largement les intérêts d’un seul. Si d’aucuns y voient seulement le flamboyant égoïsme d’un mineur, la croisade de quelconques éphémères anarchistes ou même une tare de la démocratie, c’est sans doute qu’ils ignorent la dimension proprement civile rattachée à la désobéissance questionnée à présent. Évidemment, quoique nous fassions de la désobéissance civile une possibilité permanente du citoyen en démocratie, nous pensons aussi qu’il s’agit-là d’un dernier recours [2]. Nous pensons ainsi car nous n’osons croire que toutes les institutions démocratiques soient usurpées.

Nous pensons ainsi car les lois qui assurent la justice et l’ordre public ont un statut ambigu en démocratie : elles procèdent bien sûr de l’immanence de la société civile mais elles n’en sont pas moins transcendantes aux citoyens. À défaut de cette transcendance des lois, la justice serait aussi sûrement éludée que la tyrannie serait généralisée (ce qui revient à l’anarchie). L’autorité et les lois ne sauraient donc être contestées longtemps en toute impunité, sans grands risques pour le pluralisme et sa lutte caractéristique pour la tolérance à l’égard de la liberté individuelle, à moins qu’une plus grande justice apparaisse à un nombre significatif de citoyens.

La lutte entre la liberté et l’autorité

La plus élémentaire des prudences nous rappelle notre devoir d’obéissance et de vigilance lorsque les institutions sont justes et notre devoir de résistance et éventuellement de désobéissance lorsqu’elles manquent de justesse. Nous pouvons à présent l’affirmer clairement, exclure la désobéissance civile de la citoyenneté serait trop préjuger de la légitimité de nos institutions en tentant de faire d’elles des choses bonnes en soi. Mais, plus originairement, ce serait surtout préjuger que la vertu civique de nos représentants et des fonctionnaires oeuvrant au sein des diverses institutions démocratiques puisse remplacer notre propre vertu civique. Ce serait revenir à la croyance du philosophe-roi qui sait au nom de tous la téléologie faisant converger l’espoir individuel de chacun. Nous ne saurions accepter une pareille idée en démocratie, moins encore dans un contexte pluraliste où la subjectivité laisse espérer d’être qui nous voulons devenir et où l’intersubjectivité seule doit façonner nos rapports. Aucun citoyen ne peut donc abdiquer ses responsabilités sous prétexte qu’il aurait une confiance indéfectible en ses représentants, pas davantage que ces derniers puissent exiger une telle confiance ou une obéissance aveugle.

Tôt ou tard, la lutte entre la liberté et l’autorité prend forme et rappelle que le politique est toujours la politique d’un éternel rapport de forces. En démocratie, notre "chance" vient seulement du fait que ce rapport ait à s’établir selon des motifs respectant les civilités et la justice telles qu’elles sont comprises par l’ensemble des citoyens. Par ailleurs, étant généralement et sans fin l’affaire ponctuelle de micro-communautés électives, les heurts et conflits avec les autorités rendent manifeste au vu et su de tous la richesse d’initiatives et de comportements nouveaux.

La collectivité, voyant continuellement les organes de son autorité interpellés, est forcée à s’ouvrir davantage sur la voie salvatrice de la justice, ce qui contrebalance les nostalgiques regrets d’une téléologie culturelle perdue. La collectivité a à réaménager les limites de sa tolérance car elle doit d’abord établir le dialogue avec sa marginalité afin d’éclaircir ensuite les références et les espoirs tant de la majorité que de la minorité marginale. Il en va ainsi car l’espoir démocratique partagé par les occidentaux est nourri avant tout par la liberté individuelle d’accomplir le projet de vie que chacun envisage pour soi. Il convient donc que tous les individus et toutes les micro-communautés électives qui composent la collectivité s’unissent pour évaluer si les différences sont respectables et vont dans le sens d’un maintien ou d’un accroissement de justice, si la justice vaut pour tous... Nous affirmons même qu’il en va de l’intérêt de tous les concitoyens d’une démocratie que des luttes entre la liberté et l’autorité adviennent sans cesse et qu’elles soient globalement à jamais insurmontables puisque nous avons alors à faire face à l’altérité et à dépasser la complaisance d’une certaine forme de l’individualité (tant chez les citoyens gouvernés que chez les citoyens gouvernants). Le champ de nos possibilités subjectives s’en voit nécessairement plus étendu et l’unification intersubjective renforcée. L’épanouissement et la plénitude de la vie individuelle dans la collectivité sont tenus en plus grande estime.

Il est aussi défendable qu’il n’en aille pas de la sorte. La justice n’est peut-être pas constamment bien servie par cette lutte, car la masse populaire peut se retourner contre l’individu (ou des micro-communautés) et l’opprimer. Pour ce faire, la volonté de presque tous les citoyens devrait être au diapason pour rejeter une initiative ou un comportement jugé dangereux pour l’équilibre des forces en jeu dans l’entente intersubjective toujours déjà opérante. L’histoire récente et la littérature nous montrent malheureusement que la tyrannie de la majorité demeure une possibilité permanente. Toutefois, la collectivité prendrait des décisions pour faire advenir une nouvelle barbarie si les différences auxquelles elle s’oppose sont des choix de vie n’ayant aucune incidence négative sur l’extension de la justice. La collectivité se retournerait même alors contre son histoire et sa culture démocratiques si la condamnation d’une initiative individuelle était faite selon des motifs strictement légaux différents de ceux admis par la justice. Cependant, il s’agirait là d’une situation où la volonté de la société civile se confondrait parfaitement avec le pouvoir de l’État, ce qui nous paraît assez invraisemblable vu le pluralisme de notre culture. Nous en revenons donc à l’hypothèse que le pouvoir étatique ait été usurpé par un homme ou un groupe particulier, usant de démagogie et ayant les moyens (matériels) pour faire avancer ses intérêts et son idée de la société au sein de la collectivité. Si la contingence historique nous conduisait à un tel État usurpé confondant la société civile, et si nous étions ce marginal mis au ban de cette société "démocratique", force nous serait de lutter avec vigueur et perspicacité pour qu’une limite entre l’indépendance individuelle et le contrôle social soit respectée. Nous réaliserions une désobéissance civile vitale. Cela pourrait éventuellement entraîner jusqu’au sacrifice de vies (la nôtre et d’autres) car l’établissement d’une telle limite ne se peut être décidée a priori. Nous ne pouvons que la vivre en la taillant continuellement dans le vif de nos relations intersubjectives.

Nous concluons cet essai avec une spécification sur le cas sud-africain que nous invoquions au tout début. Monsieur Mandela et l’A.N.C. agissant en dépit des lois ont manifesté leur désobéissance, sauf que les noirs n’étaient pas alors des citoyens au sens légal du terme (la "citoyenneté" reposait sur la couleur de la peau, ce qui nous ramène en quelque sorte à une compréhension selon la propriété privée). Il ne saurait donc s’agir de désobéissance contre la société civile comme on pourrait l’entendre en une saine démocratie ou de trahison comme auraient voulu le prétendre les autorités blanches pénales lors du procès de Pretoria en 1962. Toutefois, la résistance et les revendications des noirs étaient (et continuent d’être) une réalisation de leur citoyenneté reposant, cette fois, sur la responsabilité de chacun de prendre part à la détermination du bien commun et de l’espace politique qu’il occupe. En ce sens culturel, il s’agissait bel et bien d’une désobéissance civile puisqu’un gain en civilisation, et donc en justice, fut obtenu contre l’usurpation du pouvoir par un groupe. Finalement, il n’y a peut-être rien comme la citoyenneté. Peut-être y a-t-il simplement l’image vivante que des citoyens de chair et de sang ont d’eux-mêmes à travers leurs luttes, leurs espoirs et leur acceptation des pratiques collectives. La désobéissance civile serait une esquisse de cette image.


[1Il est intéressant de noter au passage que les juristes, notaires et avocats ont joué un rôle très important dans l’avènement de la Révolution française et de ses suites. Par ailleurs, nous ne voulons pas élaborer ici ce qu’il faut entendre en détail par justice, l’espace nous manque. Disons seulement que la justice doit permettre à chacun un maximum de liberté possible nécessaire à la réalisation de son projet de vie. Nous éliminons ainsi tous les projets de vie qui tendent à réduire soi-même ou autrui dans sa possibilité effective d’être autonome.

[2À cet égard, l’exemple de Socrate décidant de ne pas fuir d’Athènes après sa condamnation nous interroge autant qu’il nous laisse perplexe, puisque nous considérons tant la société civile athénienne de l’époque que la récupération platonicienne qu’il en est fait (voir en particulier la prosopopée des Lois dans le Criton).


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