Chaire UNESCO d’étude des fondements philosophique de la justice et de la société démocratique | UQAM

La citoyenneté exclut-elle la désobéissance civile ?

Dernière modifications : 23 septembre 2013

Question proposée par Le comité scientifique de la Chaire UNESCO-UQAM d’étude des fondements philosophiques de la justice et de la société démocratique.

Le texte qui a remporté la Distinction spéciale Président-de-Montesquieu.
Mars 2000.

Evelyne Emili
avec la participation de Thomas Benages
lime4@caramail.com


Introduction

L’État se distingue par le fait qu’il revendique le monopole de la violence légitime. Face à lui, pourtant, nous sommes citoyens et non esclaves soumis. La désobéissance civile est ainsi parfois perçue comme "la force des faibles", ou encore "le pouvoir des sans pouvoir" selon la formule de Valclav Havel. L’image la plus expressive pour cerner la notion de désobéissance civile est celle de la machine étatique, un système kafkaïen où le citoyen est sujet de droit.

Le terme « désobéissance » ne fait pas référence à une action passive, à une abstention, mais bien au contraire en l’espèce "ne pas obéir" prend un sens actif en ce qu’obéir relèverait de la soumission. Cet acte volontaire d’insoumission s’exprime individuellement, c’est-à-dire relativement à un ou des individus. Cela met en scène des acteurs sociaux ou politiques, appartenant à la société civile et/ou à l’appareil de l’État. La désobéissance est un moyen de non coopération. L’adjectif « civile » présente un double intérêt. Le premier est que l’épithète « civile » s’oppose à ce qui est militaire et donc renvoie à ce qui n’est pas armé, ce qui souligne la dimension pacifique, non armée1 de la désobéissance civile. Le second intérêt est que le mot « civile » renvoie à la notion de citoyenneté, au sens où il s’agit de décrire des actions de citoyens. On peut aussi déjà noter que l’on pourrait y voir un lien avec la notion de « civisme ». La désobéissance civile est pour le citoyen un comportement déviant. L’intérêt du sujet réside dans la complexité d’appréciation de la notion de sujet de droit car ce dernier est à la fois "soumis à une autorité souveraine2" et en même temps il est "l’être qui a conscience de lui-même3". Entre soumission et libération se pose un sens passif et un sens actif de la notion de citoyenneté. Notre démonstration entend essayer de poser les limites de l’obéissance aux lois de l’État. Dans quelle mesure l’exercice de la fonction de citoyen est-elle incompatible avec le concept de désobéissance civile ?

Après avoir constaté une incompatibilité de principe entre citoyenneté et désobéissance civile (section 1), nous envisagerons la possibilité d’une incompatibilité circonstancielle entre citoyenneté et obéissance (section 2).

Une incompatibilité de principe entre citoyenneté et désobéissance civile

Dans une société, "trois intérêts communs sont essentiels : la défense extérieure, la définition de règles du jeu et la punition des tricheurs4". Dans ce cadre, désobéir signifie tricher. Obéir aux lois de la cité est pour le citoyen un devoir premier dont le respect peut être sanctionné. En France, par exemple, le code pénal prévoit "le délit de rébellion" : un simple citoyen qui reçoit un ordre, même manifestement illégal, d’une autorité chargée de faire respecter l’ordre public, doit obéir. Ce système place - a priori - comme illicite toute désobéissance du citoyen. En ce sens, la citoyenneté exclut la désobéissance civile en ce que c’est interdit. De même, dans les sanctions possibles de l’État français à l’encontre d’un citoyen ayant commis un acte de désobéissance civile se trouve celle d’une particulière gravité : la perte de ses droits civiques. Ainsi, parce que "la caractéristique de l’État, () est qu’il est capable de dominer et de réduire les résistances individuelles5", ce dernier peut sérieusement affecter la citoyenneté de l’individu qui est considéré comme coupable de désobéissance civile. Cela va donc jusqu’à rendre incompatible la désobéissance civile avec l’exercice de la fonction de citoyen. En fait, c’est plus un souci d’effectivité des mécanismes que l’État met en uvre, que d’autoritarisme qui le motive. "Le droit positif peut-il incorporer la résistance à l’autorité sans saborder l’État ?6" On ne peut que constater que la désobéissance du citoyen est un principe difficilement institutionnalisable.

"La citoyenneté est avant tout le résultat d’une intégration sociale7". Il est à considérer que l’individu, au sein de la société a des devoirs au-delà de ses droits, dont celui de se soumettre aux lois de la cité. On peut rappeler à titre d’illustration exemplaire de cette idée : « Socrate refuse de fuir en arguant non pas du bien individuel ou général qui peut en résulter, ni de la valeur exemplaire du respect des institution civiles, mais en faisant valoir qu’en vertu de l’obligation pour un citoyen de respecter les engagements qui le lient à la cité, il doit se soumettre à la sentence8."

Ainsi, désobéir n’est pas un acte naturel pour le citoyen. En ce sens, en démocratie, la désobéissance est perçue comme néfaste à l’intérêt commun, comme un facteur de chaos. Par principe, on aurait tendance à accuser la désobéissance plutôt qu’à l’envisager. En référence au « contrat social », la désobéissance du citoyen est perceptible comme une trahison du citoyen envers les lois de l’État.

"The question of the moral duty to obey the law is a question about obeying the laws of human societies9." Parfois, on invoque du droit naturel pour contrer, ne pas obéir au pouvoir temporel, en considérant que la loi des hommes n’est pas infaillible. Lorsqu’on considère des situations où il y a conflit entre les obligations morales, "les intérêts sont divergent et contradictoires ; ils sont la source de conflits, qui fondent le politique10". Avancer l’immoralité d’une loi par rapport à un droit naturel suppose, si l’on atteint pas l’universalité, un jugement de valeur, ce qui met en cause une quelconque justification de la désobéissance du citoyen. On peut évidemment penser à des références à un droit divin qui sont moins rationnelles. De toute façon, "la justice concrète équivaut à un choix de valeur toujours contestable11". Certains problèmes éthiques ne peuvent être résolus que par des choix sociaux. L’euthanasie, qui soulève de vifs débats à l’heure actuelle, relève d’un domaine où l’être humain ne saurait dire dans l’absolu si c’est bien ou mal d’accorder ce droit à la mort. La jurisprudence a pour l’instant juger qu’« active » c’était interdit ; l’infirmière qui désobéit le fait vis-à-vis de sa conscience morale Est-ce pour autant justifié ?

Partant du postulat que "en démocratie, tout pouvoir est de délégation, à titre temporaire, circonscrit et réversible12", on peut avancer que le citoyen même s’il est opposé au pouvoir temporel se doit d’obéir momentanément. "La réalisation de l’intérêt commun ne peut pas être abandonné aux initiatives spontanées de chacun13". La recherche de la vérité n’admet aucune violence à infliger à ses opposants car ce qui semble la vérité pour l’un peut être erreur aux yeux d’un autre. C’est l’idée que renferme le concept de Satyagraha. Ce terme nous vient de Gandhi14 et bien que simplement traduit par « désobéissance civile », il renferme une théorie prônant le mouvement plutôt que la rupture aux fins de faire évoluer une situation : "The doctrine came to mean vindication of truth not by infliction of suffering on the opponent but on one’s self () patience means self-suffering"15.

"La justice rationnelle est celle qui accepte son imperfection, c’est-à-dire qui admet que la valeur sur laquelle elle repose, relève d’un choix qui aurait pu être différent16."

Ce n’est pas pour autant que la citoyenneté doit être synonyme de docilité. En obéissant passivement, en se soumettant aveuglément aux volontés de l’État, le citoyen devient objet et non plus sujet de droit. La citoyenneté ne doit pas s’entendre comme un simple titre mais plutôt comme une véritable fonction à exercer au sein de la société pour l’individu. Tout comme il existe la théorie des « baïonnettes intelligentes » qui interdit à un subalterne d’exécuter un ordre provenant d’un supérieur, et qui serait manifestement illégal ; il serait intéressant d’envisager une théorie du citoyen intelligent qui relativise ses devoirs envers l’État et ses lois.

S’il est possible de reconnaître qu’il n’existe pas, pour le citoyen, de droit absolu à la désobéissance, on peut tenter d’évoquer que la citoyenneté pourrait bien parfois exclure l’obéissance et ainsi prôner la désobéissance civile (section 2).

Incompatibilités circonstancielles entre citoyenneté et obéissance

Consciente d’elle même, la désobéissance civile apparaît comme un geste symbolique de revendication à l’intérieur d’un processus de lutte contre les trahisons de l’État. Quand obéir apparaît comme une soumission coupable, le citoyen, pour s’accomplir en tant que tel, se doit de manifester sa résistance.

Face à un ordre manifestement illégal, on pourrait considérer que le citoyen qui désobéit sert l’État. La résistance peut être alors perçue "comme ultime rempart de la légalité : « La liberté du citoyen consiste à n’être soumis qu’à la loi, à pouvoir faire, sans crainte de punition, tout usage de ses facultés qui n’est pas défendu par la loi, et par conséquent à résister à l’oppression »17". En fait cette notion de résistance individuelle à l’oppression fait de la désobéissance aux lois de l’État, non seulement un droit imprescriptible, mais aussi un devoir civique, ce qui paraît plus concret car une obligation théorique pèse alors sur le citoyen. C’est l’esprit de la constitution française de 1793 : "Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est pour le peuple le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs".

Dans ce même ordre d’idées, on entend évoquer un devoir de résistance aux lois oppressives. Dans cette perspective on peut envisager la notion de « résistance civile ». Le citoyen aurait un devoir moral et politique de désobéir à un ordre légal mais manifestement immoral dicté par un État au régime autoritaire car "[C]’est par des fissures que commencent à s’effondrer les cavernes18." Le potentiel idéologique de la notion de résistance civile se retrouve dans le concept de devoir civique de désobéissance. "C’est moins le sujet de droit que le sujet de la liberté et de la morale qui se lève dans la résistance19." La référence à la résistance civile est une alternative pour mieux cerner un prétendu devoir civique de désobéissance. Du point de vue des sciences politiques, la désobéissance civile est une des formes d’expression de la résistance civile. Conçue comme telle, elle est une arme en vue de la sauvegarde de la citoyenneté. Au départ cela repose sur une responsabilité individuelle de chaque citoyen. Le devoir naît quand on peut être coupable d’obéissance. On relève par là que la trahison est perçue comme étant d’obéir aux lois de l’État. Cela nous renvoie à la notion de collaboration comme ce put être le cas envers les lois nazies durant la seconde guerre mondiale. "Les gens qui, tout en désapprouvant le caractère et les mesures d’un gouvernement, lui concède leur obéissance et leur appui, sont sans conteste ses partisans les plus zélés20." C’est parce que c’est "pour accomplir plutôt que pour refuser leur devoir de citoyen21" que la désobéissance du citoyen comme devoir civique paraît justifiée. Autrement dit, la soumission des hommes ne repose pas seulement sur ce qu’ils subissent, mais aussi sur l’obéissance à laquelle ils consentent.

Aujourd’hui cela semble un peu moins problématique en ce que la sphère du droit international peut faire référence en la matière. Les avancées concernant les droits inaliénables de la personne humaine sont reconnues et même si ces derniers ne sont pas appliqués ou simplement bafoués, la désobéissance du citoyen sera justifiée. La notion de moralité est par là matérialisée. Les principes universels transcendent toute loi étatique. Par exemple, le crime contre l’humanité, avant même son institutionnalisation, a été appliqué pour les crimes nazis.

Au-delà de sa justification, le devoir de désobéissance suppose tout de même un certain courage : "le courage de résister22". À ce propos, l’histoire vient au secours de la doctrine pour justifier un « devoir civique de désobéissance » à travers des hommes tels Gandhi, Martin Luther King et tant d’autres qui ont su révéler la notion de citoyenneté sous son aspect le plus honorable.

Même dans le cadre de la démocratie, le devoir civique de désobéissance doit être mis en uvre si nécessaire. En effet la démocratie a aussi ses travers, ce n’est pas un régime parfait, surtout tel que transposé à l’heure actuelle. Ainsi le citoyen doit savoir rester vigilant et veiller à ne pas devenir strictement passif, pur objet de droit d’une machine étatique aux volontés et réactions parfois primaires. "Le danger de régression est omniprésent : de la chute de Rome aux régimes totalitaires en passant par le sacrifice américain pour sauver l’Europe, la barbarie n’est jamais loin des portes de la civilisation23". Le devoir civique de désobéissance du citoyen aux lois de l’État entend résister à cela. Les exemples du passé "témoignent de notre capacité à défier la violence la plus cynique, dès lors que nous savons nous libérer de la peur24".

Conclusion

La désobéissance civile est une exception au principe d’obéissance du citoyen aux lois de la cité, mais une exception qui peut dans certains cadres se justifier jusqu’à la rendre non seulement compatible avec la citoyenneté mais nécessaire à la pleine réalisation de celle-ci. La désobéissance du citoyen est par principe une trahison envers les lois de l’État, mais avant tout elle peut constituer un véritable devoir civique, arme d’une résistance civile. "Descartes, dans Les Passions de l’âme, définit la grandeur de l’homme par son pouvoir de décider : « Je ne remarque en nous qu’une seule chose qui nous puisse donner juste raison de nous estimer, à savoir l’usage de notre libre arbitre, et l’empire que nous avons sur nos volontés. Car il n’y a que les seules actions qui dépendent de ce libre arbitre pour lesquelles nous puissions avec raison être loués ou blâmés » 25". C’est dans le libre arbitre qui lui est accordé que le citoyen s’affirme.

Il ne faut cependant pas trop être utopiste car, d’une part, les exemples de l’histoire, sauf peut être celui d’Henry David Thoreau, se présente souvent dans des situations extrêmes ce qui ne garantit pas que le simple citoyen ait pleinement conscience de son « pouvoir » étant donné la peur de la sanction. D’autre part, on peut être cynique en faisant référence aux études du sociologue Stanley Millgram, qui constituent "un merveilleux réquisitoire contre la soumission aveugle à l’autorité26". La conclusion de ces études est surtout que les gens se déresponsabilisent facilement sur le plan moral quel que soit le stade de leur développement moral, même face à un ordre manifestement illégal et immoral tel que celui de tuer.

NOTES

1. Par "non armé", on entend préciser que les moyens utilisés seront d’ordre politique, juridique, économique, culturel.

2. P. Wachsmann, Un sujet de droit peut-il se révolter ?, Archives de philosophie du droit, Tome 34, Paris, Sirey, 1989, p. 90.

3. Ibid. Il n’est pas simple objet sur lequel l’État n’a que des droits.

4. A. Jacob, dir., L’homme et les sociétés, Encyclopédie philosophique universelle, Paris, P.U.F., 1989, p. 300.

5. C. de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’État, Paris, Sirey, 1920, rééd. C.N.R.S., 1962, t. 1, p. XIV, Avant-propos ; dans P. Wachsmann, supra, Note 2, p. 99.

6. E.Desmons, Droit et devoir de résistance en droit interne, Paris, Bibliothèque de droit public, tome 193, L.G.D.J., 1999.

7. G.Durozoi, A.Roussel, Dictionnaire de philosophie, Paris, Nathan, 1997, p. 69.

8. A. Jacob, dir., Méta-éthique, Encyclopédie philosophique universelle, Paris, P.U.F., 1989, p. 167.

9. "According to this theory, normes and rules need not to meet any moral conditions whatsoever in order to count as laws in the legal sense". C.Gans, Philosophical anarchism and political disobedience, Cambridge, Cambridge University Press, 1992, p.7.

10. A. Jacob, dir., supra, Note 4, p. 300.

11. C. Perelman, Justice et raison, Éditions de l’université de Bruxelles, 1972.

12. A. Jacob, dir., supra, Note 4, p. 298.

13. A. Jacob, dir., ibid., p. 300.

14. M.K. Gandhi, Non Violent Resistance (Satyagraha), New York, Schocken Books, 1972.

15. Ibid., 6.

16. C. Perelman, supra, Note 11.

17. Texte du Comité des Cinq, lu par Mirabeau, Séance de l’Assemblée Nationale du 17 août 1789, Archives parlementaires, t. 8, p. 439 ; dans P. Wachsmann, supra. Note 2, p. 97.

18. A. Soljenitsyne, L’Archipel du Goulag, tome III, Paris, Le Seuil, 1976, p. 230.

19. P. Wachsmann, supra, Note 2, p. 102.

20. H.D. Thoreau, La désobéissance civile, Montréal, Éditions La Presse, 1973, p. 71.

21. R. Dworkin, Une question de principe, Paris, P.U.F., 1996, p. 135.

22. J. Semelin, Quand les dictatures se fissurent, résistance civile à l’Est et au Sud, Paris, Desclée de Brouwer, 1995, p. 29.

23. J. Guellec, Relations internationales : naissance du troisième millénaire, Paris, Ellipses, 1994, p. 6.

24. J. Semelin, supra, Note 22, p. 41.

25. B. Saint-Sernin, Le problème de la décision, le décideur, Enjeux, Encyclopédia universalis, 1996, p. 1349.

26. J-P. Leyens, Psychologie sociale, Bruxelles, Éditions Mardaga, p. 76.


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