Dans le cadre du « Chantier de recherche et de formation sur l’islamophobie et le fondamentalisme » de la chaire UNESCO d’étude des fondements philosophiques de la justice et de la société démocratique, et sous la direction de Mounia Aït Kabboura responsable de projets de recherche, la chaire UNESCO souhaite mettre en ouvre un projet de réflexion épistémologique sur l’Islam au Québec.
Bien que l’islam soit une composante importante de la mosaïque religieuse au Québec, il n’est abordé que dans le débat sur les demandes d’ordre identitaire ou sécuritaire. L’approche de l’islam en tant que démarche intellectuelle, soit comme pensée religieuse, comme savoir herméneutique, comme conscience culturelle et représentation sociale, est quasiment absente dans les études sur le fait religieux au Québec. Ces études sont centrées principalement sur le christianisme, plus précisément sur le catholicisme, sur ses manifestations symboliques et matérielles, puisque c’est la religion traditionnelle du Québec. Elle y a imprimé son Ça culturel, elle qui était, il n’y a pas si longtemps encore, le centre du pouvoir, du savoir et le gardien de la spiritualité, ce qui en faisait la structure institutionnelle la plus forte.
Or, l’Islam de Québec, religion immigrante et récente, non structurée, toujours en processus d’établissement, ne s’est pas encore imposée en tant que tradition épistémologique. Avec un poids électoral d’environ 243 430 personnes qui se déclarent musulmanes, dont 154 540 à Montréal, l’islam s’est retrouvé au centre du débat politique et idéologique. L’instrumentalisation de l’Islam l’a réduit à une tradition incompatible avec la laïcité et les valeurs de la société « hôte », à une tradition folklorique vide de sens de la mosaïque culturelle, à une idéologie de confrontation au service de l’Islam politique et à une utopie contestataire compensant la perte du « Sujet » révolutionnaire des idéologies de gauche.
Aujourd’hui, il est nécessaire de repenser l’Islam de Québec en le ramenant au champ épistémologique et d’examiner ses rapports généalogiques avec le social et le politique.
Les chercheurs examineront l’Islam de Québec en tant qu’expérience formée dans un contexte colonial et postcolonial installée dans le contexte d’une « petite nation » non colonial, en tant que savoir transporté au Québec dans ses interprétations médiévales, soit le choc de la rencontre entre deux paradigmes de pensées, prémoderne et moderne. Il jettera la lumière sur les traditions islamiques québécoises, ses paradigmes théoriques et juridiques et ses interprétations herméneutiques.
Panel : Repenser l’islam au Québec. Pour une réflexion épistémologique
La chaire UNESCO organisera le 30 novembre-1er décembre 2017 un panel sous la direction de Mounia Aït Kabboura et en collaboration avec le symposium de la société québécoise pour l’étude de la religion (SQÉR) et le Centre de recherche interdisciplinaire sur la diversité et la démocratie (CRIDAQ). Les chercheurs/conférenciers tenteront d’élaborer une réflexion épistémologique sur les questions liées à l’islam en tant que théorie politique, juridique, théologique et philosophique au Québec.
1. LES MUSULMANS DE QUÉBEC : ENTRE DROIT ISLAMIQUE ET DROIT CIVIQUE
Conférencier/chercheur : Mohamed Ourya,
Ph.D. Politologue et auteur de « Le Complot dans l’imaginaire arabo-musulman » en 2012, de « Religieux dans les citadelles du politique » en 2014, et de « La pensée arabe actuelle. Entre tradition et modernité » en 2016. Membre externe de l’Observatoire du Moyen-Orient et du Maghreb (OMAN) à la chaire Raoul Dandurand en études stratégiques et diplomatiques de l’UQAM. Il enseigne à la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de l’Université de Sherbrooke.
Résumé :
Contrairement à une vision assez répandue dans le fiqh (jurisprudence et droit islamique) rigoriste qui considère la présence musulmane au Québec (terre non musulmane), religieusement irrecevable, le fiqh pour les minorités musulmanes (immigrants issus des pays postcoloniaux à majorité musulmane) au Québec permettrait l’introduction de l’islam dans cet espace à un double niveau.
D’un côté, il y a la perspective religieuse, à travers un certain niveau d’acceptation des lois québécoises en vigueur au nom du droit islamique même, comme le soutiennent les fatwas (avis juridico-religieux) de l’Ayatollah Al-Sistani pour des milliers de chiites canadiens en général et québécois en particulier. Étant donné que le bureau de son Représentant officiel en Amérique du Nord est sis à Montréal. Toutefois, étant donné que la demande des fatwas de la part des musulmans chiites au Québec s’étale sur des questions du respect de la loi québécoise en vigueur ou même sur les principes éthiques du vivre en commun, la question qui s’impose est : jusqu’à quel point ce genre de fiqh, quoique sa vocation soit profondément religieuse, pourrait nuire au droit tel qu’il est en vigueur au Québec ?
D’un autre côté, la perspective politique, avec un projet qui souligne à grands traits la nécessité d’une exhortation des musulmans à constituer une force au Québec, société d’accueil, comme une étape importante d’un projet politico-religieux universel, comme le veulent les écrits du Cheikh égypto-qatari Youssef al-Qaradawi. D’ailleurs un discours islamiste qui prend de plus en plus de l’ampleur dans la province s’inscrit dans cette vision du leader spirituel de la confrérie des « Frères musulmans » du monde entier. C’est en fait, un appel explicite au communautarisme prôné par Qaradawi qui trouve un écho parmi les musulmans de Québec, surtout ceux qui demeurent plus préoccupés par une vision de l’islam communautaire appelant au maintien de l’engagement religieux, de développer la vie spirituelle, culturelle et intellectuelle selon la jurisprudence et l’éthique islamique, faisant fi au code du Vivre en commun au Québec. Toutefois, la question qui s’impose est : jusqu’à quel point un tel fiqh des minorités pourrait constituer une entrave à une intégration citoyenne au Québec ?
Cela étant, la présentation vise à analyser le discours de ces deux religieux influents, l’un chiite et l’autre sunnite, quant à la présence des musulmans au Québec, afin de mettre en évidence la portée et les limites d’un tel droit hétéronome dans un espace sécularisé et un État de droit au Québec.
2. L’APPROCHE FINALISTE (AL-MAQASID) DE LA THÉOLOGIE MUSULMANE
Pour un islam québécois
Conférencier/chercheur : Noomane Raboudi
islamologue-politologue, professeur à l’école d’études politiques de l’Université d’Ottawa et spécialiste de l’imaginaire politique arabo-musulman ancien et contemporain. Auteur de « Les droits de la personne dans le discours politique arabe contemporain ; de la crise du renouvellement au renouvellement de la crise (en arabe), deux tomes, Tunis, Perspectives Édition, 2012. Coauteur de « L’islam l’empire et la république » Cahiers de recherche sociologique, numéro spécial sur l’Islam, 46e numéro, Édition Liber, Canada, 2008 et « Constantin K. Zurayk », in Majd al-Mallah and Coeli Fitzpatrik (Ed.), 20th Century Arab Writers : DICTIONARY OF LITERARY BIOGRAPHY (DLB), Gale, USA, Bruccoli Clark Layman INC, 2009
Résumé :
L’enfermement de l’islam au Québec est le fruit du wahhabisme. Cette école doctrinale prône une interprétation sectaire, littéraliste et sclérosée de l’islam. Il est une radicalisation moderne de l’école hanbalite classique qui était déjà dès la naissance la doctrine sunnite la plus portée à l’acceptation automatique des textes plutôt qu’à leur interprétation rationnelle. Le Wahhabisme a réussi à éclipser les autres interprétations de l’islam et se présenter comme la seule doctrine vraie et légitime. Or, sa structure normative, ses codes de légitimation et de législation puisent dans des registres cognitifs médiévaux qui sont complètement différents des fondements rationnels et humanistes de la société québécoise.
Cette communication présentera une autre version de l’islam, celle de l’école finaliste (al-Maqsadite) de théologien malikite andalou Al-Chatibi. Contrairement au wahhabisme, le malékisme d’Al-Chatibi est une école ouverte au raisonnement logique, à la contextualisation de la législation musulmane et donc à l’historicisation de l’islam.
D’ailleurs, les théologiens réformateurs de la renaissance musulmane du 19e et du début du 20e siècle comme Al-Afghani, Mohamed Abadou et Rachid Rhedha ont appelé les musulmans à reprendre l’école finalistes (al- maqsadite) d’Al-Chatebi pour réformer et rationaliser l’islam. Aujourd’hui, l’étude de cette école théologique contribuera à la formation d’un islam québécois.
Noomane Raboudi, islamologue-politologue, professeur à l’école d’études politiques de l’Université d’Ottawa et spécialiste de l’imaginaire politique arabo-musulman ancien et contemporain. Auteur de « Les droits de la personne dans le discours politique arabe contemporain ; de la crise du renouvellement au renouvellement de la crise (en arabe), deux tomes, Tunis, Perspectives Édition, 2012. Coauteur de « L’islam l’empire et la république » Cahiers de recherche sociologique, numéro spécial sur l’Islam, 46e numéro, Édition Liber, Canada, 2008 et « Constantin K. Zurayk », in Majd al-Mallah and Coeli Fitzpatrik (Ed.), 20th Century Arab Writers : DICTIONARY OF LITERARY BIOGRAPHY (DLB), Gale, USA, Bruccoli Clark Layman INC, 2009.
3. HERMÉNEUTIQUE ET RADICALISATION
Critique de l’interprétation islamique traditionaliste
Conférencière/chercheuse : Mounia Ait Kabboura.
Doctorante au département de philosophie à l’UQAM. Responsable des projets de recherche à la Chaire UNESCO d’étude des fondements philosophiques de la justice et de la société démocratique (UQAM). Ex-professionnelle en recherche au centre de prévention de la radicalisation de Montréal. Coauteure, l’Islam, regards en coin, en collaboration avec Patrice Brodeur, Laval, presse de l’universitaire Laval, 2015.
Résumé :
L’Islam québécois ne peut renaitre sans la libération de la raison islamique, et cette dernière ne peut se réaliser sans libérer le Coran (Texte) de la tradition interprétative médiévale. L’intellect islamique ne pourra construire une tradition épistémologique capable d’historiciser et de contextualiser l’Islam pour qu’il s’accommode à la société québécoise, sa société d’accueil, sans la critique et le dépassement de l’herméneutique traditionnelle du Texte, issus de l’épistémè prémoderne, par l’épistémè moderne et le progrès des sciences humaines.
La forte présence, dans l’islam québécois, de l’herméneutique traditionnelle est le résultat d’une transposition dépourvue de distance critique. Ce que les croyants ont importé au Québec est une religion teintée d’idéologie et de culture. La première a servi et sert toujours à légitimer l’ordre établi dans les pays musulmans postcoloniaux. La deuxième, enfermée dans une tradition hybride, est écartelée entre modernisme et traditionalisme prémoderne. Or, cet aspect idéologique et culturel de l’islam engendre des problèmes d’accommodations dans l’espace québécois laïque.
Nos recherches auprès des jeunes radicalisés, en voie de radicalisation ou convertis à Montréal ont montré que ces jeunes-là ne connaissent de l’islam que cette facette idéologique et culturelle qui les placent dans une dynamique antagonique avec de leur réalité. Ils vivent un déchirement identitaire qui cherche en permanence à être concilié, entre deux visions tout à fait opposées du monde, de l’homme et de l’au-delà : une vision de l’islam issue d’une herméneutique traditionnelle et prisonnière du cognitif médiéval, et la vision moderne et laïque du Québec actuel.
Les jeunes oscillent entre une identité réelle, celle qui se manifeste au sein de la société, et une identité imaginaire construite par le récit séduisant et consolateur de l’islam conservateur. Dans le labyrinthe du réel et de l’imaginaire souhaitable, le jeune se perd et cherche la sortie qui conciliera ses antagonismes internes. Souvent, cette sortie bascule vers l’Islam radical qui mène à violence.
Le but de cette communication est de démanteler les lignes méthodologiques de l’herméneutique traditionaliste qui domine l’islam au Québec et qui s’impose comme une vérité transcendantale par le bais de l’idéologie. On tentera d’exposer une herméneutique coranique alternative, qui profite de l’archéologie-généalogie, de la déconstruction textuelle, des théories linguistiques, de l’épistémologie de l’histoire et de la phénoménologie de la mémoire pour une culture islamique singulière au Québec.